Corruption en Françafrique : le testament judiciaire d’un ancien patron d’Elf

dimanche 4 octobre 2020.
 

Condamné dans l’affaire Elf, dont il fut le PDG, Loïk Le Floch-Prigent a récemment été entendu comme témoin par un juge dans le scandale des biens mal acquis. Il a confirmé que l’argent du pétrole a permis de financer personnellement des présidents africains, notamment au Gabon et au Congo-Brazzaville. Et assuré que le système perdure aujourd’hui, sous d’autres formes.

D’un dossier l’autre. Reconnu coupable et condamné en 2003 dans l’un des plus retentissants scandales financiers de ces dernières décennies – l’affaire Elf –, Loïk Le Floch-Prigent, ancien dirigeant du groupe pétrolier français (Total aujourd’hui), a récemment été entendu comme témoin dans un autre scandale d’ampleur : l’affaire des « biens mal acquis », dite BMA.

Il y a, sur fond de Françafrique, une parenté évidente entre les deux dossiers, et c’est tout l’enjeu de l’instruction actuellement menée par le juge Dominique Blanc d’en établir objectivement le lien pour les besoins de la démonstration judiciaire.

L’affaire des « biens mal acquis » porte sur le patrimoine vertigineux (hôtels particuliers, villas, œuvres d’art, voitures de luxe, bijoux…) acquis en France par les familles dirigeantes de deux pays africains amis de la France, le Gabon et le Congo-Brazzaville, présidés par deux clans eux-mêmes unis par des liens familiaux : respectivement les Bongo et les Sassou-Nguesso.

Omar Bongo a dirigé le Gabon de 1967 jusqu’à sa mort en 2009 ; sa succession est depuis assurée par son fils Ali. Denis Sassou-Nguesso préside quant à lui le Congo-Brazzaville depuis 1979, avec une brève interruption de cinq ans entre 1992 et 1997.

Onze personnes sont actuellement mises en examen dans l’affaire des BMA. Et aucun des émoluments officiels des deux familles régnantes au Gabon ou au Congo, pas même ceux des présidents des pays concernés, ne peut, selon l’enquête, justifier les dizaines de millions d’euros qui ont été nécessaires à l’acquisition d’un tel patrimoine à Paris ou dans le sud de la France. Il faut donc, pour la justice, déterminer l’origine probable, si ce n’est certaine, des fonds occultes.

En somme : d’où vient l’argent ?

La réponse à cette question, qui plane, obsédante, depuis des années au-dessus des investigations menées pour « blanchiment », « détournements de fonds publics » et « recel » (entre autres délits présumés), a peut-être été apportée sur procès-verbal, le 15 novembre 2019, par Loïk Le Floch-Prigent.

PDG de 1989 à 1993 du géant pétrolier français Elf, ce dernier avait été reconnu coupable du détournement de plusieurs centaines de millions d’euros des caisses du groupe, et condamné le 12 novembre 2003 à cinq ans de prison ferme et 375 000 euros d’amende.

Omar Bongo, ancien président du Gabon décédé en 2009. © Reuters Omar Bongo, ancien président du Gabon décédé en 2009. © Reuters Inédit jusqu’à aujourd’hui, le témoignage qu’il a livré dans le cabinet du juge Blanc peut se lire comme une sorte de testament judiciaire. Celui-ci offre une lucarne sans concession sur l’histoire d’un État corrupteur (la France) et d’États corrompus (le Gabon et Congo-Brazzaville), qui ont pactisé au mépris de populations privées du produit de leurs propres richesses – et accessoirement de démocratie.

« J’ai voulu aider le juge à comprendre pourquoi la situation que nous avons créée a toujours un présent et pourquoi celui-ci est détestable. Quand on voit le “french bashing” dans certains pays d’Afrique, j’ai peur que nous soyons au début d’un drame dont on ne mesure pas les conséquences. Nous sommes arrivés à la cote d’alerte dans ces pays », confie l’ancien patron d’Elf à Mediapart pour expliquer sa démarche.

Dans son témoignage au juge, Le Floch-Prigent, 77 ans, a d’abord raconté l’origine de la corruption, qui prend racine dans une raison d’État française sur fond de besoin énergétique.

« Les premiers présidents d’Elf […] ont eu pour première tâche d’augmenter le pétrole disponible du pays, a-t-il détaillé. Leur opinion, c’est que l’instabilité gouvernementale conduit à des soubresauts trop importants. On a demandé aux présidents successifs d’Elf de veiller à la stabilité de ces États, stabilité institutionnelle et juridique. Le premier pays qu’on voulait stabiliser était le Gabon. À la mort du président gabonais, Pierre Guillaumat [premier président d’Elf – ndlr] présente son directeur de cabinet [Omar Bongo – ndlr] au général de Gaulle en lui disant que c’était lui qu’il fallait au pouvoir pour être tranquille. À l’époque, tous les dirigeants deviennent marxistes et on voit arriver des révolutionnaires. Le directeur d’Elf dans ce pays change de rôle et prend un rôle d’ambassadeur, l’ambassadeur de France devenant presque un employé d’Elf. »

Le soutien français va loin, jusque dans la mise en scène d’une opposition Potemkine, selon Le Floch-Prigent : « Au Gabon, Omar Bongo considérait qu’il fallait toujours qu’il existe une opposition formelle, et cette opposition devait être incarnée par des personnes qu’il adoubait. Ces personnes étaient prises par les effectifs d’Elf Gabon, qui les rémunérait. »

Le témoin n’a semblé rien éluder devant le juge. Est-ce que l’argent de la corruption du groupe Elf profitait directement aux familles Bongo et Sassou-Nguesso, toujours au pouvoir aujourd’hui ? Oui, a-t-il répondu : « Ces frais partaient sur des comptes qui avaient été ouverts par MM. Tarallo et Sirven [deux anciens dirigeants d’Elf en Afrique – ndlr] pour le compte d’Omar Bongo, Denis Sassou-Nguesso et ceux qu’ils nous désignaient. »

Loïk Le Floch-Prigent appelait cela, dit-il, la « cuisine ».

Il a aussi rappelé que le groupe Elf prenait en charge toutes les commodités des chefs d’État africains en question lorsqu’ils effectuaient des déplacements en France. « C’était en liquide », a insisté à plusieurs reprises l’ancien patron d’Elf devant le juge.

D’après l’enquête Elf, le total des fonds occultes versés aux dignitaires africains grâce à des comptes ouverts en Suisse et au Luxembourg et par l’intermédiaire d’une myriade de sociétés domiciliées au Liechtenstein – que des paradis fiscaux – se chiffrait chaque année en centaines de millions de francs.

À la question du juge de savoir si le pouvoir politique français était informé du système de corruption mis en place par le groupe Elf, des sommes en jeu comme de leurs destinataires finaux, Loïk Le Floch-Prigent a répondu sans barguigner : « Absolument. »

« Sous la cohabitation, j’ai demandé au président [François Mitterrand – ndlr] ce que je devais faire. Il m’a demandé d’aller voir le premier ministre de l’époque [Edouard Balladur – ndlr], qui a refusé de me voir. Le président m’a alors dit d’aller voir directement le ministre du budget [Nicolas Sarkozy – ndlr]. Je lui ai donc remis copie de la feuille que je donnais au président », a-t-il témoigné.

Sollicité, Nicolas Sarkozy n’a pas donné suite pour réagir.

À Mediapart, Loïk Le Floch-Prigent indique que Nicolas Sarkozy lui avait paru « affolé quand il a vu les chiffres. Il n’imaginait pas que cela puisse exister comme ça ». L’ancien patron d’Elf assure par ailleurs qu’il n’a appris que tardivement que l’intermédiaire Alexandre Djouhri, aujourd’hui mis en examen avec Nicolas Sarkozy dans l’affaire des financements libyens, avait fait ses armes à l’ombre de son ancien « Monsieur Afrique », André Tarallo (décédé en 2018).

Dans le cabinet du juge Blanc, Loïk Le Floch-Prigent a affirmé que le système qui l’a emmené devant les tribunaux « continue d’exister », mais sous d’autres formes, avec d’autres sociétés sur la piste desquelles sont aujourd’hui les enquêteurs.

Ses derniers mots devant le juge sont désabusés : « D’un système régulé considéré comme opaque et puni, on est arrivé à un système complètement fou qui conduit globalement les États et les peuples en question à ne plus être rétribués vraiment de l’exploitation pétrolière. La transparence demandée a conduit à un système encore plus opaque et encore plus désastreux pour les pays. C’est ce que j’ai constaté et qui me rend malheureux. »

par Fabrice Arfi


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