La laïcité n’est pas la neutralité

vendredi 30 octobre 2020.
 

par Denis COLLIN, le 21 octobre 2020

Le combat pour évider la laï­cité de tout contenu et la rame­ner à un vague prin­cipe de tolé­rance adapté à une « société mul­ti­cultu­relle » sur le modèle anglo-saxon est engagé depuis long­temps. Les gran­des orga­ni­sa­tions « laï­ques » fran­çai­ses, comme la Ligue de l’ensei­gne­ment, se sont sou­vent ral­liées à la « laï­cité ouverte », pléo­nasme dou­teux dont le seul but est d’indi­quer qu’on doit sortir du prin­cipe de laï­cité tel qu’il a été for­mulé au début du siècle der­nier. L’orga­nisme dit « Observatoire de la laï­cité », dirigé par l’ancien minis­tre socia­liste Jean-Louis Bianco et conve­na­ble­ment financé sur les deniers publics — c’est-à-dire l’argent des citoyens — est devenu un des orga­nes de la lutte contre la « laï­cité à la fran­çaise ». Les mili­tants laï­ques sont main­te­nant cou­ram­ment qua­li­fiés de « laï­cards », un terme que les gau­chis­tes de tous poils emprun­tent, sans le savoir à Charles Maurras, l’âme de l’Action Française : « Père, par­donne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc, 23:34) ! On nous expli­que ici et là que la laï­cité, c’est la neu­tra­lité ou c’est une posi­tion d’équilibre entre les diver­ses croyan­ces reli­gieu­ses. Il est temps de tordre le cou à ces inep­ties.

La laï­cité n’est pas neutre parce qu’elle est une prise de posi­tion poli­ti­que et juri­di­que qui exclut la reli­gion de l’orga­ni­sa­tion poli­ti­que des citoyens. Or plu­sieurs reli­gions comme jadis le catho­li­cisme et encore aujourd’hui l’islam sup­po­sent pré­ci­sé­ment que la reli­gion a voca­tion d’orga­ni­ser la vie sociale et poli­ti­que. Pour ces reli­gions, le véri­ta­ble mariage est reli­gieux, le véri­ta­ble ensei­gne­ment des enfants inclut l’ensei­gne­ment des pré­cep­tes reli­gieux et les lois civi­les ne doi­vent pas contre­ve­nir à la loi divine. Or, la laï­cité est exac­te­ment l’inverse.

En France, le mariage reli­gieux n’a aucune valeur légale et seul compte le mariage civil. L’Église catho­li­que condamne le divorce, mais celui-ci est légal depuis la Révolution confor­tée par le Code civil. La République ita­lienne, à sa fon­da­tion, est deve­nue une répu­bli­que où l’État et l’Église sont sépa­rés, mais la laï­cité y reste un long combat ! De nom­breu­ses lois concer­nant le divorce ou l’IVG ont été adop­tées contre la mobi­li­sa­tion de la puis­sante Église ita­lienne, mais ce ne fut pas sans mal. Le divorce fut l’objet d’une bataille épique et a néces­sité trois lois, à partir de 1970, pour deve­nir vrai­ment un divorce civil proche des condi­tions fran­çai­ses. On ajou­tera qu’en France, il est inter­dit de marier des enfants mineurs. Il faut avoir 18 ans pour se marier. Mais dans de nom­breux pays musul­mans et confor­mé­ment à l’ensei­gne­ment de la charia, les enfants — c’est-à-dire essen­tiel­le­ment les filles peu­vent être mariées bien plus tôt. Le Prophète n’ayant pu com­met­tre d’actes illi­ci­tes, son exem­ple pour­rait suf­fire pour défi­nir la loi : il a épousé Aïcha âgée de six ans et le mariage a été consommé quand Aïcha eut neuf ans… Aux yeux de la loi fran­çaise, un homme qui sui­vrait l’exem­ple du pro­phète serait consi­déré comme un pédo­phile et un vio­leur et irait crou­pir en prison pour un bon moment. On peut dis­cu­ter de l’authen­ti­cité de la chose, mais l’islam repo­sant lar­ge­ment sur les exem­ples de la vie de Mahomet, que ces exem­ples aient été inven­tés ou non ne change rien à l’affaire — au demeu­rant l’his­to­ri­cité du soi-disant pro­phète est lar­ge­ment sujette à cau­tion… et même encore plus dou­teuse que l’his­to­ri­cité de Jésus, qui semble ne plus faire beau­coup de doute, même si le « vrai » Jésus n’est pas for­cé­ment le per­son­nage des évangiles. Certains pays arabes comme la Jordanie et l’Égypte, moins bar­jots que les fana­ti­ques de la sunna ont fixé des âges au mariage des filles dans les normes euro­péen­nes (17 ou 18 ans). En tout cas, la laï­cité impli­que que la loi civile est supé­rieure à n’importe quelle tra­di­tion reli­gieuse ! Ce qui est contra­dic­toire avec l’ensei­gne­ment de ces « gran­des reli­gions ». Or les tra­di­tio­na­lis­tes affir­ment la supé­rio­rité de la loi divine sur la loi civile. Il y a bien un conflit et être pour la laï­cité n’est pas être neutre dans ce conflit, mais pren­dre parti pour la supé­rio­rité de la loi civile.

L’ensei­gne­ment public en France, depuis 1882, doit être laïque, c’est-à-dire ici « are­li­gieux ». Non pas anti­re­li­gieux, puis­que les maî­tres n’ont pas à vou­loir chan­ger les convic­tions reli­gieu­ses des élèves, mais la reli­gion, en tant que foi, ne doit en aucun cas entrer dans le contenu des ensei­gne­ments et il ne doit y avoir aucun signe reli­gieux dans les écoles. Les catho­li­ques appe­laient cette école « l’école sans Dieu » et cher­chè­rent par­fois à sous­traire leurs enfants à cet ensei­gne­ment jugé « impie ». En tout cas, à l’époque, glo­ba­le­ment les répu­bli­cains ont tenu bon. Certes les ensei­gnants laï­ques doi­vent être neu­tres. Dans l’exer­cice de leur magis­tère, ils n’ont pas à faire part de leurs opi­nions poli­ti­ques ou reli­gieu­ses. Mais cette neu­tra­lité découle du fait que le maître ou le pro­fes­seur trans­met des connais­san­ces objec­ti­ves. La terre est ronde et tourne autour du soleil, même si les « textes sacrés » de telle ou telle croyance disent le contraire. La théo­rie de l’évolution est vraie (dans la mesure où une théo­rie scien­ti­fi­que peut être vraie) et elle n’est pas une croyance parmi d’autres. L’his­toire est l’exposé de faits objec­tifs et rien d’autre ! On doit ou on devrait y ensei­gner aussi bien la traite négrière que la traite orga­ni­sée par les Arabes. Et la neu­tra­lité en matière his­to­ri­que consiste à accor­der que les nazis ont bien orga­nisé l’exter­mi­na­tion des Juifs d’Europe, que ce n’est pas une « croyance » pro­pa­gée par les « sio­nis­tes »… Sur ces ques­tions et comme sur tant d’autres nous voyons que la laï­cité n’est pas « tolé­rante » ni spé­cia­le­ment « neutre » puisqu’elle prend le parti de la raison et de l’examen scien­ti­fi­que des faits et se moque de savoir si cela contre­dit telle ou telle croyance reli­gieuse. L’école laïque déva­lo­rise les croyan­ces au profit du savoir objec­tif ration­nel. C’est un enga­ge­ment clair que contes­tent les enne­mis de la laï­cité, les reli­gieux autant que leurs idiots utiles, les par­ti­sans de la soi-disant « laï­cité ouverte ».

La neu­tra­lité exigée des agents du ser­vice public a donc un sens très précis et l’inter­dic­tion d’exer­cer ses fonc­tions en arbo­rant la mani­fes­ta­tion de ses croyan­ces signi­fie bien que la reli­gion est une affaire privée et seu­le­ment une affaire privée. Tout cela découle d’une concep­tion de l’État beau­coup plus ancienne que les lois laï­ques fran­çai­ses. Cette concep­tion est celle de la sou­ve­rai­neté en géné­ral et de la sou­ve­rai­neté du peuple en par­ti­cu­lier. Dès lors que le roi s’annonce comme pou­voir sou­ve­rain, il affirme clai­re­ment que l’État n’a pas à se sou­met­tre à la reli­gion, mais qu’au contraire, celle-ci doit se sou­met­tre à l’État. Pour un esprit reli­gieux, le seul sou­ve­rain est Dieu et aucune loi n’est supé­rieure à la loi de Dieu. L’affir­ma­tion de la sou­ve­rai­neté de l’ins­ti­tu­tion poli­ti­que, qui contient les germes de la laï­cité, est déjà une affir­ma­tion contraire au dogme reli­gieux. Avec la pro­cla­ma­tion de la liberté de cons­cience et donc de la liberté de ne pas croire, on fran­chit un pas consi­dé­ra­ble — la Révolution fran­çaise jette les jalons, et l’empire ne remet­tra pas cela en cause, d’une concep­tion qui émancipe le citoyen de la ser­vi­tude reli­gieuse et pro­meut au contraire l’auto­no­mie du sujet au sens kan­tien du terme.

Répétons-le : dans la concep­tion poli­ti­que qui est la nôtre et qui est par­ta­gée par tous les grands pays démo­cra­ti­ques, même ceux qui sont un peu moins laï­ques que la France, la loi suprême est la loi civile. Les croyants peu­vent bien condam­ner l’IVG, le divorce ou la luxure, ils peu­vent par­fai­te­ment s’appli­quer à eux-mêmes ces condam­na­tions et ces inter­dits — per­sonne n’est obligé d’avor­ter, de divor­cer ou de se livrer à la luxure ! Mais per­sonne, pas une auto­rité quelle qu’est soit, ne peut empê­cher les indi­vi­dus d’user des droits que la loi leur reconnaît. Si la laï­cité de l’État était neutre, elle devrait mettre sur le même plan, consi­dé­rer comme équivalents, le droit au divorce et l’inter­dic­tion du divorce, le droit à l’IVG et l’inter­dic­tion de l’IVG, ce qui serait par­fai­te­ment absurde. Comme une loi doit tou­jours s’appli­quer en tenant compte de cer­tai­nes réa­li­tés, on a reconnu aux méde­cins le droit à faire valoir la clause de cons­cience dans le cas de l’IVG, parce que l’oppo­si­tion à l’IVG n’est pas spé­ci­fi­que­ment une affaire reli­gieuse, mais peut ren­voyer à des atti­tu­des mora­les plus géné­ra­les — le phi­lo­so­phe Marcel Conche, maté­ria­liste et athée est fer­me­ment opposé à l’IVG. En revan­che un méde­cin témoin de Jéhovah ne pour­rait pas s’oppo­ser à une trans­fu­sion san­guine qui sau­ve­rait un patient. Il y a donc sans doute toute une casuis­ti­que pour trai­ter les cas-limi­tes.

On le voit donc, la laï­cité est enga­gée et elle a à garan­tir l’espace public contre l’inva­sion des grou­pes reli­gieux qui vou­draient y faire régner leur loi. Au contraire le prin­cipe anglo-saxon de tolé­rance repose sur la reconnais­sance des croyan­ces reli­gieu­ses comme acteurs légi­ti­mes dans l’espace public. C’est pour­quoi la Grande-Bretagne et le Canada admet­tent que la loi isla­mi­que soit appli­quée dans la sphère du droit civil pour les maria­ges, les divor­ces ou l’héri­tage, chose qui, jusqu’à aujourd’hui, serait ini­ma­gi­na­ble en France. Le prin­cipe de tolé­rance s’accom­mode très bien de l’exis­tence d’une reli­gion d’État et peut consi­dé­rer le blas­phème comme un crime ou un délit. Au contraire dans une répu­bli­que laïque, le blas­phème ne peut être un objet de déci­sion juri­di­que puis­que le blas­phème n’existe que rela­ti­ve­ment à la croyance. Remarquons qu’un chré­tien pour­rait consi­dé­rer comme blas­phème la posi­tion de Juifs qui tien­nent Jésus pour une sorte d’impos­teur ou celle des musul­mans qui ne tien­nent sim­ple­ment pour un pro­phète et non pour le « fils de Dieu ». Les reli­gions sont les unes pour les autres toutes blas­phé­ma­tri­ces. C’est d’ailleurs un argu­ment sup­plé­men­taire pour ren­voyer les reli­gions dans la sphère privée et fonder l’État sur des prin­ci­pes laï­ques.


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