« Quand les élites politiques se comportent d’une manière irresponsable, c’est l’esprit public qui se dégrade » – Interview de Jean-Luc Mélenchon pour « L’Economiste »

lundi 12 octobre 2020.
 

Jean-Luc Mélenchon, Député des Bouches-du-Rhône et Député Européen, livre dans un premier entretien exclusif accordé à un média marocain son analyse, sur cette période de crise sanitaire liée au Covid-19 en France et dans le monde. Suite au déconfinement le 11 mai dernier dans l’hexagone, le Président de la « France Insoumise » partage ses réflexions sur les relations France-Maroc, France-Maghreb et commente ses prévisions sur la politique internationale post-épidémie, les différentes polémiques qui ont secoué la France et l’Europe, ainsi que son rapport avec le pays où il est né : le Maroc.

– L’Economiste : Quel est votre regard sur la gestion de la crise sanitaire liée au Covid-19 en France ?

– Jean-Luc Mélenchon : Le Président Emmanuel Macron comme les autres Présidents libéraux du monde, Boris Johnson, Donald Trump ou Jair Bolsonaro, sont partis de l’idée que l’épidémie était imparable et qu’il fallait compter sur l’auto-immunisation de la population. A partir de ce postulat, ils ont établi que la propagation du virus à grande échelle, permettrait la production d’anticorps, augmentant ainsi la résistance de la communauté humaine. Ce raisonnement explique, entre autres, le retard des prises de décision du gouvernement français. Le Président Emmanuel Macron a minimisé la gravité de la situation et continué de prodiguer des conseils à la population, comme lors de sa sortie au théâtre ainsi que sa marche sur les champs Elysées ou lors de ses allégations, quant à ses doutes sur l’existence d’une réelle épidémie en mars dernier. Ces actes ne prennent de sens, que si derrière, il y a l’idée que l’auto-immunisation de la population est l’objectif final. Peu de temps après, le gouvernement français a pris conscience que le virus était finalement dangereux et même mortel à l’endroit des personnes âgées, des individus les plus fragiles, ainsi que ceux ayant des facteurs de comorbidité et plus récemment sur les enfants.

Du jour au lendemain, les Français ont donc été appelés à être confinés, avec paradoxalement un maintien des élections municipales. Nous avons eu le sentiment que le gouvernement français était débordé par la situation. Après avoir considéré dans un premier temps que le port du masque n’était pas indispensable, il s’agissait ensuite de répondre à la question insoluble de sa production, une problématique vite résolue au Maroc. Cette situation pose question sur les raisons qui expliquent l’incapacité de la France à suivre cet exemple. Notre Mouvement « La France Insoumise » a invité à maintes reprises les instances dirigeantes à se ressaisir, mais en vain. Le libéralisme politique, philosophique et intellectuel, ne permet pas de résoudre les grands défis du péril commun, à l’inverse, les méthodes plus collectives ou plus « collectivistes » ont fait la preuve de leur efficacité quel que soit le régime qui les applique, c’est-à-dire réquisitionner l’industrie textile, planifier la mise en ordre des moyens de lutte, mobiliser la population comme partie prenante de la bataille sanitaire.

– Les Français ont été déconfinés le 11 mai. Toutefois de nouveaux cas apparaissaient dans des écoles, aussitôt fermées. Vous aviez été très critique par rapport à la stratégie du gouvernement à ce sujet, pour quelle raison ?

– Le déconfinement est inéluctable, mais force est de constater qu’il n’a pas été organisé. Nous avons l’impression que cette crise sanitaire a été gérée avec « une boîte à outils » totalement obsolète. Son aspect hasardeux, avec des conditions telles que des gens s’empilant dans les transports en commun, dans les métros, est incompréhensible.

Au total, ce semblant de « stratégie » nous renvoie à une phrase célèbre de l’ancienne Première Ministre du Royaume-Uni, Margaret Thatcher « La société n’existe pas, il n’y a que des individus, hommes et femmes et des familles qui doivent optimiser leurs relations pour rendre le monde meilleur ». C’est typiquement ce que met en œuvre l’équipe « Macroniste ». Mettre les parents au pied du mur et les contraindre à assumer individuellement les risques de contagion en envoyant leurs enfants à l’école, est un acte tout simplement odieux.

Des parents qui n’ont d’autre choix que de prendre cette lourde décision, car convoqués par leurs employeurs pour reprendre leur travail et obligés de s’y rendre, sous peine de licenciement pour abandon de poste. C’est une négation de toute sphère publique, de toute règle commune, malgré cela, ils sont seulement 1 million d’enfants sur les 6,7 millions à avoir repris le chemin de l’école. Ensuite, nous avons vu des situations aberrantes, comme l’ouverture des établissements primaires pour envoyer les enfants en bas âge à l’école, c’est-à-dire les moins susceptibles de respecter les gestes barrières. Jean Castex, Délégué Interministériel « Chargé de la stratégie de sortie du confinement », a expliqué que le Gouvernement a choisi ceux qui ne pouvaient pas se garder tous seuls, afin de permettre aux parents d’aller travailler. Bien évidemment, ce point de vue purement économique, obsède le Gouvernement car le chômage partiel représente une somme vertigineuse dont il faut s’acquitter tous les mois en l’absence d’accord Européen pour l’effacement de la dette. Le premier jour de déconfinement, Muriel Pénicaud, ministre du Travail, avait annoncé que si tout se passait bien d’ici quelques semaines, tout le monde devrait reprendre le travail et par conséquent l’indemnisation du chômage partiel n’aurait plus lieu d’être.

– Concernant les masques, vous aviez déclaré qu’il fallait réquisitionner l’industrie textile pour assurer l’autosuffisance en France, comme a fait le Maroc. Pour quelle raison le Gouvernement n’a pas suivi votre proposition ?

– C’est une situation humiliante. Nous ne comprenons pas qu’un pays qui a 2.300 entreprises textile, soit incapable de prendre une décision pour la production de simples masques. Observons deux choses : certains patrons de l’industrie textile se sont auto réquisitionnés ou changé leur ligne de production, jamais le pouvoir ne leur a demandé de le faire et jamais l’organisation patronale ne l’a organisé elle-même ; ensuite, nous avons eu la douleur de voir que dès que le déconfinement a été annoncé, des millions de masques ont surgi dans les magasins. Nous étions orgueilleux de notre puissance de travail collective en France, ce temps est révolu. Nous sommes à la fois humiliés et scandalisés de ce qui se passe dans notre pays. Les Français sont parfaitement en mesure de distinguer une situation de péril, d’une situation ordinaire. Chaque fois que je suis intervenu sur ce sujet, le premier ministre Edouard Philippe m’a répondu avec ironie « on connaît votre modèle économique, la nationalisation partout ». Ce n’est pas mon modèle. Cette réponse, m’a confirmé leur vision, qui est complètement idéologique.

– Incroyable, la France polémique toujours autour de la Chloroquine, allant même jusqu’à un décret pour l’interdire, alors que l’étude de The Lancet s’est avérée fausse…

– Je ne me prononce pas sur le fond scientifique car ce n’est pas mon champ de compétence, mais je réalise simplement que le retard qui a été pris par le Gouvernement dans la mise en place de certaines solutions d’urgence est incompréhensible. Le Professeur Didier Raoult a proposé un protocole de soin et il me semble que celui-ci méritait mieux que les critiques insultantes auxquelles il a eu droit très rapidement. Au total, la logique du gouvernement français est une logique libérale. De son côté, le Maroc a gardé des traditions liées à la construction d’un Etat indépendant. J’y note une vitalité de l’idée de l’Etat et du collectif. En France, cette notion a été perdue par les élites.

– En pleine crise, les hôpitaux se disaient débordés alors que les cliniques privées leur avaient ouvert les portes. Pourtant, la fédération assure que « les établissements privés sont restés sous-utilisés. »

– Lors de ma première réunion à Matignon, j’avais posé la question de la réquisition du secteur privé pour la mise à disposition de lits pour les cas de détresse respiratoire, au premier ministre Edouard Philippe, qui m’avait assuré, l’air stupéfait de ma question, l’avoir assurément mis en place. L’équipe qui est au pouvoir a très peu de culture de l’Etat, ce sont d’anciens « DRH » habitués aux entreprises privées qui ne connaissent pas le maniement de la puissance publique. Toutes leurs décisions sont tellement aberrantes, stupéfiantes et humiliantes. Les pays amis ne nous comprennent plus. Il ne faut surtout pas appliquer la politique française, heureusement, le Maroc s’est bien gardé d’imiter la France.

– Quelles seront, selon vous, les conséquences de la crise économique post-épidémie ?

– Le choc économique ne fait qu’être aperçu. Les Etats-Unis sont en train d’être dévastés par cette crise sanitaire. Si la situation reste relativement stable et qu’aucun régime économique n’est profondément affecté, nous en avons pour 8 à 10 ans pour réparer les 6 mois que nous venons de vivre, sans oublier que nous n’avons toujours pas effacé l’ardoise de 2008. En toute hypothèse, un grand nombre de rouages et de chaînes d’interdépendance économique longues sont rompues, elles auront du mal à se remettre en route. Les Etats-Unis seront sans aucun doute la puissance la plus durement frappée. Ils ont été conduits à prendre des mesures économiques tout à fait extraordinaires, comme le rachat de toutes les dettes par la Banque Centrale Fédérale.

– Plus de 70 plaintes ont été déposées contre le Gouvernement Français pour mauvaise gestion de la crise sanitaire. Ont-elles une chance d’aboutir ?

– La Loi Française est la preuve que nous vivons dans un régime démocratique. Cependant, le Gouvernement a voté une sorte de loi d’auto-amnistie par crainte des conséquences de sa stratégie défaillante. Il y a évidemment un système judiciaire qui est étroitement contrôlé par le pouvoir politique, mais personne ne peut dire à l’avance, ce qui adviendra de ces plaintes. La séquence Covid-19 s’inscrit dans une longue série de déstabilisation de la société et des structures politiques françaises et il y a d’abord le résultat de l’élection présidentielle elle-même. Depuis cette déstabilisation, dont mon propre résultat est partie prenante, l’ordre nouveau n’a pas eu le temps de complètement s’installer, au demeurant, il est entré dans une logique de confrontation permanente avec la société. Il y a eu d’abord la remise en cause du code du travail, ensuite la crise des gilets jaunes avec une brutalité extrême, puis les retraites et actuellement la crise liée au Covid-19. La France est totalement traumatisée et en pleine confusion politique et morale. Quand les élites politiques se comportent d’une manière irresponsable, c’est l’esprit public qui se dégrade. Cependant, j’ai pu constater pendant cette période de détresse alimentaire, sociale et humaine, une grande solidarité du peuple Français.

– A l’assemblée nationale, vous aviez déclaré « le Maroc c’est très bien, c’est mon pays natal et je pense qu’il mérite votre admiration ». Quels liens entretenez-vous avec le Royaume ?

– Ce sont des liens de tendre affection que j’ai pour mon pays natal, pour tout ce que j’ai reçu du Maroc que j’ai quitté à l’âge de 11 ans. J’ai connu un pays qui n’est pas le même que celui d’aujourd’hui. J’ai vu le Roi Mohammed V à cheval à Tanger et le Roi Hassan II quand il était prince héritier passer devant chez moi à l’occasion de l’accueil de « Dag Hammarskjôld », l’ancien Secrétaire Général de l’ONU dans les années 50. J’ai connu Tanger, quand il n’y avait pratiquement aucun bâtiment entre la place Mohammed V et le quartier du « Charf ». Ma tendresse va vers Tanger qui est aujourd’hui une ville méconnaissable avec la nouvelle zone portuaire. J’ai vu le Maroc se moderniser à une vitesse stupéfiante même si le pays a aussi ses problèmes que je m’abstiens de commenter. Je figure comme l’un des rares « Maghrébin-européen » de la structure politique Française.

« Le Gouvernement Français n’est pas préoccupé par la mise en place d’une alternative par rapport à son étroite dépendance de cet espace Européen, par conséquent, il n’est pas capable d’organiser ses relations avec l’Afrique et avec les pays du Maghreb », déplore Mélenchon

L’après Covid donnera naissance à une nouvelle géopolitique, pas forcément avantageuse pour la France, selon Jean-Luc Mélenchon, Député des Bouches-du-Rhône et Député Européen et Président de la « France Insoumise ». Les 3 puissances qui se partagent l’Economie Mondiale c’est-à-dire l’Europe, les Etats-Unis et la Chine vont voir leur hiérarchie et leur classement se modifier. « Le maillon faible c’est les Etats-Unis, mais l’Europe est un maillon encore plus faible, car elle n’a pas de cohérence politique », souligne-t-il. Elle est en proie à une compétition très violente entre les Allemands et leurs alliés de l’Europe du Nord et toute l’Europe du sud à savoir l’Italie, l’Espagne, la France, le Portugal qui produisent l’essentiel de la zone Européenne. « Le Gouvernement Français n’est pas préoccupé par la mise en place d’une alternative par rapport à son étroite dépendance de cet espace Européen, par conséquent, il n’est pas capable d’organiser ses relations avec l’Afrique et avec les pays du Maghreb », déplore Mélenchon. « La particularité de cette relation est dans notre attachement très fort à travers des liens personnels et familiaux, ajoute-t-il. La France s’intéresse davantage à certains pays du Nord, comme la Lituanie ou la Pologne qu’aux pays proches comme le Maroc, l’Algérie et la Tunisie.

« Il y a un angle mort de la pensée politique en France depuis que les libéraux dirigent exclusivement ». Les élites sociales mondialisées ne s’intéressent qu’aux relations Européennes même si cela tient du fantasme et d’un imaginaire très pauvre, avance le patron de « France Insoumise ». Il est tout à fait évident que le destin Français est au moins aussi proche avec le Maghreb et l’Afrique, car ce qui nous unit c’est la trame humaine mais également la trame économique, pourtant nos relations ne sont pas égalitaires. Par conséquent, « je redoute une forme de « brutalisation » des relations avec ces pays voisins car il y a un affolement des dirigeants libéraux qui s’inquiètent de la façon avec laquelle les pays Européens abordent la crise sanitaire ». Le ministre de l’Economie Bruno Lemaire, a déclaré que la Zone Euro ne survivrait pas à une sortie économique trop déséquilibrée et asymétrique entre l’Europe du nord et l’Europe du sud. Il faut dire que l’Allemagne était notre premier client et nous étions son premier client mais le pays est actuellement dépendant à 50% du marché mondial, ses attaches avec l’Europe sont devenus secondaires.

La France doit avoir une stratégie de réplique face à la domination de l’Europe Allemande, la relation avec le Maroc devient alors essentielle. Par ailleurs, le Maroc sait ce qui se passe chez ses voisins, qui dépendent du pétrole et qui vont voir leurs échanges en dollars s’amenuiser. Face à cela, les Etats-Unis comptent sur cette masse de dollars pour équilibrer leurs comptes, ce qui provoquera indéniablement un déséquilibre qui peut être destructeur. Les secteurs de l’Economie mondiale les plus globalisés et intégrés vont subir de profondes nécroses.


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