L’économie est-elle folle par nature ? Y a-t-il une réalité de l’économie ?

lundi 8 décembre 2008.
 

Jean-Michel Muglioni reprend ici l’idée antique selon laquelle l’économie devient folle à partir du moment où, la richesse dépendant non pas de la valeur d’usage des biens mais de leur valeur d’échange, elle consiste en un amoncellement de signes : gravés sur l’or ou imprimés sur du papier, mieux, métamorphosés en signaux informatiques, ils nourrissent fétichisme et idéologie.

Détour aristotélicien

Deux pages célèbres de La Politique et de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, saluées par Marx, proposent une analyse de la monnaie, convention passée entre des hommes pour échanger des biens, c’est-à-dire ce dont ils ont besoin pour vivre. A l’usage propre d’un bien - par exemple celui des chaussures est de protéger les pieds - s’ajoute un usage étranger à la nature de ce bien, celui de servir d’objet d’échange. Je peux fabriquer des chaussures non plus seulement pour mon usage, mais pour obtenir en échange du pain. Ainsi les artisans peuvent exercer chacun un métier qui suppose une spécialisation. Ces échanges, dans la mesure où ils sont déterminés par le besoin, sont naturels. Or dès qu’ils se développent, et principalement lorsqu’ils ont lieu non plus seulement entre familles mais entre cités, la monnaie devient nécessaire : elle peut se transmettre de la main à la main, contrairement aux biens qu’elle représente. Et le métal, quand il sert de monnaie, prend une valeur d’échange qui devient indépendante de sa valeur d’usage : elle est définie par l’empreinte qu’on grave sur lui. Les hommes découvrent alors que le seul échange permet de s’enrichir, non plus de ces biens qu’on acquiert pour satisfaire ses besoins, mais de plus de monnaie, de plus d’argent, et c’est la raison pour laquelle on appelle « richesses » la possession de numéraires qui pourtant ne peuvent nourrir personne. Dès que l’argent devient un moyen d’amasser de l’argent, l’économie est transformée en « chrématistique », sorte d’art d’accumuler des richesses non parce qu’elles nous permettraient de satisfaire nos besoins mais pour elles-mêmes. Chrémata, en grec, veut dire richesses.

L’acquisition fondée sur le seul besoin, ou l’échange qui n’oublie pas la valeur d’usage des biens sont par nature mesurés ; mais, s’il est possible d’accroître sa richesse en monnaie par le seul échange, il n’y a plus ni mesure ni limite. On n’a jamais assez d’or. On peut accumuler indéfiniment de l’or ou des pièces de monnaie, non des chaussures – et beaucoup de biens nécessaires sont périssables. On s’enrichit alors moins en biens réels qu’en signes : en chiffres inscrits sur des pièces de métal, des bouts de papier ou des livres de compte d’une banque, ou mieux, en ébranlements électriques dans un réseau. Nous n’avons plus besoin de risquer un voyage en trirème pour déplacer notre or : ces signaux se déplacent à la vitesse de la lumière. Et comme la valeur d’échange des objets eux-mêmes prévaut sur leur valeur d’usage, consommer n’est plus la fin de la production et devient le moyen d’enrichir les détenteurs des richesses[1] qui financent la production et dont la production accroit la richesse. Un tel processus fait inévitablement prévaloir l’argent sur les biens réels, le représentant sur ce qu’il représente, ou la finance sur ce qu’on appelle parfois, ironiquement, l’économie réelle. Il est donc dans la nature des choses que le fétichisme (la confusion entre le signe et ce qu’il signifie) et la démesure poussent les hommes à vouloir toujours saisir plus de fantômes, et que le travail ne produisant des biens de consommation (de valeur d’usage) que pour permettre l’accumulation de signes, l’économie se réduise à la spéculation financière. Alors faire baisser le coût du travail est la priorité des spéculateurs plus encore que celle des employeurs (chacun en effet cherche à payer le moins possible son employé, et dans ses moments de sincérité, regrette l’esclavage).

Y a-t-il une réalité de l’économie ?

Sans même s’interroger sur la nature du capitalisme que Braudel voyait naître dans la Florence des Médicis, on voit que la réussite de l’invention de la monnaie suffit à faire du dérèglement et de l’illusion les principes de l’économie. Aristote lui-même ne faisait que commenter la fable du roi Midas qui, ayant obtenu des dieux le pouvoir de transformer en or tout ce qu’il touchait, mourut de faim. On trouvera chez Marx quelques pages célèbres qui sont une sorte d’ethnologie du fétichisme capitaliste. Ainsi, quand on n’entasse plus de l’or ni même du papier, mais qu’on manipule des signes sur un écran d’ordinateur, la différence de l’imaginaire et du réel est oubliée. L’économie n’est plus qu’un monde onirique coupé du réel, gouverné par des représentations folles : chrématistique, elle est par nature idéologique.

Que veut dire idéologie ?

Rappelons que les philosophes qui faisaient l’étude des idées et de leur origine et qui s’étaient donné le nom d’idéologues, à la fin du XVIII° siècle, étaient dans l’opposition sous l’Empire : la propagande de Napoléon parvint à donner à ce terme le sens péjoratif de spécialiste en idées creuses, « d’irréaliste ». Dans un esprit polémique, Marx utilisa cette injure pour désigner les pensées qui se présentent comme des théories mais qui ne sont que le reflet et la justification de conditions sociales : ainsi le libéralisme économique prétend être une vraie théorie de la liberté alors qu’il est en réalité la justification du libre échange et de la libre entreprise. Et en effet les hommes pensent non selon la vérité mais selon leur condition sociale ou leur intérêt. Souvent même ils ont les croyances de leurs revenus. Eriger le fait en norme et considérer comme naturelle l’organisation du monde où l’on vit est chose commune.

La fin des idéologies

Or voilà qu’après soixante-douze ans de règne, le totalitarisme qui se réclamait de Marx s’effondre : c’est, on l’enseigne alors dans les écoles et les universités, la fin des idéologies, c’est-à-dire de toutes les tentatives pour concevoir une autre forme de société que celle dont les Etats Unis d’Amérique sont le modèle. Nous vivrions donc depuis la fin du XX° siècle dans une société extraordinaire où les consciences sont délivrées de toute idéologie ; nul n’y pense plus selon ses intérêts ; pour la première fois dans l’histoire humaine, les hommes, et d’abord les riches et les puissants, n’ont plus les croyances de leur condition. La liberté d’esprit règne enfin sur la planète. La croyance en la fin des idéologies est, on le voit, aussi messianique que les idéologies prétendument mortes. Et, vingt ans après, lors d’une crise économique, ou du moins de ce qu’on appelle ainsi, et avant même qu’elle s’achève ou qu’on puisse en voir clairement toutes les conséquences sociales et politiques, on entend dire partout que c’est la fin de l’idéologie néolibérale. Faut-il se réjouir que le libéralisme économique retrouve ainsi son rang d’idéologie ? Ou bien ce renversement signifie-t-il que les observateurs les plus sérieux, comme les politiques, ne peuvent pas ne pas croire toujours d’une manière ou d’une autre au Père Noël ? La bourse subit d’assez forts contrecoups, et brusquement les hommes devraient devenir intelligents ou même vertueux. Mieux, ils devraient maintenant savoir organiser une nouvelle croissance, délivrée des illusions de la précédente : bref, continuer à s’enrichir sans que la richesse appelle la démesure et le fétichisme dont elle procède.

Psychologie du riche selon Adam Smith

Adam Smith est d’abord un psychologue et un moraliste : on l’oublie généralement, sans doute parce qu’on s’insurgerait aujourd’hui contre quiconque jugerait aussi sévèrement les hommes qui consacrent leur vie à amasser des fortunes qu’ils ne peuvent pas dépenser pour leurs besoins : l’estomac du riche n’est pas plus grand que celui du plus humble paysan[2]. On peut vouloir et réaliser le bien commun pour lui-même, ou chercher la vérité pour elle-même et y consacrer sa vie : les passions les plus égoïstes peuvent seules sacraliser l’argent et pousser un homme à accumuler de richesses. Adam Smith voit clairement que la production et l’accumulation des richesses ont pour ressort les désirs qu’il condamne comme moraliste. Comment en vient-il donc à croire que la Providence divine[3] utilise l’égoïsme des riches au profit du bien-être général, ce que l’expérience contredit régulièrement ? Pourquoi justifie-t-il ainsi un monde qui ne le réjouit guère ? Sa noirceur est trop visible et seule la croyance en une main invisible permet de la supporter. Il n’est pas facile d’admettre que la richesse des nations ne dépend pas des meilleurs et qu’il faut laisser des hommes sans scrupules s’enrichir comme ils l’entendent, puisque s’ils ont littéralement les yeux plus gros que le ventre[4], l’appauvrissement général serait certain si la loi imposait des limites à leurs désirs.

Pour vivre heureux vivons cachés !

Croirons-nous que le développement interne d’un tel monde doit déboucher sur des lendemains meilleurs ? Invoquer le sens de l’histoire, c’est encore espérer en la Providence. Invoquerons-nous Epicure ou Lucrèce pour dire qu’il n’y a de vie sensée possible qu’hors du monde, loin des folles activités auxquelles les hommes s’y livrent ? Du moins pour celui qui sait construire une citadelle imprenable - le matérialisme - et en resserrer les murs pour n’y admettre que quelques amis choisis, afin d’y connaître un vrai plaisir et d’y jouir du spectacle des folies du monde[5]. Il est vrai que Platon ne se contentait pas d’une sagesse qui l’aurait coupé du monde. Il était en cela plus fidèle à Socrate, qui vécut plus dangereusement que les épicuriens.

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2008

Notes

[1] C’est pourquoi il est essentiel que la publicité et le crédit poussent les plus pauvres à la consommation.

[2] Théorie des sentiments moraux, PUF 1999 p.256 sq.

[3] Cette doctrine et sa pratique sont évidemment contraires au principe de la laïcité qui signifie qu’une société doit être organisée de telle façon que tout citoyen puisse en admettre les règles de fonctionnement quelles que soient ses croyances religieuses.

[4] Ajoutons que si telle est la nature des choses, il ne faut pas s’étonner que la délinquance financière n’obsède pas les pouvoirs publics.

[5] Lucrèce, De la nature, II début : « Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, de contempler du rivage la détresse d’autrui ; non qu’on trouve un grand plaisir à regarder souffrir ; mais il est doux de voir à quels maux on échappe soi-même. Il est doux aussi d’assister à la guerre et de voir dans les plaines les batailles rangées, sans prendre sa part du danger. Mais rien n’est plus doux que d’occuper les hauts lieux fortifiés par la science des sages, ces régions sereines d’où l’on peut abaisser ses regards sur les autres hommes et les voir errer ça et là, chercher au hasard le chemin de la vie, rivaliser d’invention, se disputer la gloire de la naissance, et nuit et jour s’épuiser par un labeur sans égal pour s’élever au faîte des richesses ou s’emparer du pouvoir. »

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Jean-Michel Muglioni


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