Aux Etats-Unis, l’étau conservateur se referme sur les progressistes

dimanche 4 octobre 2020.
 

Loin d’un prétendu tournant social de la droite américaine, Trump incarne les doctrines les plus dures en économie et en politique. Avec lui, les conservateurs cherchent à figer le système de pouvoir contre la société. Première chronique d’Harrison Stetler avant l’élection.

Qui se souvient encore de Grover Norquist ? En 1985, à l’âge de 29 ans, ce jeune diplômé de Harvard faisait son entrée sur la scène politique washingtonienne. Ronald Reagan entamait son deuxième mandat à la Maison Blanche après une victoire écrasante face à Walter Mondale lors de l’élection présidentielle de 1984.

Habitués que nous sommes aujourd’hui aux marges de victoires infimes, il est difficile de concevoir le raz-de-marée permis par les 20 points d’écart entre les deux candidats cette année-là (alors même que Joe Biden se vante d’un avantage face à Donald Trump d’à peine six points dans les sondages…). Mondale n’avait devancé Reagan que dans son État d’origine, le Minnesota. L’écart au collège électoral n’en fut que plus abyssal : 525 votes pour Reagan, 13 pour Mondale.

Les États-Unis, et le monde entier avec eux, traversaient alors l’âge d’or de la contre-révolution conservatrice. Les régulations s’atténuaient, l’inflation se réduisait, les dépenses militaires étaient en plein essor et les usines se délocalisaient à la recherche des salaires les plus bas. Les syndicats se recroquevillaient. Le sida était pointé comme la réponse de Dieu à la permissivité des années 1960. On pansait les blessures de la guerre au Vietnam par des escarmouches dans l’Amérique latine.

Les démocrates – autrefois le parti de Franklin Roosevelt et du New Deal – battaient en retraite face au reaganisme : c’est une chambre de représentants contrôlée par le parti de l’âne (démocrate…) qui valida les énormes baisses d’impôts de 1981 et 1986.

Soucieux de trouver sa niche dans ce Risorgimento républicain, Norquist a fondé en 1985 l’organisation Americans for Tax Reform (Américains pour la réforme des impôts). En dépit de son nom anodin, le lobby deviendra l’un des plus puissants à Washington dans les décennies à venir. Son seul but : faire baisser les impôts.

Sorte de cheville ouvrière de la droite américaine, ce personnage est resté dans les coulisses du mouvement conservateur jusqu’aux années 2000. Une des principales tactiques de son lobby était d’obtenir les signatures des figures politiques, surtout des républicains, mais de quelques démocrates également, pour la fameuse « charte pour la réduction d’impôts ».

En promettant de ne jamais voter une augmentation de taxes ou de charges, les élus locaux et fédéraux s’ouvraient à l’aide et à l’organisation militante du lobby. S’ils la transgressaient, ils devenaient la cible d’une campagne méticuleuse pour les déchoir et les remplacer par un élu plus discipliné.

Figer le gouvernement, paralyser le processus législatif, faire augmenter le déficit fédéral pour obliger au démantèlement et à la privatisation des services publics : ce sont les tactiques de base d’un mouvement conservateur soucieux de détruire à tout prix l’amorce de l’État-providence construit tout au long des décennies d’hégémonie progressiste à Washington. « Je ne veux pas abolir l’État en soi, a concédé Norquist pendant le premier mandat de George W. Bush, je veux tout simplement le réduire à la taille où je peux le glisser dans la salle de bains et le noyer dans la baignoire. »

Il est devenu commode d’affirmer que Trump représenterait une rupture avec la doxa du mouvement conservateur héritée des années Reagan. À l’encontre du laisser-faire « quoi qu’il en coûte » du républicanisme classique, Trump marquerait un tournant social de la droite américaine et une tentative d’asseoir sa base dans une classe ouvrière blanche déclassée par la désindustrialisation du pays depuis les années 1980. Norquist le voit autrement et sa lecture devrait nous alerter sur la cohérence et la radicalité de l’offensive conservatrice contre les acquis démocratiques et progressistes.

En dépit de ses appels pour un nationalisme et un protectionnisme économiques, Trump s’inscrit, selon Norquist, dans la droite ligne des doctrines du mouvement conservateur. Dans un entretien accordé au magazine The Atlantic en 2017, il s’est ainsi enthousiasmé pour la fidélité du locataire actuel de la Maison Blanche aux principes du républicanisme : « La politique réglementaire de Trump est reaganienne. Sa réforme des impôts est reaganienne. Il est plus agressif que Reagan sur les lois du travail. »

Évoquant son rendez-vous avec Trump quelques semaines après son arrivée au pouvoir en janvier 2017, Norquist se rappelait l’engouement exprimé par le président pour cet agent provocateur de la droite américaine – « Je suis avec toi à 100 % », lui aurait répété trois fois Trump.

Mais ce n’est pas seulement sur le plan économique que Norquist et Trump se rejoignent. La carrière de Norquist atteste des origines lointaines de l’illibéralisme politique au sein du mouvement conservateur. Par leur stratégie d’étouffement complet de l’opposition politique et l’insistance farouche sur la rigidité idéologique, les figures comme Norquist illustrent combien le démantèlement de l’État social s’est accompagné depuis les années 1980 d’une attaque systématique contre les pratiques du pluralisme démocratique.

Norquist est ainsi devenu l’un des architectes de la résistance massive qui a guidé la stratégie des républicains au congrès dès l’arrivée au pouvoir d’Obama, en 2008. Une crise économique majeure, la promesse d’une réforme en profondeur du système de santé, un sentiment tangible de l’épuisement du Parti républicain par l’expérience des années de George Bush, les mouvements comme Occupy Wall Street en 2011… plusieurs signes semblaient pourtant annoncer une rupture avec les cadres imposés à la politique américaine depuis Reagan. Ce n’est pas du tout ce qui s’est passé.

La contre-révolution conservatrice, qui ébranle et gangrène les institutions démocratiques depuis les années 1980, ne s’est jamais révélée aussi destructrice et aussi dépourvue de capacités à gouverner le pays qu’aujourd’hui. Depuis le début de la pandémie de Covid-19, une douzaine de millions d’Américains se sont vu dépouiller de leur assurance-maladie. Un rapport récent d’Oxfam montre que Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, pourrait attribuer à chacun de ses quelque 876 000 employés une prime de plus de 100 000 dollars – tout en conservant sa fortune d’avant la crise.

La radicalisation du mouvement conservateur est avant tout le symptôme de son affaiblissement dans un pays désirant un changement profond – et souvent radical. Son anti-intellectualisme chronique, son déni presque complet de l’expertise gouvernante au nom d’intérêts étroits, son rejet total de la réalité complexe et multiculturelle de la société états-unienne, sa défense quoi qu’il en coûte d’une aristocratie économique intouchable… tout cela donne l’impression qu’il n’a même pas l’intention de gouverner, qu’il se contente de figer la société, avec ses injustices et ses inégalités.

La droite est morte... mais elle ne peut pas mourir

Au moment où j’écris cet article, la fumée des incendies forestiers en Californie s’aperçoit jusque dans les avenues de New York. Ce alors que Trump a assuré, lors d’une réunion le 14 septembre 2020 avec les figures politiques des États touchés par la crise, que le réchauffement climatique donnerait bientôt lieu à un nouveau cycle de refroidissement planétaire…

Avec le recul, la domination conservatrice à Washington peut se diviser en deux actes. L’embarras de la guerre en Irak et la crise de 2008 ont fait voler en éclats son hégémonie sur la politique américaine. Face à sa marginalisation dans l’espace politique du pays, processus à l’œuvre depuis la victoire d’Obama en 2008 et accéléré par le succès de figures comme Bernie Sanders, la stratégie principale du mouvement conservateur, aujourd’hui, est de mener une guerre de positions pour contrecarrer un éventuel tournant progressiste dans l’opinion publique.

La radicalisation à l’œuvre ne doit pas tromper. La classe politique américaine exprime, en effet, une nostalgie chronique pour les formes passées d’un conservatisme modéré, qui sont en fait largement mythifiées. Alors que Biden fait de sa capacité à travailler avec les républicains une de ses vertus principales, il devrait plutôt tirer de son expérience à la Maison Blanche avec Obama l’inévitabilité de la résistance massive qui l’accueillerait au pouvoir.

De fait, il y a quelque chose de banal ou presque pastoral dans les tactiques politiciennes d’un Grover Norquist. Restriction des droits de vote dans les États clés, et surtout dans les quartiers populaires ou de tendance démocrate ; tentatives de paralyser le vote par correspondance dans une élection qui se fera par la poste à un niveau inédit ; menaces de déploiement de l’armée dans le cas d’une élection contestée ; poursuites judiciaires au nom de la « sédition » des manifestants Black Lives Matter de cet été : l’illibéralisme léger qui a depuis longtemps caractérisé la droite américaine face à chaque risque de dérapage progressiste se transforme, petit à petit, en une forme plus ou moins assumée d’autoritarisme politique.

Rien de mieux non plus que de s’appuyer sur la constitution américaine, très favorable à la défense d’intérêts ou d’opinions minoritaires, et largement inchangée depuis plus d’un siècle. Sur les cinq élections présidentielles du XXIe siècle, les républicains ont remporté le vote populaire une seule fois (en 2004), alors qu’ils ont investi la Maison Blanche pour trois mandats jusqu’ici.

Le Sénat, que l’on pourrait considérer comme un véritable bastion de conservatisme, est par ailleurs un des corps politiques les plus minoritaires que connaît une démocratie libérale contemporaine. En raison de l’égale représentation de chaque État qui dispose chacun de deux sénateurs, la moitié de la population américaine n’est représentée que par une vingtaine de sénateurs parmi les cent qui siègent.

Le Capitole aux États-Unis, siège du pouvoir législatif. © Wikimedia Commons Le Capitole aux États-Unis, siège du pouvoir législatif. © Wikimedia Commons À entendre les remous agitant l’espace médiatique conservateur, même cela est trop indulgent vis-à-vis de la représentation politique majoritaire. Dans une tribune publiée le 8 septembre dernier dans le très conservateur Wall Street Journal, le sénateur républicain Ben Sasse appelle à une refonte absolue de l’institution. Le sénateur du Nebraska encourage l’abrogation du 17e amendement de la Constitution, voté en 1912, qui faisait élire les sénateurs par un vote populaire dans chaque État.

Jusqu’en 1912, les sénateurs étaient élus par les législateurs locaux dans chaque État. Idem pour la longévité des mandats. Sasse trouve que les six ans accordés aux sénateurs exposent au risque de voir l’institution se faire emporter par les vagues et les hystéries de l’opinion publique. Il propose donc de limiter chaque sénateur à un mandat unique, mais d’allonger ce dernier à douze ans !

La mort de la juge à la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg, le 18 septembre, est une opportunité tombée du ciel pour un conservatisme minoritaire. Trump et le leader de la majorité républicaine au Sénat Mitch McConnell – peut-être l’homme le plus puissant à Washington après Trump – se délectent de l’occasion de remplacer cette icône de la jurisprudence progressiste par un sixième juge de tendance républicaine.

En cela, McConnell reviendrait sur sa propre opposition à la nomination par Obama de Merrick Garland en 2016, au nom du principe selon lequel il fallait attendre l’arrivée au pouvoir du nouveau président. Respecter ce principe n’est soudain plus un impératif pour lui, et l’on comprend pourquoi : ce serait rater la possibilité de consolider (et pérenniser pour la génération à venir) une majorité conservatrice dans ce troisième pilier de l’État américain.

Une des brèches ouvertes par les militants progressistes ces dernières années l’a été lors d’un référendum tenu en 2018 dans l’État de Floride. Un amendement, intitulé « Voting Rights for Felons Initiative », a assuré la restauration du droit de vote des anciens criminels dans l’État, élargissement qui concerne environ un million de citoyens.

Or, le 11 septembre dernier, une cour d’appel fédérale, dopée par cinq juges nommés par Trump, a validé une loi passée par la législature de l’État qui impose aux anciens détenus l’obligation d’avoir payé complètement leurs frais judiciaires avant de pouvoir accéder aux urnes. En raison de la surreprésentation de la population noire ciblée par le système carcéral américain, les militants s’insurgent avec raison contre la mise en place d’un impôt de vote digne de l’époque de Jim Crow.

Certains éditorialistes vont jusqu’à évoquer la possibilité d’un refus d’un transfert de pouvoir, de milices et de paramilitaires dans les rues, et s’affolent du scénario de quasi-guerre civile dans l’éventualité d’une victoire de Biden ce 3 novembre. Je serais peut-être encore plus pessimiste. Les États-Unis se tordent de contradiction entre un système politique figé et une société qui se réveille en faveur de l’égalité réelle des droits.

Dans cette lutte, la contre-révolution conservatrice a un avantage certain : celui de n’avoir même pas besoin d’un coup d’État, tant elle s’incruste depuis une vingtaine d’années dans les rouages d’une démocratie verrouillée. La droite est morte, mais elle ne peut pas mourir. Le tournant progressiste modeste et minimal proposé par Biden risque déjà d’être mort-né.

Harrison Stetler


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