Lorsqu’on songe aux matériaux nocifs produits par la société industrielle capitaliste, ce n’est pas le béton qui vient spontanément à l’esprit mais plutôt les pesticides, l’amiante, les matières plastiques … Pourtant la très libérale revue The Guardian qualifiait récemment le béton armé de « matériau le plus destructeur sur Terre ». En 2015, l’écroulement à Gênes du pont Morandi (du nom de son principal architecte) est venu nous rappeler que les constructions en béton armé ne sont pas faites pour durer mille ans. Comme toutes les productions industrielles en régime capitaliste elles sont frappées d’obsolescence rapide et inéluctable.
Anselm Jappe, connu pour ces travaux autour de la nouvelle critique de la valeur, a saisi l’occasion de la catastrophe de Gênes pour mener une enquête approfondie sur ce matériau au-dessus de tout soupçon. Le bilan est inquiétant : ce n’est plus seulement l’effondrement sous sa forme économique, écologique et maintenant sanitaire qui nous menace. Il faut désormais craindre aussi l’écroulement de nombreuses constructions et la perspective d’un monde couvert d’effroyables ruines.
Le béton est connu et utilisé depuis l’Antiquité, soit comme mortier pour lier les pierres entre elles, soit — cas du béton romain — comme matériau destiné à remplacer les pierres elles-mêmes. Deux innovations ouvrent une nouvelle ère au béton à la fin du XIXème siècle : d’une part la production de ciment artificiel grâce aux progrès de la chimie, d’autre part l’invention du béton armé, c’est à dire l’utilisation d’une armature d’acier qui renforce la solidité du béton, sa docilité et sa plasticité. Le béton armé devient l’unique matériau pour bâtir ouvrages ou bâtiments et permet des constructions impossibles sans lui. Avec le béton armé, nous sommes en présence d’un matériau disponible (le sable et le calcaire sont abondants dans la nature) bon marché et « démocratique », en ce qu’il exige moins de moyens et de savoir faire pour sa mise en œuvre.
De fait, son succès est fulgurant. A. Jappe rappelle qu’entre 1950 et 2019, la production annuelle de béton a été multipliée par 22 (de 200 millions à 4,4 milliards de tonnes) soit un taux de croissance trois fois supérieur à celui de l’acier. Pourtant le béton armé est loin d’être un matériau pérenne et inoffensif. Parmi les effets négatifs du béton, on peut citer : sa contribution notable au réchauffement planétaire (4 à 8 % des émissions de CO2) les besoins très importants en énergie qu’il mobilise, la consommation d’eau qu’il nécessite y compris dans des régions en déficit hydrique, la perturbation des écosystèmes qu’il accélère en rendant possible une urbanisation galopante etc. etc.
Par ailleurs, l’acier du béton armé constitue son talon d’Achille. Il rouille au contact de l’humidité. « 70 % des pathologies du béton sont dues à la corrosion » (100) prévient un expert. De plus, minéral et métal n’ont pas le même coefficient de dilatation et se comportent différemment. À terme, on sait donc que les constructions en béton sont condamnées. La catastrophe du pont Morandi de Gênes est le memento mori de la civilisation du béton armé.
Mais le problème du béton, au-delà des catastrophes qu’il occasionne ou amplifie, c’est aussi les formes de vie qu’il impose. Des conditions historiques de sa production, Anselm Jappe passe à l’examen des constructions qu’il permet. L’occasion d’interroger l’architecture dite « moderne » et les ravages de l’urbanisme contemporain. Bien sûr le problème est vaste et dépasse le cadre restreint de ce petit livre. Mais enfin quelques vérités sont toujours bonnes à dire ou à être rappelées. Pêle-mêle : la connivence des architectes contemporains, et des plus fameux tel Le Corbusier, avec les régimes totalitaires ou fascistes ; l’imposition à des millions de gens, sous couvert de modernité, de cadres de vie inhumains producteurs de violence et de désespoir ; la destruction de l’autonomie des populations qui maîtrisaient autrefois des savoirs faire architecturaux vernaculaires ; l’enlaidissement du monde, son homogénéisation, la condamnation à terme des particularismes qui font le charme et la poésie des différents habitats.
La dernière partie de l’ouvrage est celle qui est la plus originale, puisque l’auteur propose une analyse qui expose « l’isomorphisme » entre le béton et la logique de la valeur marchande. Qu’est-ce à dire ? Selon Anselm Jappe, « le béton constitue l’un des cotés concrets de l’abstraction marchande produite par la valeur qui est crée elle-même par le travail abstrait. » (175) Il faut rappeler tout d’abord que l’abstraction dont on parle ici a un caractère bien réel. L’analyse de la valeur par Marx a en effet mis en évidence le double caractère du travail : d’une part tout travail est concret (le travail du maçon n’est pas celui du charpentier qui n’est pas celui de l’informaticien etc.) mais d’autre part tous ces travaux ne sont commensurables que parce qu’ils représentent dit Marx « une même gelée de travail humain indifférencié. » C’est ce que Marx nomme le travail abstrait. La valeur des produits du travail est déterminée à partir de cette abstraction.
Le triomphe de la valeur dans les sociétés où règne le mode de production capitaliste est donc aussi le triomphe de l’abstraction, une gigantesque reductio ad unum. Il existe, explique A. Jappe, « deux matériaux qui démontrent une adéquation parfaite avec le travail abstrait et qui priment sur tous les autres par leur syntonie parfaite avec la valeur, par un véritable isomorphisme : le béton et le plastique » (185). Osons un rapprochement : de la même façon que dans la philosophie kantienne l’intuition sensible est nécessaire au concept pour qu’il ne reste pas vide, certains matériaux, comme le béton ou le plastique, nous permettent d’intuitionner la valeur marchande, de la rendre en quelque sorte sensible, représentable. Mais, et il faut bien y insister, cette abstraction n’est pas une vue de l’esprit. Elle est un procès effectif qui transforme notre monde, l’homogénéise, l’appauvrit, ramène tout le divers au Même. Le monde capitaliste est un monde dans lequel le mort saisit le vif.
Au total donc, malgré ses limites, la lecture du nouvel opus d’Anselm Jappe est stimulante et instructive. Cet auteur a déjà produit une œuvre importante. Son incursion sur un terrain moins théorique et qui relève davantage de l’enquête est une occasion de faire fonctionner les concepts qu’il articule dans ses autres ouvrages et d’en éprouver la fécondité. Ce travail est loin d’être inutile et donne des clés précieuses pour comprendre le (triste) monde contemporain.
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