Les rémunérations indécentes des grands patrons français

vendredi 11 décembre 2020.
 

Alors que, du fait de la crise, le pays est ébranlé par la lame de fond du chômage et de la pauvreté, les grands patrons français connaissent une période stupéfiante d’opulence, favorisée par la politique d’Emmanuel Macron.

PAR LAURENT MAUDUIT

ans le courant des années 1980, le capitalisme français a partiellement fait peau neuve. Sous les effets de la mondialisation, il s’est converti aux règles de gouvernance en vigueur dans les pays anglo-saxons, mais il l’a fait sous bénéfice d’inventaire. Il a ainsi copié toutes les mœurs sulfureuses de rémunérations des mandataires sociaux, induites par ce capitalisme d’actionnaires.

Mais il a rejeté la transparence, si chère aux marchés financiers, et est resté ce qu’il a toujours été depuis au moins le second Empire, à savoir un capitalisme de connivence, régi par un système de consanguinité entre les milieux d’affaires et le pouvoir.

Et depuis trois décennies, ce capitalisme hybride, mélangeant les pires aspects des deux systèmes, celui du capitalisme rhénan et celui du capitalisme anglo-saxon, mariant des rémunérations fastueuses et l’opacité, n’a ensuite que peu changé. Ou plutôt si, il a changé au moins sur un point : les rémunérations sont devenues… de plus en plus fastueuses. Et même pour tout dire : indécentes.

C’est indéniablement le constat qui vient à l’esprit à la lecture des conclusions du 21e rapport annuel que vient de publier Proxinvest, une société de conseil aux investisseurs qui épluche en permanence tous les documents de référence que les groupes du CAC 40 mais aussi plus largement les sociétés du SBF 120 (un indice boursier qui regroupe les 40 groupes du CAC 40 et 80 autres sociétés figurant dans les compartiments A et B d’Euronext) sont dans l’obligation de déposer auprès de l’Autorité des marchés financiers (AMF).

Des chiffres que publie Proxinvest, qui intègrent tous les éléments de rémunération (fixe, bonus annuel, jetons, avantages en nature, stock-options et actions gratuites de performance valorisées à leur date d’attribution, intéressement en numéraire et autres formes indirectes de rémunération), découle en effet un constat irréfutable : la boulimie des dirigeants de ces 120 plus gros groupes français n’a cessé d’augmenter.

Voilà encore quelques années, au début des années 2010, un grand patron, celui de Renault, Carlos Ghosn, se distinguait de tous les autres avec une rémunération (cumulée avec celle qu’il percevait de Nissan) qui avoisinait bon an mal an 15 millions d’euros. Mais, désormais, ce chiffre-là n’a plus rien d’exceptionnel. C’est presque devenu pratique courante.

Le directeur général de Dassault Systèmes (éditeur de logiciels), Bernard Charlès, « garde la tête du classement avec une rémunération totale de 24,7 millions d’euros » en 2019, affirme ainsi le rapport, « grâce à une très généreuse attribution gratuite d’actions de performance dont la valorisation n’a pas été retraitée par Proxinvest ». « Très généreuse » : qu’en des termes aimables, ces choses-là sont dites.

Le deuxième du classement est le patron de TechnipFMC (un groupe d’ingénierie pétrolière et gazière qui est né de la fusion du groupe américain FMC Technologies et du groupe français Technip). Son PDG, Douglas Pferdehirt, a empoché en 2019 « une rémunération totale qui s’élève à 13,7 millions d’euros (+ 17 %) alors que la société affiche des pertes nettes de 2,5 milliards d’euros mais également une baisse de son cours de 42 % depuis la fusion, et un contexte social très dégradé ».

Depuis, l’histoire du groupe s’est encore accélérée, puisque le grand meccano financier, si caractéristique de ce capitalisme financiarisé, s’est encore plus compliqué, puisqu’un divorce a été décidé entre les deux entités de la firme. Le bilan des rémunérations de 2019 n’en retient pas moins l’attention car il vient confirmer ce mouvement de dérive généralisée.

Le troisième grand patron le mieux rémunéré est celui de Teleperformance (centre d’appels ; acquisition de clients ; recouvrement de créances…), un groupe qui a fait son entrée au CAC 40 depuis juin 2020. Pour lui aussi, les chiffres sont à couper le souffle. Le PDG de la société, Daniel Julien, a empoché 13,2 millions d’euros en 2019, dont 2,34 millions d’euros au titre de sa rémunération fixe, et 8,5 millions d’euros sous forme d’attribution d’actions gratuites.

Et le rapport poursuit : « François-Henri Pinault, président-directeur général de Kering, atteint la quatrième place du classement avec 11,1 millions d’euros selon Proxinvest (5,4 millions selon la société). Proxinvest prend en compte la convention d’assistance conclue avec sa holding Artémis d’un montant de 5,7 millions d’euros. Jean-Paul Agon, PDG de L’Oréal, occupe la cinquième place du classement avec 9,8 millions d’euros, une rémunération en hausse de 3 %. Celui-ci présente désormais la 2e rémunération fixe (2,2 millions d’euros) la plus élevée du CAC 40. La rente attendue de retraite (1,6 million) est la plus élevée du CAC 40. »

Au total, Proxinvest constate pour 2019 que, malgré le contexte de crise, la rémunération totale moyenne des présidents exécutifs du SBF 120 a enregistré une hausse de 2 %, pour atteindre 3,7 millions d’euros, « le troisième niveau le plus élevé historiquement », précise le rapport.

Ce qui sourd de ces chiffres coule donc de source : les inégalités continuent de se creuser à vive allure. Et tandis que le monde salarial vit une époque de tourmente, une petite caste, aux sommets des entreprises, est totalement insensible à la crise et s’enrichit dans des proportions qui dépassent l’entendement. Sur la période 2014-2019, précise le rapport, « la rémunération des dirigeants du SBF 120 progresse toujours plus vite que celle des salariés (+ 28 % pour les dirigeants et + 17 % pour les salariés) ».

Comme par contraste, on ne peut donc être que stupéfait de la complicité du pouvoir qu’incarne Emmanuel Macron. Car en de nombreux pays, où des inégalités voisines ont été constatées, cela a relancé de très vifs débats sur l’impérieuse nécessité de jouer de l’arme fiscale pour contenir ces évolutions inquiétantes.

Porté par Bernie Sanders, et d’autres figures de la gauche du Parti démocrate aux États-Unis, un vif débat a ainsi eu lieu pendant les primaires, autour d’une taxation des plus riches américains. Et une infographie spectaculaire, popularisée par l’économiste français Gabriel Zucman, a montré l’impérieuse nécessité d’avancer en ce sens, compte tenu de l’effondrement au fil des décennies de la pression fiscale sur les plus riches.

Dans d’autres pays, l’idée de la création d’un impôt sur la fortune fait de nouveau débat, pour contenir le creusement des inégalités lié à la crise sanitaire et à la crise sociale. Comme le signalent Les Échos, les députés viennent ainsi tout juste, en Argentine, de ratifier une loi instaurant une taxe sur les grandes fortunes.

Mais en France… rien de tel. Les grands patrons font, en vérité, ce qu’ils veulent. Au début des années 2000, plusieurs gouvernements ont essayé de moraliser, même si c’est de manière infime, certains volets de la rémunération des grands patrons, et en particulier les stock-options. Mais le patronat a fait preuve d’une ingéniosité débordante, instaurant de nouvelles formes de rémunération, à chaque fois que la législation encadrait les formes antérieures. C’est ainsi que les stock-options ont progressivement disparu, pour ne plus représenter que 3 % selon Proxinvest des rémunérations totales versées en 2019, et à leur place, la distribution d’actions gratuites (36 % des rémunérations versées) est devenue le mode de rémunération à la mode dans le petit microcosme des grands patrons.

Et dans le même temps, le pouvoir macronien est manifestement complice de cette évolution. À peine installé à l’Élysée, le chef de l’État a en effet pris deux mesures qui ont marqué son quinquennat comme l’un des plus injustes : la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune, et l’instauration d’une « flat tax » sur les revenus de l’épargne et du capital. Et au cours des derniers mois, il s’est bien gardé de prendre la moindre mesure pour corriger ces immenses cadeaux accordés à sa clientèle des très grandes fortunes.

En bref, les chiffres de Proxinvest mettent à nu l’une des plus graves injustices que le pays connaît : totalement protégés des effets de la crise, les très grands patrons français continuent de s’enrichir de manière insensée, tandis que le pays vit un drame social, avec la lame de fond du chômage et de la pauvreté qui va plonger dans la misère des millions de familles…

PAR LAURENT MAUDUIT


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message