Dans la lutte contre le terrorisme, faire fi de l’État de droit ?

dimanche 1er novembre 2020.
 

C’est une petite rengaine qui monte dans le débat public à mesure que se propage l’effroi suscité par l’assassinat de Samuel Paty. Comme cet acte a été commis par un jeune Russe d’origine tchétchène bénéficiant du statut de réfugié, connu de la police pour des faits de droit commun et ayant répondu à un appel lancé sur les réseaux sociaux par un militant islamiste fiché S, des voix de plus en plus nombreuses se lèvent pour réclamer la suppression des garanties juridiques qui protégeraient indûment les réfugiés aussi bien que les islamistes, français ou étrangers. À les entendre, le responsable ultime de cette tragédie serait ni plus ni moins que… l’État de droit, et les conventions juridiques, en particulier européennes, que la France a signées et qui lui ligoteraient les mains dans son action contre le terrorisme !

Que Marine Le Pen en appelle à des juridictions d’exception ou que le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin se montre désireux de dissoudre au plus vite, par décret, les associations religieuses qui incitent à la violence mais également celles qui sont seulement soupçonnées par ses services « d’agir contre les valeurs de la République », selon une formulation juridiquement imprécise retoquée à plusieurs reprises par le Conseil constitutionnel, voilà, me dis-je, qui est sans doute dans l’ordre des choses, après un tel événement. Mais je sursaute quand j’entends l’ancien secrétaire général dudit Conseil, Jean-Éric Schoettl, déclarer dans Le Figaro que les mesures qui s’imposeraient selon lui – internement des fichés S, privation de liberté des condamnés pour terrorisme à la fin de leur peine ou édiction de quotas migratoires – se heurtent au mur des droits fondamentaux. De sorte que l’alternative est « soit se tenir dans les limites de l’État de droit… soit se préparer à “renverser la table” (sic) en modifiant la Constitution et en suspendant les engagements européens au nom de l’intérêt supérieur du pays. » Dans ses pas, le philosophe Marcel Gauchet, qu’on a connu mieux inspiré, invite à « remettre l’État de droit à sa juste place par rapport à la souveraineté populaire » qui serait menacée dans « sa dimension primordiale de droit de se défendre du peuple » – un droit qui ne devrait plus être encadré par le pouvoir judiciaire qui ne voit ces menaces que « par le bout de sa lorgnette ».

Il se trouve que je suis issu d’une famille de juristes : mon grand-père, dit Tada, était magistrat, et même président de la Cour de cassation belge ; mon père, dit Pop’s, est ancien bâtonnier du barreau de Bruxelles, et ma sœur a également choisi l’avocature. Heureusement, ma mère et mon oncle ont opté, avant moi, pour la philo, de sorte qu’on ne parle pas que de droit à table lors des réunions familiales. Et puis ce droit omniprésent chez moi n’a jamais été invoqué comme un système figé de normes. Dans sa thèse, Tada soutenait que c’est le fait d’agir librement et en conscience de cause qui caractérise une infraction pénale, et non pas de manquer de respect à une règle positive, figurant dans un code inconnu. Dans ses grands procès, Pop’s a défendu le droit des médecins et de leurs patientes à avorter comme celui des homosexuels à vivre leur sexualité, alors que ces pratiques étaient poursuivies devant les tribunaux. Donc je n’ai pas grandi dans l’idée que le droit s’identifiait au respect scrupuleux d’un système de normes établies.

Reste que quand j’entends dire qu’il faudrait, dans la lutte contre le terrorisme, faire fi de l’État de droit, je frémis. Je sens monter en moi une sorte de dégoût moral doublé d’une inquiétude stratégique vis-à-vis de ceux qui essaient de nous faire croire que nous serions plus en sécurité si nous étions prêts à bafouer les droits et les libertés fondamentales. Comme si le droit n’était qu’une limite artificielle et non pas une garantie essentielle qui nous empêche de tomber dans le piège que nous tend le terrorisme. Je suis convaincu au contraire, avec Robert Badinter, que « l’État de droit n’est pas un État de faiblesse », et avec Benjamin Constant que « quand un gouvernement régulier se permet l’emploi de l’arbitraire, il sacrifie le but de son existence aux mesures qu’il prend pour la conserver. » Car « rien n’est à l’abri de l’arbitraire, quand une fois il est toléré » (Principes de politique, 1815). Est-ce là un tropisme dû à mon éducation ? J’ai la faiblesse de croire que non.

Martin Legros


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