Policiers floutés, citoyens floués

dimanche 22 novembre 2020.
 

Comment ne pas parler de censure ? Une loi écrite par la police pour la police vise à éviter que celle-ci ne perde la bataille de l’image et le monopole du récit. Empêcher le contrôle, la transparence, est le seul moyen qu’elle a trouvé pour tenter de conserver un peu de sa légitimité largement écornée.

L’homme est à terre, on sait désormais qu’il répète qu’il ne peut plus respirer, un groupe de policiers le maintient au sol, « je ne peux pas respirer » encore, la clé d’étranglement, les jambes de Cédric Chouviat qui convulsent, et de leur voiture, des témoins filment, et les coups, et l’embouteillage, et l’asphyxie qui vient, ce 3 janvier 2020, au pied de la tour Eiffel.

Comme Darnella Frazier, lors de l’agonie de George Floyd à Minneapolis, ces vidéastes sont en train de changer le monde, parce qu’ils ont peur, qu’ils ont (encore) le droit de filmer, et qu’ils en prennent le courage, parce qu’ils font comme tout le monde, désormais : ils ont dégainé l’arme des désarmés, leur téléphone portable, tels des Juvénal dans ses Satires : Quis custodiet ipsos custodes ? « Mais qui gardera ces gardiens ? » Qui surveillera les surveillants ?

Sitôt diffusées, les images de Cédric Chouviat vont contrecarrer la fable du « malaise cardiaque » vendue un week-end durant par l’autorité et une partie de la presse (voir l’article de Pascale Pascariello) — qu’en aurait-il été sans les .mov, sans Twitter ? Qu’aurait-on su de la mort de Cédric Chouviat ?

Dans une précipitation éloquente, avec la loi dite de sécurité globale, le gouvernement tente dix mois plus tard, au mieux, de dé-réaliser les violences policières filmées (« Je remercie les députés de mettre en place le floutage » des forces de l’ordre, Gérald Darmanin) ; au pire, de les renvoyer aux oubliettes des affaires classées (« Nous voulons que les agents ne soient plus identifiables du grand public », Jean-Michel Fauvergue, porteur de ladite loi, lors de son examen en commission des lois, jeudi dernier). Dans tous les cas, de frapper leur diffusion de censure soft, mais de censure tout de même.

Éloquente, l’urgence à légiférer dit la nervosité, voire la panique, d’une hiérarchie policière et politique devant une prétendue « tyrannie des images volées (…) et jetées en pâture sur les réseaux sociaux » selon Christophe Castaner, le 26 juin 2020, à l’École nationale de la police, à Saint-Cyr-au-Mont-d’Or. Un peu partout dans les démocraties, ce sont bien en effet les mêmes automatismes qui sont à l’œuvre, un même mouvement de fond : non pas la tyrannie, mais l’inverse, le contrôle de police de... la police. Outre-Atlantique, une logique de « police accountability » (qui, de ses coups, doit rendre des comptes, et l’on dit d’ailleurs que l’ampleur du mouvement BlackLivesMatter a pesé sur l’élection de Biden) ; et sur nos rives, un paragraphe au détour de 1789 :

Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen

« Art. 12. — La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. »

Tout est écrit là, en huit lettres : publique. En dernier ressort, ce qui pourrait distinguer la police d’une milice, c’est bien ce marbre — auquel la République revient sans cesse —, ce sont bien ces huit lettres : son caractère public, par et pour le peuple, ni contre ni sans lui. Dit autrement : la République, si elle souhaite être perçue comme chose publique, se doit impérativement d’être exemplaire — donc : de se plier au contrôle.

Nettement : sans haine, sans crainte, sans cagoule ni floutage. Si elle refuse, c’est qu’elle pourrait bien avoir quelque chose à cacher : ces violences policières qu’on ne saurait voir (et qu’on ne pourrait plus montrer, dans leur réalité nue).

Or, par cette proposition de loi, que certains appellent de leurs vœux depuis des mois, les policiers voudraient pouvoir se soustraire officiellement à l’examen public, et, au fond, entériner une anonymisation rampante, avec des agents qui opèrent de plus en plus encagoulés, dissimulent leur visage, camouflent leurs plaques minéralogiques, sans parler des numéros de matricule obligatoires (RIO), souvent invisibles, toujours dérisoires (leur taille, minuscule, et leur série de chiffres, non mémorisable). Il y a fort à parier que le Conseil constitutionnel, s’il devait être saisi, irait puiser dans ses classiques, au premier rang desquels celui de 1789.

L’existence de la police, peut-être même ce qui lui reste de légitimité, réside en effet bien dans sa soumission à une exigence de publicité, sous le regard de tous et de chacun. À ce titre, la loi relative à la sécurité globale aura sans doute pour risque d’aggraver la défiance de la population (surveillée partout, par drones bientôt sur-autorisés) envers les forces de l’ordre (floutées, par obligation légale). Vincent Couronne, chercheur associé en droit, écrit : « Toute cette polémique autour de l’anonymisation des forces de l’ordre masque une carence de l’État : sa capacité à assurer la sécurité de ses agents. Imposer l’anonymat des policiers est sans doute plus simple, rapide et électoralement rémunérateur que rétablir le lien de confiance entre le citoyen et sa police. »

Jusqu’ici, le législateur n’avait guère eu besoin de s’activer. Tout allait bien, comme dans un film fameux. L’Inspection générale de la police nationale et sa jumelle de la gendarmerie amusaient galerie et journalistes, et l’impunité s’organisait cahin-caha à l’abri des regards – et des mémoires. On exhibait quelques (rares) condamnations pour lâcher la pression de la cocotte-minute, en s’assurant que le bouclier tienne toujours. Pendant longtemps, ce fut parole contre parole ; l’une, policière et officielle, d’autorité ; l’autre, citoyenne, officieuse – et suspecte. La première gagnait, la seconde s’essoufflait, et les experts judiciaires finissaient bien souvent par applaudir les premiers.

Sauf que tout a basculé. La technologie triomphe là où le droit avait échoué (jusqu’ici) à servir la recherche de la transparence et l’assurance de l’égalité des armes devant les cours de justice. Subitement, l’iPhone débarque, et son œil électronique élargit les contours du champ de bataille (pour la vérité). Même François Molins, procureur général près la Cour de cassation, l’a reconnu du bout des lèvres le 5 novembre 2020 : sans les images « sur les réseaux sociaux » de l’élève du lycéen Bergson à Paris frappé à terre par un policier en 2016, pas d’autosaisine du Parquet.

Dans les années 2000, un professeur canadien avait proposé le terme de sousveillance. Steve Mann jetait dans ce concept les bases de ce qui se joue dans la GoPro-isation du monde aujourd’hui : l’enregistrement d’une activité du point de vue d’une personne qui y est impliquée – surf ou barricade, le geste est idem, c’est la finalité du filmage qui change la vague. Dans le cas de la sousveillance policière, on peut désigner le geste comme une forme de surveillance inverse, de panoptique inversé – certains parlent de veille distribuée.

C’est dans ce contexte que la proposition de loi dite de sécurité globale intervient. Il suffit d’avoir suivi les débats de la semaine dernière pour s’en assurer : l’article 24 crie avant tout haro sur les réseaux sociaux. Jean-Michel Fauvergue l’assure : « Pas d’inquiétude, les journalistes pourront toujours faire leur travail. Nous ne voulons sanctionner que les attitudes malveillantes. » Sans en dire plus, ni sur la teneur exacte des prétendues « malveillances », ni sur qui déterminerait (et quand) les « attitudes », et en passant sous silence que le Code pénal prévoit déjà toutes les sanctions possibles, et légitimes, en cas de menaces physiques ou psychiques : insultes, coups, menaces de mort, provocation à la commission de crime, diffamation et cyber-harcèlement compris.

Comme un aveu, le député ajouta tout de même : « Il y a une différence entre les [reportages] télé » et les boucles des réseaux sociaux. Comprendre qu’il pourrait toujours y avoir des accommodements avec les professionnels de la profession (« dignes de ce nom », selon le député LREM Stéphane Mazars, qui charge les « activistes » d’Internet). Et tel un retournement de Juvénal, Alice Thourot, autre députée à l’origine de la loi, verra sa formule « protéger ceux qui nous protègent » citée à plusieurs reprises lors des débats, comme autant d’incantations.

Saisissant retournement qui en appelle un autre : si « la justice est au service de la police, historiquement et institutionnellement » (Michel Foucault), on peut dire qu’ici, avec la loi relative à la sécurité globale, c’est la police qui est au service de la police, politiquement et législativement. Jean-Michel Fauvergue a dirigé le RAID le 2013 à 2017. Il y a peu, le même réclamait qu’on « oublie l’affaire Malik Oussekine ». La loi de sécurité globale serait donc une offre totale : il faudrait freiner la documentation du présent, interdire celle du futur, et oublier le passé. Fort heureusement, les principales sociétés des rédacteurs ont déjoué la manœuvre : elles ne serviront pas de dindons de la mauvaise farce.

Cas d’école de sousveillance à l’échelle d’un pays : le mouvement des gilets jaunes et son accumulation de châtiments corporels. À l’Assemblée nationale, une commission des lois n’a de cesse d’y revenir ces jours-ci. Cette commission « Maintien de l’ordre » est par ailleurs présidée par le même Jean-Michel Fauvergue, qui défend sa proposition de loi « sécurité globale », comme pour dire que les jeux sont faits et les débats, pipés.

Vingt-sept éborgnés, cinq mains arrachées, plus d’une centaine de tirs de LBD dans la tête, tous illégaux, et la disparition de Zyneb Redouane, mortellement touchée par un éclat de grenade lacrymogène, à Marseille, le 1er décembre 2018. En quelques semaines, la profusion de témoignages vidéo va rendre totalement visibles les brutalités policières.

Quand Jérome Rodrigues est en direct sur son live Facebook, place de la Bastille, le 26 janvier 2019, ce n’est pas seulement lui qui reçoit un projectile de LBD à l’œil droit, ce sont tous ses amis qui sont touchés, tous ces inconnus qui vont partager, liker, disliker, commenter, propager l’éborgnement : une armée de l’ombre qui rend soudain publique l’injustice. La loi Fauvergue proposerait le floutage global de chacun de ces drames. Une double peine légale, en somme.

Aux tirs tendus de lacrymogène, aux LBD qui explosent des vies, la foule (primo-manifestante, dans ses grandes largeurs ; ignorante de tout ceci jusqu’alors) va comprendre ce qui se trame. Visée, la foule se fait visible, et même hyper-visible, elle se montre, se selfie, elle se filme. Le cortège de gueules cassées sera le terrible prix du sang d’une terrible répression. Et peu à peu, un pan du pays découvre ce qu’un ban (lieu) éprouve depuis 30 ou 40 ans : la violence légale de la police (qui se discute) s’est en bonne partie effacée au profit de l’illégitime (qui se combat), au point de voir ses agents jouir de leur propre puissance et de leur propre spectacle (« Voila une classe qui se tient sage » lancé par un policier – qui les filme et les interpelle simultanément – à 151 lycéens de Mante-la-Jolie, agenouillés et entravés, le 6 décembre 2018, comme une adresse au pays entier).

Documentées, attestées, les vidéos, même parcellaires, constituent dès lors un enjeu narratif considérable pour la police, pour les manifestants, comme pour ceux qui les rapportent : les vidéastes et photographes se mouvant au fil des semaines en cibles des forces de l’ordre, à coups d’arrestations, de formatage de cartes-mémoire, de téléphones visés, d’objectifs matraqués, de campagnes anti-« journalistes militants ».

La camérisation du monde est une « révolution », un « outil essentiel de transparence », un « changement radical » jusque dans les « méthodes de travail des rapporteurs de l’ONU », dixit Michel Forst, rapporteur spécial des Nations unies dans Un pays qui se tient sage [documentaire de l’auteur de cet article – ndlr]. La profusion des images sera leur poids. Leur empilement, leur sens. Leur globalité, leur valeur. Leur répétition, l’évidence d’une violence policière mécanique, répétée, systémique.

C’est bien ce fol déluge qu’il s’agit de rendre flou, par la loi. Que le champ de bataille redevienne une verte prairie, par une armada de reportages télé co-produits, ou du moins supervisés par les autorités policières (lire l’édifiante enquête d’Arrêt sur Image, « Les copshows, garantis sans bavures » ou le fort bien opportun Dossier Tabou, dimanche dernier, sur M6, intitulé « Violences contre les représentants de l’État : aux racines de la haine » ). Et qu’au son de la prière d’Emmanuel Macron (« Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit », Gréoux-Les-Bains, 8 mars 2019), l’Assemblée nationale ajoute la censure de l’image.

Gérald Darmanin ne s’en cache d’ailleurs pas : la loi dite de sécurité globale est bien sienne, elle est même une « promesse » faite aux syndicats de police (au passage, un cadeau à pas cher qui permet sans bourse déliée de calmer une institution, en roue libre et à bout de forces). On sait même depuis le mardi 10 novembre que cet article 24 est un peu plus que ça, c’est Alice Thourot, la co-rapporteure qui a vendu la mèche : cette disposition « n’est que la traduction législative d’un engagement du Président de la République, pris devant les syndicats de police au mois d’octobre, quand il les a reçus à l’Elysée. »

Un cadeau empoisonné, aussi : quand le ministre justifie l’esprit de la loi, il prend appui sur le terrible drame de Magnanville (un couple de policiers assassiné chez lui, devant son enfant, traumatisé, en 2016), tout en reconnaissant ignorer « si les images sur les réseaux sociaux ont fait naître ou pas cet attentat ». À ce jour, aucune étude scientifique, aucun audit de l’IGPN, aucun chiffre précis, ne viennent valider ses assertions sur d’éventuelles agressions de policiers dont l’origine serait la diffusion d’images sur les réseaux sociaux. Personne ne conteste que de telles menaces puissent exister, mais chacun ignore tout de leur volume. On légifère dans le flou.

Depuis les années Sarkozy, tout indique que la police paye finalement sa conversion au tout répressif, n’apparaissant plus désormais que comme machine à confrontations, à violences et… à filmages. D’un côté, son répertoire d’actions se durcit ; de l’autre, la parole se libère, et une exigence de débat s’est instaurée. Il s’agit de souligner ici ce qui se joue maintenant : le rétablissement d’un match égalitaire, sur le plan des opinions, où la transparence des pratiques policières amène chacun à être plus… regardant.

Et c’est bien cette perte de monopole du récit qui rend l’institution si nerveuse, et si grossière dans son déni. Cette concurrence soudaine autour de « la bataille de l’image que nous sommes en train de perdre » (Jean-Michel Fauvergue, 5 novembre 2020, en commission des lois) qui entraîne le plus redoutable questionnement pour elle : celui sur la force légitime, dont elle se revendique.

Dans sa toute-puissance, et ses fondements, la police est atteinte. D’où l’agitation du pouvoir à vouloir légiférer séance tenante. Si l’on considère qu’il existe deux thermomètres pour mesurer les violences policières, un premier qui serait l’IGPN, et qui ne marche pas, et un second, les réseaux sociaux, qu’on voudrait casser, alors la terrible évidence surgit : cette volonté de renforcer l’impunité policière n’est rien d’autre qu’une revendication autoritaire.


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