Etat de droit : la nouvelle déchéance du Parti socialiste

mercredi 2 juin 2021.
 

La phrase d’Olivier Faure sur un « droit de regard » policier sur les décisions de justice a suscité l’émoi. Émise au cœur d’un rassemblement fréquenté par l’extrême droite et Gérald Darmanin, elle contribue au brouillage des repères, dans un moment historique de risque autoritaire.

Le jour de la grande clarification, lors duquel des pans entiers de la gauche auront rompu avec ce qui devrait être le socle minimal de résistance à la dynamique autoritaire à l’œuvre dans le pays. C’est peut-être ainsi que l’on retiendra cet épisode aux allures dystopiques dans la France de 2021. Mercredi 19 mai, des représentants des trois quarts du spectre politique se sont mêlés à un rassemblement policier devant l’Assemblée nationale, lors duquel l’institution judiciaire a été mise en cause, l’intersyndicale réclamant notamment des peines minimales et automatiques pour les agresseurs de policiers ou de gendarmes.

L’arsenal législatif est pourtant déjà l’un des plus fournis possibles pour un pays démocratique, et les statistiques des réponses pénales effectives ne montrent aucun signe de « laxisme » – la même observation ne pouvant guère être faite en ce qui concerne le traitement des violences policières. Les mots d’ordre, le lieu choisi, mais aussi la présence du ministre de l’intérieur lui-même, prenant la défense systématique d’une institution qu’il est censé diriger, contribuaient par ailleurs à faire de la scène un précipité de la menace latente pesant sur les principes fondamentaux d’un ordre républicain et démocratique.

Cela n’a pas découragé des responsables de divers partis de gauche, exceptés La France insoumise et Génération.s, de figurer sur ce tableau inédit. Parmi eux, le premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, a prononcé une phrase trahissant la perte des repères à l’œuvre dans la classe politique, et révélatrice d’une césure plus profonde qu’envisagé au sein des gauches. En jeu : la clarté et la fermeté des positions sur l’État de droit, à l’heure où les reculs de la démocratie libérale, à l’échelle mondiale, résultent d’une érosion à bas bruit des droits et libertés fondamentales.

Regrettant que les policiers aient « le sentiment d’être dépossédés des peines administrées aux prévenus », le numéro un du PS a souhaité qu’ils puissent « continuer à avoir un avis sur la question, jusqu’au moment des aménagements de peine », avec « un droit de regard, même si on ne va pas remplacer les juges par des policiers ». Partagé en boucle sur les réseaux sociaux, l’extrait vidéo a donné lieu à des commentaires incrédules ou véhéments contre Olivier Faure.

Assez pour que le responsable socialiste tente d’abord de se justifier, répliquant sur Twitter à l’humoriste Guillaume Meurice que ses propos étaient « caricaturés », avant de reconnaître finalement « une expression malheureuse » s’agissant du « droit de regard ». Un raccrochage aux branches, et une réaffirmation de son adhésion au principe de séparation des pouvoirs qui n’ont pas convaincu de nombreux internautes, l’implorant de se taire désormais, ou rivalisant de commentaires assassins, comme celui du chercheur au CNRS Samuel Hayat : « Rester séparé des pouvoirs, c’est tout l’avenir qu’on souhaite à votre parti ».

Il faut dire que l’excuse de la maladresse n’en est pas une. Comment, à ce niveau-là de responsabilités, à la tête d’une organisation certes devenue l’ombre d’elle-même mais censée préparer l’alternative « sociale-écologique » au macronisme, peut-on proférer une telle énormité ? Comment expliquer que dans l’entourage du premier secrétaire, personne ne l’ait mis en garde contre sa proposition « d’associer les policiers à la réponse pénale », formulée en amont à l’Assemblée nationale à l’occasion des questions au gouvernement, et potentiellement attentatoire à l’indépendance de la justice ?

« C’est un très grave contresens que de penser que la police connaît mieux la délinquance et les moyens de la limiter que la justice. Chacun [doit être] dans son rôle : détection des suspicions d’infractions d’un côté, décisions sur la culpabilité et la sanction de l’autre », a rappelé comme une évidence le politiste Sébastian Roché, en réaction à la phrase d’Olivier Faure. Ses travaux, mais aussi ceux d’autres chercheurs, indiquent d’ailleurs que l’urgence pour la police consisterait plutôt à restaurer la qualité de sa relation à la population, une des plus médiocres des régimes démocratiques.

Au demeurant, même en s’intéressant à l’amélioration du lien entre police et justice, d’autres pistes bien moins hasardeuses pourraient être discutées : les policiers sont tout simplement rarement informés du devenir judiciaire des procédures sur lesquelles ils sont mobilisés, mais également peu formés aux principes et métiers de la justice (ce qui ne rend que plus ubuesque la tentation de les transformer en juges d’application des peines).

Certains diront que le tournant sécuritaire du PS est ancien, et que le temps où Pierre Mauroy répliquait à la droite conservatrice que « la première sécurité, c’est la liberté » (et non l’inverse) est révolu de longue date. La gauche est empêtrée depuis près de quarante ans dans le piège sécuritaire, analysait Jérôme Hourdeaux dans nos colonnes en novembre dernier. « Un glissement de long terme du discours socialiste » a bien eu lieu, diagnostiquait également le chercheur Rafaël Cos dans la revue Politix en 2019, qui rappelait au passage qu’en 2002, le candidat Jospin fut victime de la saturation de la campagne présidentielle par cet enjeu qu’il avait lui-même contribué à ériger en priorité gouvernementale.

Pour autant, montre ce même chercheur, la sécurité n’a pas fait l’objet d’un investissement constant et univoque de la part du PS, qui s’est par ailleurs aussi investi dans la défense des libertés publiques, notamment pendant les années Sarkozy. Surtout, qu’on y adhère ou pas, accorder de l’importance à la sécurité des biens et des personnes est tout de même moins choquant que de suggérer une immixtion de la police dans les décisions de la justice.

Le palier ainsi franchi ne susciterait d’ailleurs pas autant d’indignation s’il ne concernait qu’une organisation politique luttant pour sa survie. Il s’agit en l’occurrence d’une contribution inédite au brouillage des repères, de la part du dirigeant du seul parti de gauche de gouvernement qu’ait connu la Cinquième République. La faute est d’autant plus consternante qu’elle provient d’un responsable qui s’était élevé contre le projet de déchéance de nationalité sous le quinquennat François Hollande, déjà un acte de rupture symbolique très fort, dans un pays certes sous le choc d’attaques terroristes. Il l’a même qualifié, une fois à la tête du PS, de « trahison ». Dans l’espace public, et ce qui y est dicible par des figures modérées du champ politique, une digue a donc sauté, et c’est la gauche historique qui tient le détonateur.

À la gravité de fond de la phrase d’Olivier Faure – décidément, un premier secrétaire ne devrait pas dire ça… – s’ajoute un défaut inouï de prise de conscience de la gravité historique du moment. Dans le monde entier et en Europe, on l’a dit, certaines démocraties libérales sont en voie de « dé-consolidation ». En France, depuis le mouvement des gilets jaunes, il est apparu aux yeux de tous que la coercition était devenue une modalité cruciale de mise en œuvre de l’agenda macroniste, fût-elle accompagnée de grands débats dilatoires et autres conventions citoyennes aux conclusions piétinées.

La dénégation du caractère systémique des violences policières, l’incapacité d’en faire une cause publique comme d’authentiques libéraux de progrès l’auraient fait, la défense a priori de leurs agents par les ministres de l’intérieur successifs, ont même nourri l’hypothèse d’un devenir-prétorien du macronisme au pouvoir. Dans le Club de Mediapart, le politiste Christophe Bouillaud décrivait il y a déjà deux ans « un pouvoir politique devenu dépendant de sa police, ou plutôt des affects et intérêts des simples policiers et CRS. En même temps, cette importance accrue des forces de sécurité dans l’équilibre général du pouvoir d’État deviendra de plus en plus inévitable si la répression reste la seule réponse […] à toute protestation un peu hors les clous de la société civile ».

La petite phrase de Faure, et plus largement la présence de socialistes, de communistes et de l’écologiste Yannick Jadot à l’improbable rassemblement de mercredi, signalent par ailleurs un fossé loin d’être anecdotique avec l’autre partie de la gauche ayant préféré rester à l’écart. Beaucoup pestent des difficultés à bâtir une union en vue de la présidentielle, et pouvaient arguer que le jeu (éviter au pays un duel entre macronisme et extrême droite) en valait la chandelle (trouver des compromis sur une ligne de transition écologique et de justice sociale).

Le raisonnement se tenait tant que subsistait ce qui a fait le ciment des précédents moments d’union dans le passé, que ce soit dans la foulée de l’affaire Dreyfus ou lors du Front populaire : non pas une promesse de révolution sociale (impossible à contracter en raison de rapports différents à la propriété et à la radicalité des transformations souhaitées), mais la préservation d’une forme démocratique de la République (en tant que régime dynamique, permettant aux libertés et aux demandes de justice de se nourrir les unes les autres, et non pas en tant que totem justifiant des reculs de l’État de droit).

Cette fois, ce socle minimal exigible à gauche, justifiant de faire front contre les menaces pesant sur le foyer républicain des libertés, semble être pulvérisé par des responsables entretenant la confusion entre les tenants d’une pente autoritaire et ceux qui sont censés s’y opposer. Témoigner de faiblesse ou d’un manque de clarté en la matière ne constituera jamais une politique efficace pour éviter le pire. L’esprit public en ressort fatalement dégradé, à l’heure où il s’agirait au contraire de n’accorder aucune légitimité ni crédibilité aux mots et aux actes qui promettent de dégrader la dimension libérale de notre régime représentatif. Si celle-ci ne suffit pas à une ambition démocratique, elle en est une condition nécessaire.

20 mai 2021 Par Fabien Escalona


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