Laïcité, espace public et espace privé

samedi 20 février 2021.
 

La religion est-elle une affaire privée ? La manifestation des convictions religieuses a-t-elle sa place dans l’espace public ? Ce débat, pourtant tranché en 1905, n’a pas vraiment cessé. Confrontés à l’offensive d’Emmanuel Macron contre les libertés publiques et la loi de Séparation, les laïques devraient essayer de lui opposer un front commun. Cet article essaie d’apporter sa pierre à cet effort.

De nombreux partisans de la laïcité et de la loi de 1905 affirment que cette interdiction est la règle en France. Comment expliquer alors, la profusion de processions, de pèlerinages catholiques, dans notre pays ?

Des prières de rue interdites, vraiment ?

Selon Raphaël Baldos dans La Croix du 22 mai 2020, « le 15 août, à Guern, dans le Morbihan, un millier de personnes se presse traditionnellement devant la chapelle de Notre-Dame-de-Quelven pour le pardon de l’Assomption. Après la messe en français et en breton, une procession s’élance derrière la “Vierge ouvrante” jusqu’à la Grande-Lande, une prairie cernée de bois ». Le photographe Phil Legal a exposé les photos de nombreux « pardons » bretons à Londres et a surpris les visiteurs anglais qui, dit-il, « pensaient qu[’il] avai[t] pris [s]es photos en Pologne ».

Le Jubilé du Puy-en-Velay est une fête religieuse célébrée dans cette ville le Vendredi saint, lorsque ce dernier coïncide avec la fête de l’Annonciation. En 2005, la célébration, présidée par l’évêque du lieu, fut prolongée jusqu’à la fête de l’Assomption et amena la ville à accueillir 350 000 pèlerins.

Du samedi 19 au lundi 21 mai 2018, près de 12 000 personnes ont participé à la 36e édition du pèlerinage de Pentecôte, organisée par l’Église catholique. Trois jours de marche avec une multitude de croix et les bannières, entre les cathédrales Notre-Dame de Paris et Notre-Dame de Chartres. Des temps de prière et de catéchèse ont eu lieu durant toute la durée du pèlerinage. Au total, 150 prêtres, dont une cinquantaine de prêtres diocésains (selon les organisateurs) ont participé à cette marche.

Une liste sans fin…

Le pèlerinage Chartres-Paris (en sens inverse du précédent) est organisé, chaque année, par la Fraternité Saint-Pie-X. Là aussi, les croix et les bannières fleurissent avec, parfois, le cœur rouge surmonté d’une croix des Vendéens. Les 5 000 pèlerins réunissent les catholiques traditionalistes, une partie de la droite de la droite et de l’extrême droite. StreetPress, dans un reportage illustré par de nombreuses photos, raconte le pèlerinage de 2015 : « Une lourde croix de bois de près de trois mètres entre dans Paris sous le regard médusé des passants. Des haut-parleurs diffusent de la musique religieuse à toute berzingue. Deux statues, l’une de Marie et l’autre de Jésus, accompagnent la tête du cortège. Derrière, 5 000 personnes sont en procession. Ils occupent toute la chaussée ».

En 2019, à Lourdes, la célébration de l’Assomption a débuté, comme chaque année, dans la soirée du 14 août, par une longue « procession mariale » réalisée par des pélérins lanterne à la main. Plus de 20 000 personnes, dont 800 handicapés et malades, ont participé le lendemain à la messe dans la Basilique.

D’autres processions, de moindre importance mais très nombreuses, se déroulent chaque année dans toute la France. Les laïques persuadés que l’espace public est interdit aux cultes semblent ne pas en avoir connaissance. Comment cependant ont-ils pu ne pas avoir eu vent de la foule énorme de fidèles rassemblée à l’occasion de la Journée mondiale de la jeunesse (JMJ), organisée durant l’été 1997 à Paris ? Le dimanche 24 août 1997, plus d’un million de personnes s’étaient rassemblées sur la pelouse de l’hippodrome de Longchamp pour assister à une messe durant laquelle le Pape Jean-Paul II a lu une longue homélie. Les médias en avaient longuement rendu compte.

Seuls les quelques dizaines de musulmans dans une quinzaine de lieux, priant dans la rue parce que leurs mosquées ne sont pas assez grandes pour les accueillir, semblent attirer l’attention de certains partisans d’une laïcité qui interdirait la manifestation de convictions religieuses dans l’espace public.

Confirmation jurisprudentielle

Raccompagnant le pape à l’aéroport d’Orly après les JMJ d’août 1997, le Premier ministre Lionel Jospin, dans son discours, reconnaissait Jean-Paul II « comme un grand témoin de notre temps » et plaidait en faveur d’une « conception française de la laïcité, respectueuse de la liberté religieuse, expression de la liberté de conscience »1.

L’arrêt « Abbé Olivier » du Conseil d’État, le 19 février 1909, confirma l’interprétation de la loi de 1905 selon laquelle il est possible de se promener dans l’espace public sans avoir à cacher ses convictions religieuses et cela peut même prendre la forme de processions religieuses. Les arrêts du Conseil d’État ont, depuis, été constants : l’arrêt « Abbé Marzy » du 29 janvier 1939, ou encore l’arrêt « Rastouil » du 3 décembre 1954.

La religion : une « affaire privée » ?

L’historien et sociologue de la laïcité, Jean Baubérot répond à cette question en écrivant « cette affirmation est à la fois exacte et fausse, car elle revêt deux sens différents »2.

Dans un premier sens, la religion n’est pas une affaire d’État et doit être en tout point distincte de la puissance publique. La loi de 1905 abolit tout caractère officiel de la religion. Dans un second sens, la réduction de la religion à une « sphère intime » est contraire à la loi de 1905 qui permet le libre exercice du culte et « ses manifestations extérieures sur la voie publique ».

Stéphane Lavignotte illustre fort bien la signification de ce second sens, impliquant que soit garantie l’expression des convictions religieuses dans l’espace public : « La manifestation des opinions religieuses, c’est forcément dans l’espace public, si c’est moi dans mon salon tout seul devant ma glace, ça n’a pas besoin d’être protégé ».

Quand le philosophe Henri Pena-Ruiz écrit que l’État ne subventionne aucun culte et précise : « Ce qui signifie que désormais tant juridiquement que financièrement, la religion devient une affaire privée »3, il se réfère au premier sens, mais escamote le second.

Ce que dit la loi de 1905

Pour certains laïques, il semble que l’amendement Allard et d’autres amendements antireligieux n’ont pas été rejetés lors du vote de la loi de 1905. Maurice Allard (soutenu par Édouard Vaillant) affirmait qu’il y avait « incompatibilité entre l’Église, le catholicisme ou même le christianisme et le régime républicain ». L’amendement qu’il présenta et qui allait dans ce sens ne recueillit que 59 voix et fut donc rejeté à une très large majorité. Certains laïques, aujourd’hui, semblent persuadés que cet amendement a été adopté.

De la même façon, en 1905, la possibilité de manifestations religieuses dans l’espace public fut adoptée par 294 voix contre 255. Quant au port de la soutane dans l’espace public, il fut approuvé par 391 voix contre 184. Ce qui permit à de nombreux prêtres en soutane de siéger à l’Assemblée nationale, notamment au chanoine Kir et à l’abbé Pierre (entre 1945 et 1967 pour le premier, entre 1946 et 1951 pour le second).

La soutane était considérée par certains laïques qui l’exprimèrent avec force dans les débats de 1905 à l’Assemblée nationale, comme « un acte de soumission, un acte ostensible de prosélytisme ». À ces arguments qui rappellent beaucoup ceux avancés, aujourd’hui, par certains laïques à propos du « voile islamique », Aristide Briand répondit que les Églises ayant été séparées de l’État, la soutane n’était plus qu’un habit comme un autre. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour le voile ou le foulard ?

Refuser un autre « en même temps »

Il est possible d’être contre les principes énoncés par la loi de 1905, mais il n’est pas possible, en même temps, de se réclamer de cette loi. De même, il est possible de penser, comme Maurice Allard, que la religion est l’ennemie de l’humanité, mais il ne l’est pas de se retrancher derrière la loi de 1905 pour le démontrer. Cette dernière n’est pas une loi antireligieuse, mais organise au contraire la coexistence de toutes les opinions (et donc aussi bien les différentes croyances que l’athéisme ou l’agnosticisme) dans l’espace public en imposant la neutralité du cadre (bâtiments publics, fonctionnaires…) pour, précisément, permettre cette coexistence. La seule limite étant celle du respect de l’ordre public.

Il est tout à fait concevable d’estimer que porter le voile est un acte de soumission ou un acte de prosélytisme, mais il n’est pas possible de se retrancher derrière la loi de 1905, les débats et les votes qui ont eu lieu lors de l’adoption de cette loi, pour exiger l’interdiction du port de ce voile. Les débats et le vote liés au port de la soutane ont indiqué exactement le contraire.

Chacun est libre de ne pas apprécier certaines façons de s’habiller, mais il n’est pas possible de se retrancher derrière la loi de 1905 pour imposer ses goûts vestimentaires.

Le RN et la catho-laïcité

Le Front national, devenu Rassemblement national, a réussi à capter à son profit une laïcité qu’il avait pourtant rejetée pendant très longtemps, en lui donnant le sens d’une laïcité identitaire. Cette laïcité permettrait à un pays de tradition judéo-chrétienne (c’était une grande nouveauté pour le FN pour ce qui est du terme « judéo ») de laisser s’exprimer librement la religion chrétienne dans l’espace public, mais interdirait les prières de rues pour les musulmans.

Le détricotage des libertés

C’est une forme de laïcité identitaire que le gouvernement d’Emmanuel Macron essaye d’imposer avec sa loi, d’abord contre le « communautarisme », puis contre le « séparatisme » et enfin « confortant les principes républicains », mais, dans tous les cas,c’est essentiellement la religion musulmane qui est visée, même si les autres ne sont pas à l’abri de dommages collatéraux.

Cette loi s’inscrit dans tout un ensemble de lois (dont celle dite de « Sécurité globale » et l’inscription dans le droit ordinaire de mesures relevant au départ d’un « état d’urgence ») et de décrets (permettant par exemple le fichage des opinions politiques ou syndicales) détricotant les grandes lois républicaines qui ont instauré les libertés publiques à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.

Ce détricotage a pour fonction principale de permettre à Emmanuel Macron d’imposer sa politique néolibérale aux dépens du salariat et au profit du capital. L’emballage idéologique de cette politique (notamment concernant la laïcité) est à géométrie variable. Tous les laïques de gauche devraient avoir à cœur de ne pas lui faciliter la tâche.

Jean-Jacques Chavigné

(1) Cité dans François Devinat, « Un million de croyants avec Jean-Paul II à Paris », Libération, 25 août 1997.

(2) Jean Baubérot La laïcité falsifiée, Édition de La Découverte, 2012.

(3) Henri Pena-Ruiz Histoire de la laïcité. Genèse d’un idéal, Éditions Gallimard, 2005.


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