Comment les gauches au pouvoir ont fait face aux grandes crises capitalistes

mardi 21 juin 2022.
 

Lors des crises structurelles du capitalisme, les gouvernements de gauche ont plus souvent été mis en échec qu’ils ne furent les promoteurs immédiats d’une politique alternative, au service de la majorité sociale. Quelques cas, emblématiques ou méconnus, permettent de s’en rendre compte.

Par Fabien Escalona

Que devrait, et que pourrait faire un parti de gauche arrivant au pouvoir en pleine récession due à la pandémie de Covid-19 ? Comment répondre aux urgences sociales, tout en refaçonnant un ordre productif et des rapports sociaux qui nous emmènent dans le mur climatique ? Dans le cadre de notre série sur « le capitalisme en crises », l’eurodéputée Aurore Lalucq a dressé quelques pistes. À la fois réformistes et radicales, elles correspondent à une orientation « sociale-écologique », inspirée par les travaux de l’école postkeynésienne.

Pour l’instant, les gouvernements contrôlés par la social-démocratie sont encore loin de mettre en œuvre de telles prescriptions, qu’il s’agisse d’un « New Deal vert » ou d’un « État employeur en dernier ressort ». En Europe du Sud, ils ne font que limiter la casse productive et sociale, en restant dépendants du parapluie protecteur de la Banque centrale européenne (BCE) et des autres gouvernements de l’Union. En Nouvelle-Zélande, où Jacinda Ardern a été récompensée par les électeurs pour sa gestion de la pandémie, le plus dur arrive avec l’explosion du mal-logement, de la précarité et du chômage.

Dans ce contexte, il est intéressant de se retourner vers le passé pour observer comment la gauche a répondu aux précédentes grandes crises du capitalisme lorsqu’elle était aux responsabilités. On parle ici des crises « structurelles » qui ont scandé la trajectoire du capitalisme durant les 100 dernières années. Elles ont été labellisées ainsi dans la mesure où elles ont duré plusieurs années, concerné l’ensemble de l’économie-monde capitaliste et nécessité des changements d’ampleur pour que l’accumulation soit relancée.

Dans les années 1930, 1970 et après 2008, les socialistes, travaillistes et sociaux-démocrates ont-ils donc réussi à défendre des politiques originales, au service des classes subalternes ? Aucune réponse univoque, valable en tout temps et en tout lieu, ne saurait être convaincante. Beaucoup de facteurs de différenciation entrent en jeu : l’ampleur nationale du choc subi, la nature de leurs États respectifs, les caractéristiques du parti au pouvoir ou encore la nature des idées économiques alternatives en circulation.

Des grandes tendances sont tout de même décelables, illustrées plus loin grâce à quelques cas emblématiques ou moins connus. On peut déjà remarquer que lorsque la gauche de gouvernement a été en mesure de proposer un nouveau paradigme de politique économique, allant dans le sens du plein emploi et de la justice sociale, ce ne fut qu’avec plusieurs années de décalage par rapport à l’éclatement de la crise. Les hasards du calendrier politique ne sont pas seuls en cause. Il a fallu du temps pour s’approprier des conceptions économiques neuves et nouer les coalitions sociales qu’elles supposaient. Et, parfois, une telle réponse n’est tout simplement pas arrivée.

La capacité de formuler des réponses hétérodoxes n’a donc jamais été immédiate ni automatique. Surtout, elle s’est amenuisée au fil du temps. Depuis la reddition face au néolibéralisme au cours des années 1980, nulle force – pas même les partis de gauche radicale, arrivés au pouvoir 30 ans plus tard pour conjurer l’austérité des années 2010 – n’est parvenue à gouverner durablement sur la base d’un paradigme économique nouveau. Plusieurs ont reculé devant la perspective d’une rupture en forme de saut vers l’inconnu. Au mieux, des ajustements interventionnistes et redistributifs ont été effectués dans un cadre global inchangé.

Des explications individuelles ou moralisantes seraient insuffisantes. Il faut rechercher les sources de cette situation dans l’évolution du capitalisme lui-même, et dans l’espace qu’il ouvre à des compromis sociaux, mais aussi dans les transformations à long terme des partis concernés.

À la lumière de cette histoire, il apparaît que si une majorité de gauche entend poursuivre des ambitions transformatrices, elle devrait a minima se doter d’une expertise économique propre et cultiver des liens forts avec la société mobilisée, au risque d’être neutralisée par les mêmes forces que par le passé.

Les premiers échecs face à la Grande Dépression

La plus grande crise structurelle du capitalisme, qui fut aussi la plus traumatique en raison de la guerre mondiale qui l’a conclue, reste la Grande Dépression des années 1930. La précédente remontait aux années 1870, mais les régimes n’étaient alors que faiblement démocratisés, et le mouvement ouvrier seulement naissant sur le plan politique. Inaugurée par le krach boursier de la Bourse de New York, la Grande Dépression a eu pour propriété d’être à la fois intense et longue. Elle fut « générée par le passage rapide d’un monde de petits producteurs à celui du salariat », comme le rappelle ici l’économiste Isaac Johsua.

Dans l’immédiat, les partis de la gauche de classe ne possédaient pas de réponse clé en main à ce cataclysme. Ne pouvant ou ne voulant pas faire la révolution, il leur manquait en même temps une logique d’intervention à l’intérieur et sur l’économie capitaliste.

L’expérience du gouvernement travailliste dirigé par Ramsay

MacDonald, à partir de l’été 1929, a certainement été l’une des plus désastreuses du point de vue qui nous occupe. Le Labour venait de bénéficier de son score électoral le plus élevé, ce qui lui permettait de former un gouvernement pour la deuxième fois de sa jeune histoire. La première, en 1924, n’avait guère été flamboyante, en dépit de la promesse de MacDonald de « faire fleurir le pays comme une rose ». Aucune action sérieuse n’avait été menée contre le chômage, tant le ministre des finances Philip Snowden veillait à l’équilibre des comptes et au respect du libre-échange.

Le même scénario s’est reproduit cinq ans plus tard, dans des circonstances nettement plus dramatiques. Le nombre de chômeurs, d’un peu plus d’un million en juin 1929, a en effet plus que doublé en l’espace d’un an et demi. Paradoxalement, ce sont des libéraux influencés par Keynes qui ont proposé les remèdes les plus inédits pour casser la spirale de la déflation, en relançant l’activité intérieure grâce à la puissance publique. Mais MacDonald et Snowden ont campé sur leurs positions orthodoxes. Ils ont même écarté du cabinet leur collègue Oswald Mosley, chargé du chômage. Ce dernier, resté tristement célèbre par le virage fasciste qu’il engagea peu après, avait eu le malheur de défendre publiquement des mesures dites « contra-cycliques ».

En août 1931, la pression des milieux financiers a franchi un nouveau cap, si bien qu’un effondrement économique et monétaire menaçait si un nouveau plan d’économies n’était pas mis en œuvre, incluant la diminution des allocations-chômage. L’équipe gouvernementale étant déchirée, MacDonald s’est résolu à présenter au roi la démission de son cabinet, mais pour aussitôt en former un nouveau, dit d’« union nationale », avec des conservateurs et des libéraux. Hormis une poignée d’élus qui l’ont suivi, l’ensemble du Labour a conspué le traître MacDonald. Cela n’a pas empêché le parti d’être lourdement sanctionné aux élections organisées à la fin du mois d’octobre. Pour comble, c’est le gouvernement national qui, face à l’inefficacité de sa politique déflationniste, rompit avec les dogmes établis en dévaluant la monnaie et en recourant à des taxes protectionnistes.

Le cas britannique illustre les errements d’un parti n’ayant pas d’intention révolutionnaire, mais pas non plus d’outil adéquat pour répondre de manière pragmatique aux contradictions exacerbées du capitalisme. « Entre l’utopie, projetée dans un lointain futur, et les remèdes immédiats, mais terre à terre, il n’y avait rien, a résumé l’historien François Bédarida à propos du Labour de cette époque. De là un néant de la pensée économique, [qui en a fait] une proie toute trouvée pour les tenants des théories classiques : au premier chef les “experts” de la City et du Trésor. » De fait, cette place financière et cette administration figuraient comme des gardiens puissants de l’orthodoxie – ce qu’ils sont restés par la suite, gênant la cohérence du keynésianisme britannique d’après-guerre.

La même imperméabilité à des remèdes originaux s’est retrouvée en Allemagne. Lorsque la crise a frappé le pays, le social-démocrate Hermann Müller dirigeait depuis 1928 un gouvernement de coalition avec des partis de droite modérée. En 1930, alors que le chômage avait commencé à s’envoler et que s’amoncelaient les difficultés budgétaires, Müller a préféré jeter l’éponge, plutôt que de couper dans les indemnités-chômage. Par une ironie tragique, ce sont des cabinets conservateurs, puis nazis, qui ont plus tard usé de moyens hétérodoxes pour juguler le chômage et stabiliser les revenus, avant même que l’économie ne soit boostée par la politique de réarmement du régime hitlérien. Entretemps, les organisations du mouvement ouvrier avaient été écrasées.

Outre un problème d’assise politique, le SPD a souffert lui aussi de n’être pas doté de conceptions économiques opérantes. En dehors d’une socialisation complète dont ils n’avaient pas les moyens, les cadres dirigeants ne voyaient pas d’alternative au libéralisme le plus classique. Un des intellectuels phares du parti, Rudolf Hilferding, promettait certes que la dynamique du « capitalisme organisé » pavait la voie du socialisme, en raison des responsabilités croissantes de l’État dans la coordination de la production. Mais cela n’offrait guère de prise sur le court terme et ne préparait pas à accueillir des idées alternatives. Celles-ci ont bien été mises en débat grâce au syndicat ADGB, qui avait élaboré des plans de type keynésien de son côté. Les sociaux-démocrates s’en sont malgré tout méfiés, à cause du risque… d’inflation.

A contrario, d’autres arrivées au pouvoir plus tardives ont été l’occasion de réponses originales et progressistes, anticipant les compromis de classe positifs du second après-guerre.

L’appropriation de recettes « hétérodoxes »

Dans le cas suédois, le fait de n’arriver au pouvoir qu’en 1932 a servi les sociaux-démocrates. D’une part, ils étaient avertis de l’échec de partis frères, notamment les travaillistes britanniques. D’autre part, ils ont bénéficié de la désintégration du système monétaire de l’étalon-or, qui encourageait l’austérité dans les pays contraints de corriger leurs déséquilibres. Enfin, du temps a été laissé au futur ministre des finances Ernst Wigforss pour élaborer une « politique du travail » convaincante, en lien étroit avec les économistes montants de l’École de Stockholm, dont l’approche était comparable à celle des keynésiens.

Ces propositions ont donné corps à la rhétorique de « foyer du peuple » du leader social-démocrate Per Albin Hansson, qui promettait de sécuriser tous les citoyens, par-delà les classes, contre les dérèglements du capitalisme. Elles ont aussi aidé à nouer un compromis inédit avec le parti agrarien, sur la base d’un échange entre des mesures protectionnistes au profit des fermiers (ce qui impliquait une nourriture plus chère) et des travaux publics et des allocations-chômage au profit des ouvriers (ce qui nécessitait de la dépense publique). Quelques années plus tard, même le patronat devait pacifier ses relations avec les syndicats et le gouvernement, au moyen de concessions mutuelles. En progression constante, le SAP réunira jusqu’à 53,8 % des suffrages en 1940.

Sans avoir la même réussite ou la même longévité, des tentatives comparables de synthèse « nationale-populaire » ont été entreprises ailleurs. Ce fut le cas dans des pays voisins dirigés par la social-démocratie, comme au Danemark avec les gouvernements de Thorvald Stauning, ou en Norvège avec ceux de Johan Nygaardsvold. Dans les deux cas, des alliances interclasses ont été nouées pour ne plus s’en remettre aux seuls remèdes du marché. Elles impliquaient tout à la fois la protection des exploitants agricoles, l’extension de l’État social, le recours à la relance budgétaire et le respect des prérogatives du capital dans ses décisions d’investissement. Le second New Deal états-unien, d’une certaine façon, a également correspondu à une convergence d’intérêts entre secteurs progressistes des milieux d’affaires, monde agricole et classe ouvrière.

Parmi les rares gouvernements de gauche arrivés au pouvoir dans la deuxième moitié des années 1930, qui bénéficiaient d’encore plus de recul, celui des travaillistes néo-zélandais a rompu de manière spectaculaire avec les politiques conventionnelles des conservateurs. Ayant obtenu une majorité confortable, le cabinet dirigé par Michael Joseph Savage s’est emparé des armes du budget, de la monnaie et du crédit pour créer de l’emploi, protéger les revenus des salariés et des fermiers, donner du pouvoir aux syndicats, et surtout édifier un des plus complets systèmes de Sécurité sociale au monde. Si une aile gauche interne a déploré l’abandon d’objectifs strictement socialistes, au point de scissionner en 1940, ces mesures ont durablement changé les équilibres sociopolitiques du pays.

En revanche, l’expérience de pouvoir française, dans le cadre du Front populaire ayant gagné les élections en 1936, a fait long feu. Les avancées sociales obtenues par les grèves de mai-juin se sont bien inscrites dans une politique de soutien à la consommation et à l’investissement (même si celle-ci s’est révélée modeste, l’historien Serge Berstein évoquant un « New Deal lilliputien »). Et là encore, un soutien aux prix agricoles a été organisé. Enfin, il n’est pas anodin que Léon Blum ait appelé à ses côtés l’économiste Georges Boris, acculturé aux idées keynésiennes et auteur d’un ouvrage sur La Révolution Roosevelt aux États-Unis.

La coalition politique du Front populaire, percluse de désaccords au fur et à mesure que les tensions internes et externes s’accumulaient, était cependant trop fragile pour soutenir dans la durée une politique hétérodoxe. Au demeurant, la cohérence de celle-ci aurait nécessité que les pleins pouvoirs financiers fussent accordés à Blum, ce à quoi le Sénat s’est refusé à deux reprises, en 1937 puis en 1938. Le manque de soutien des radicaux, sur ces questions, traduisait le poids encore élevé en France des classes moyennes indépendantes, qui se sentaient négligées et dont ils défendaient le point de vue. La fin du Front populaire a dès lors marqué le retour à l’orthodoxie, atténuée par une politique d’armement à l’approche de la guerre.

De façon plus ou moins rapide selon les cas, la période aura en tout cas été marquée par la montée en puissance d’une nouvelle figure : celle du « théoricien économiste ». Auparavant, comme le montre Stéphanie Lee Mudge dans Leftism Reinvented (Harvard University Press, 2018), les théoriciens des partis socialistes étaient majoritairement des hommes de lettres ou de droit, qui évoluaient au cœur du mouvement ouvrier et avaient bâti leur légitimité sur leurs qualités de propagandistes, de débateurs et de formateurs. Dans le cas allemand, Hilferding relevait de cette catégorie.

C’est à partir de l’entre-deux-guerres qu’une mutation a été engagée. Une nouvelle génération de responsables, formés à l’économie et aux statistiques à l’université, a été recrutée et a fait le lien entre son activité politique et sa culture scientifique. Ces experts d’un nouveau genre ont occupé une position professionnelle « hybride », à l’intersection entre les milieux partisan et académique, à partir de laquelle ils ont pesé sur l’élaboration des programmes et la définition de la stratégie politique. En Suède, Wigforss a été l’exemple typique d’un tel profil. Leur rôle s’est révélé crucial dans l’appropriation des idées keynésiennes par la branche sociale-démocrate du mouvement ouvrier.

Cette évolution a cependant contribué à ce que les partis concernés soient affectés par les rapports de force changeants au sein de la science économique. Si ce champ du savoir a été dominé par le keynésianisme après le second après-guerre, il s’agissait d’une version débarrassée de ses dimensions les plus subversives. Étrangère à toute vision conflictuelle de l’économie, cette version privilégiait une approche très « technicienne », consistant à calibrer au mieux la politique budgétaire et monétaire pour approcher du plein emploi sans inflation.

Face à l’épuisement de ces techniques, de nombreux experts se sont retrouvés sans réponse satisfaisante, et donc vulnérables à l’offensive néolibérale des années 1980. De plus, l’avancée de celle-ci au sein de l’université et de la haute fonction publique a contribué à ce que les nouvelles générations d’experts soient marquées par des approches très favorables aux marchés et des spécialisations étroites faisant perdre de vue la dynamique globale du capitalisme.

Mudge évoque le rôle croissant d’« économistes transnationalisés et orientés vers la finance », mais aussi de tout un personnel fourni par des think tanks et des agences de relations publiques payées pour élaborer le marketing politique des partis sociaux-démocrates de la fin du XXe siècle. Ces agents de la conversion au néolibéralisme n’auraient cependant pas eu autant d’opportunités et d’influence sans la nouvelle crise structurelle du capitalisme qui a éclaté au milieu des années 1970.

La crise des années 1970 et la reddition face au néolibéralisme

Après la Seconde Guerre mondiale et ses gigantesques destructions de capital, la croissance avait pu reprendre à de très hauts niveaux. Par ailleurs, l’existence du bloc soviétique avait donné du poids aux revendications du mouvement ouvrier. Dans le nouvel ordre productif dit « fordiste », un cercle vertueux s’était noué entre production standardisée et consommation massifiée, nourri par des négociations entre grandes centrales syndicales et patronales. Quant au système monétaire international issu des accords de Bretton Woods en 1944, il protégeait les gouvernements de la pression de la finance de marché.

C’est justement la fin de ce système, décidée de manière unilatérale par les États-Unis, qui a inauguré une décennie de grands dérèglements de l’ordre fordiste. Ses signes les plus spectaculaires sont apparus dans la foulée des chocs pétroliers : la croissance s’est affaissée, le plein emploi s’est éloigné, tandis que l’inflation atteignait des scores à deux chiffres. Le problème de fond était celui d’un déclin de la productivité et d’un écart qui s’agrandissait à nouveau entre les intérêts et les besoins de la majorité sociale, et ceux des milieux d’affaires et des détenteurs de capitaux. Or, le vade-mecum keynésien ne semblait plus suffire pour contenir ces contractions.

Si des tentatives de réponses « à gauche » ont été esquissées, les partis sociaux-démocrates ont fini soit par être balayés dans l’impuissance, soit par basculer du côté d’une politique de l’offre néolibérale, coulant leur action dans un paradigme étranger à leur tradition. À nouveau, une orthodoxie défavorable aux classes subalternes s’est imposée comme cadre indépassable, sauf aménagements mineurs. Plusieurs exemples en témoignent.

En 1974 comme en 1929, les travaillistes britanniques venaient de revenir au pouvoir. Face au phénomène de la « stagflation », ils ont d’emblée renoncé aux engagements radicaux qu’ils avaient inscrits dans leur programme élaboré l’année précédente. Tony Benn, qui était une figure de l’aile gauche censée mettre en œuvre une planification industrielle ambitieuse, a ainsi été rapidement démis de ses fonctions. Un tournant eut lieu en 1976. Le cabinet dirigé par James Callaghan, aux abois face à une crise monétaire, a fait appel au Fonds monétaire international (FMI). Ce dernier a exigé une potion d’austérité budgétaire et salariale, qui a contribué à dégrader les rapports du Labour avec les syndicats, lesquels ont mené des grèves et des conflits très durs pendant « l’hiver du mécontentement » de 1978-79.

À la suite de ces contestations dans un contexte économique dégradé, le parti a été renvoyé dans l’opposition au profit des conservateurs dirigés par Margareth Thatcher. Les travaillistes ont affronté l’élection suivante, celle de 1983, avec un programme allant dans le sens d’un keynésianisme radicalisé et d’une démocratie économique. La défaite fut si terrible qu’elle a ouvert la voie à des nouveaux « révisionnistes », puis à des « modernisateurs », qui allaient bâtir une Third way (« troisième voie ») compatible avec le legs thatchérien.

Aux antipodes, d’autres travaillistes se sont retrouvés en difficulté face à la nouvelle crise structurelle. Comme le raconte le politiste Ashley Lavelle, le Labour australien de Gough Whitlam était arrivé au pouvoir en 1972, avec un programme de redistribution qui impliquait une croissance continue. Une fois celle-ci évanouie en 1974, le cours politique de la mandature a brutalement changé. Un éditorialiste releva que « le gouvernement de la réforme s’est changé en un gouvernement de laisser-faire », par exemple à travers des renonciations fiscales vis-à-vis des entreprises et des rentiers, et l’introduction de mécanismes pour restreindre la dépense publique. Rejeté dans l’opposition, le parti a accompli une mue doctrinale qui l’a conduit à mener des politiques néolibérales systématiques dès son retour au pouvoir en 1983.

En Allemagne, la longévité des gouvernements sociaux-démocrates s’est révélée supérieure. Déjà au pouvoir quand la crise s’est diffusée, ils y sont restés jusqu’en 1982. Dans un premier temps, une politique de compromis a été possible. Les syndicats consentaient à restreindre leurs demandes pour contribuer à maîtriser l’inflation, mais le gouvernement menait une politique sociale généreuse et inclusive. Les difficultés s’accumulant, ces concessions mutuelles ont été de plus en plus déséquilibrées. L’austérité budgétaire et salariale a prévalu sur fond de montée du chômage, sans que les syndicats n’aient de véritable plan alternatif. Inquiets de voir le chancelier Helmut Schmidt assailli par son aile gauche socialiste et pacifiste, les libéraux qui composaient sa coalition l’ont alors lâché pour en nouer une autre avec les chrétiens-démocrates de la CDU.

Deux autres cas permettent d’observer comment des alternatives économiques ont été formulées avant d’être déjouées ou interrompues.

En Suède, le parti social-démocrate a perdu le pouvoir l’année précédant la récession de 1977, mais les performances du modèle économique national avaient déjà décliné. Les relations entre grandes centrales syndicale et patronale s’étaient dégradées, et les milieux d’affaires s’inquiétaient d’un pouvoir de plus en plus intrusif dans la vie économique. Ils entrèrent carrément en campagne pour faire pièce à une proposition venue des experts du syndicat LO, en lien étroit avec les sociaux-démocrates. Le dispositif, pensé par Rudolf Meidner, consistait à socialiser graduellement le capital des entreprises, en convertissant une fraction des nouveaux profits en parts détenues par les salariés.

Sous des allures réformistes, cela revenait à ne reposer rien de moins que la question de la propriété des moyens de production, qui avait été délaissée depuis les années 1930. Or, non seulement LO n’était pas préparé à la contre-mobilisation patronale que le projet provoqua, mais les dirigeants sociaux-démocrates ont reculé face à la logique de rupture qu’il portait. Inquiet d’un transfert du pouvoir aux salariés, très différent d’un simple gain d’influence, le futur des ministres des finances Kjell-Olof Feldt a réagi à la proposition en demandant : « Il y a maintenant deux trains sur la même voie, dans lequel allons-nous monter ? »

L’orientation que lui-même a imposée au parti avant le retour au pouvoir en 1982, avec de jeunes économistes convertis aux thèses libérales, était de fait très différente. La note interne qui en résumait l’esprit s’intitulait Voilà la potion amère… Le cas suédois illustre ainsi le recul des élites sociale-démocrates face à la perspective d’une radicalisation de leur économie politique, même quand celle-ci était esquissée de façon originale par des cercles d’expertise du mouvement ouvrier.

En France, les socialistes ont campé dans l’opposition tout au long de la décennie 1970. À l’approche de l’alternance de 1981, ils ont défini un projet de type « marxo-keynésien », qui combinait des mesures de relance en faveur du monde du travail et une vague de nationalisations d’établissements industriels et de crédit, censée transformer l’offre productive. Le projet, qui a commencé à être mis en œuvre, s’est cependant délité en moins de deux ans. En plus de l’hostilité initiale des détenteurs de capitaux, les comptes extérieurs du pays se sont très vite dégradés, dans une conjoncture internationale restée morose.

La question s’est alors posée des sacrifices à faire pour rester dans le système monétaire européen (SME) – une option soutenue par le premier ministre Pierre Mauroy, le ministre des finances Jacques Delors, les dirigeants de la Banque de France et les partenaires allemands. Suivant cette voie, François Mitterrand a assumé un « tournant de la rigueur » déjà engagé par petites touches, qui s’est traduit par un changement durable de priorités économiques. La réduction de l’inflation et du déséquilibre extérieur était désormais privilégiée, ce qui passait par la compression de la demande des ménages et la restauration de la profitabilité des entreprises.

En conséquence, 1983 est l’année lors de laquelle s’est retournée la dynamique de réduction des inégalités de revenus qui prévalait depuis 1968. C’est aussi l’année qui a inauguré une modification brutale du partage de la valeur ajoutée : en moins de dix ans, la part des salaires a diminué d’environ huit points. On ne peut pas dire que les adversaires socialistes du « tournant de la rigueur » étaient unis derrière une alternative cohérente. L’auraient-ils été, que l’absence de mouvement social et les prérogatives de l’exécutif français ne leur auraient pas forcément permis d’imposer leur préférence.

Finalement, la crise structurelle des années 1970 s’est traduite par un certain désarroi, mais aussi un manque de ressources et de volonté pour affronter les forces qui voulaient à la fois en finir avec le développement de l’État social – ou du moins le subordonner à la restauration des profits – et conjurer toute menace de démocratie économique.

Années 2010 : la résignation plus que la régénération

Pour les plus critiques de la social-démocratie, informés de cette histoire, il n’y avait rien à attendre d’elle au moment de la grande crise de 2008, déclenchée sur le marché états-unien des prêts immobiliers avant de toucher toutes les composantes de l’économie-monde. Cela dit, une fenêtre d’opportunité s’est bien ouverte, propice à la délégitimation de l’ordre néolibéral et à l’expression d’un contre-mouvement des perdants de cet ordre. Il n’était pas interdit d’imaginer, comme dans les années 1930, une possible (ré)appropriation de remèdes hétérodoxes, fût-ce après un certain délai.

Cela ne s’est pas produit. D’abord parce que la trajectoire accomplie jusqu’ici par les partis de centre-gauche n’a effectivement pas été anodine, ni ne pouvait s’effacer d’un trait. En devenant des acteurs de la cogestion de la mondialisation néolibérale, ces partis se sont coupés des expertises les plus hétérodoxes, jugées trop subversives ou inutiles, et au demeurant violemment combattues dans le champ de la science économique. De la même façon, cela faisait trois décennies qu’ils avaient perdu ou dégradé leurs liens avec les mouvements contestataires les plus dynamiques. Ceux qui sont nés de 2008 et se sont notamment exprimés sur les places l’ont fait contre une classe politique englobant les sociaux-démocrates.

En résumé, le stock d’idées économiques alternatives était bien vide une fois la crise venue. Quant aux mobilisations sociales auxquelles la gauche de gouvernement aurait pu offrir des débouchés, elles s’étaient construites sans, voire contre elle. Ajoutons que l’incitation à définir un paradigme radicalement nouveau était atténuée par la plasticité du néolibéralisme. Il faut en effet moins l’envisager comme une doctrine rigide que comme un ordre productif « gélatineux », capable d’absorber des chocs sans que sa structure de pouvoirs ne soit jamais radicalement ébranlée.

En dépit de sa dimension revancharde, le néolibéralisme n’a en effet pas détruit toutes les institutions de l’État social. Surtout, sa pratique n’interdit pas d’user de moyens non conventionnels pour contenir toutes les contradictions nourries au fil des années. Si l’on prend l’exemple des travaillistes britanniques, une fois encore au pouvoir lorsque a éclaté la dernière grande crise, on observe que le gouvernement de Gordon Brown a procédé à des nationalisations bancaires et a laissé filer les déficits publics. Mais ces sauvetages n’ont pas été accompagnés de politiques d’encadrement strict de la finance de marché, et il était entendu qu’une fois la croissance revenue, la discipline budgétaire devait être à nouveau poursuivie.

Le Labour, qui n’était pas pour rien dans l’exubérance financière d’un modèle de croissance difficilement soutenable, a en tout cas été sanctionné aux élections de 2010, à partir desquelles il est resté privé du pouvoir national. Pour autant, les largesses dont sont par exemple capables les banques centrales peuvent nourrir la conviction que les déchéances sociales massives de l’entre-deux-guerres appartiennent au passé et exonèrent de rechercher des solutions plus ambitieuses. C’est la raison pour laquelle, selon le politiste Gerassimos Moschonas dans une contribution à OpenDemocracy, la crise de 2008 n’a pas causé de changement de paradigme (la pandémie n’en ayant pas non plus, à le suivre, le potentiel).

Il est vrai qu’à l’orée des années 2010, les gouvernements socialistes d’Europe du Sud n’ont pas pu compter sur la réactivité et la solidarité européennes permettant de conserver au néolibéralisme un « visage humain ». La rupture n’a pas été à l’ordre du jour pour autant. En plus d’une grande impréparation et d’un déficit de conceptions économiques alternatives, les partis espagnol, portugais et grec ont été acculés par la structure même de la zone euro. Alors que le coût du financement extérieur de leurs pays explosait, l’arme du taux de change leur était inaccessible. Il ne leur restait que le choix de l’austérité budgétaire et salariale, justement intimée par les exécutifs européens.

Sauf à résister, ce que la gauche radicale grecque de Syriza a tenté de faire à son arrivée au pouvoir en 2015. Les dirigeants du parti n’ont cependant pas su garder vivante la relation forte qui les avait unis aux mobilisations anti-austérité, et abordé quelque peu naïvement l’espace de pouvoir européen, sans préparer sérieusement d’alternative en cas d’échec. Il n’en reste pas moins que les pressions ont été dantesques, les autorités européennes n’hésitant pas à employer des moyens coercitifs pour faire plier ce gouvernement récalcitrant.

À l’époque, le gouvernement socialiste français n’a pas su imposer une autre approche, ce qui n’est guère étonnant dans la mesure où lui-même, en 2012, avait abandonné avec célérité la promesse de renégocier la gouvernance économique de l’Union. Il en a découlé une politique budgétaire restrictive, bientôt accompagnée d’une logique très orthodoxe de recherche de « compétitivité » via une politique de baisse du coût du travail. En énonçant un jour que « l’offre crée la demande », François Hollande a repris un vieux mantra libéral déjà démonté par Keynes en son temps, illustrant non seulement une inaptitude à l’innovation doctrinale en économie, mais la régression dont son quinquennat a témoigné en la matière.

Qu’elles aient ou non participé à ces choix, les forces de gauches qui prétendent à la transformation sociale devraient avoir cet héritage et ces précédents en tête. Au-delà des défaillances individuelles, des phénomènes structurels ont été à l’œuvre : éloignement des mouvements sociaux (dont l’existence ne se décrète pas…) ; absence de vivier d’experts capables de traduire politiquement une vision hétérodoxe de l’économie (à supposer que celle-ci soit aboutie) ; et enfin l’augmentation des capacités de résistance et de rétorsion des tenants du statu quo.

De fait, le niveau de conflictualité à assumer s’avèrera crucial pour toute tentative de développer une logique alternative de satisfaction des besoins sociaux et écologiques. L’enjeu stratégique réside dans les modalités de changement possible de l’ordre productif, de façon progressive et/ou par ruptures successives. La réflexion, prégnante notamment au sein du mouvement climat, est de plus en plus présente sur le terrain éditorial, comme en témoignent les derniers ouvrages publiés d’Andreas Malm (voir notre entretien) et d’Erik Olin Wright (bientôt recensé dans Mediapart). Elle vaut au moins autant, pour l’avenir, que la seule question de « l’union de la gauche » à l’approche des prochaines échéances électorales.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message