La crise du coronavirus tient autant à la dangerosité de la maladie qu’à la dégradation organisée du système sanitaire par les néolibéraux du monde capitaliste.

samedi 26 septembre 2020.
 

par Renaud Lambert & Pierre Rimbert

Le corps des travailleurs a toujours été méprisé par les capitalistes et il a fallu de longues luttes sociales et politiques pour construire un système de santé valable. Mais le corps a été complètement oublié lorsque les capitalistes ont pu réaliser de superprofits par la spéculation financière et boursière n’impliquant pas directement l’exploitation de la force de travail corporelle.

En même temps, les travailleurs de la sphère productive sont réduits à des colonnes de chiffres figurant dans des tableurs comme simples créateurs de valeur actionnariale sur un marché du travail mondialisé.

La crise du Corona virus rappelle aux capitalistes et leurs serviteurs que les corps existent bien et qu’il est nécessaire de les protéger pour faire fonctionner leur système.

C’est en quelque sorte, la résurrection des corps qui nous apparaît même malheureusement si certains d’entre eux meurent.

Jusqu’à la prochaine fin du monde…

L’art de la prestidigitation consiste à orienter l’attention du public afin qu’il ne remarque pas ce qu’il a sous les yeux. Au cœur de l’épidémie de Covid-19, le tour de passe-passe a pris la forme d’un graphique à deux bosses, diffusé par les télévisions du monde entier. En abscisse, le temps ; en ordonnée, le nombre de cas sévères de la maladie. Une première courbe en forme de pic aigu présente l’impact de l’épidémie si rien n’est fait : elle fracasse la droite horizontale qui indique les capacités maximales d’accueil des hôpitaux. La seconde courbe illustre une situation où les mesures de confinement permettent de limiter la propagation. Faiblement bombée, comme une carapace de tortue, elle se glisse sous le seuil fatidique.

Exhibé de Washington à Paris, en passant par Séoul, Rome ou Dublin, le graphique pointe l’urgence : étaler dans le temps le rythme des contaminations pour éviter la saturation des services de santé. Attirant le regard sur les deux ondulations, les journalistes éludent un élément important : cette droite, discrète, au milieu du graphique, qui représente le nombre de lits disponibles pour accueillir les cas graves. Présenté comme une donnée tombée du ciel, ce « seuil critique » découle de choix politiques.

S’il faut « aplatir la courbe », c’est que depuis des dizaines d’années les politiques d’austérité ont abaissé la toise en dépouillant les services de santé de leurs capacités d’accueil. En 1980, la France disposait de 11 lits d’hôpital (tous services confondus) pour 1 000 habitants. On n’en compte plus que 6, qu’une ministre de la santé macroniste proposait en septembre de livrer aux bons soins de bed managers (« gestionnaires de lits »), chargés d’allouer cette ressource rare.

Aux États-Unis, les 7,9 lits pour 1 000 habitants recensés en 1970 se réduisent à 2,8 en 2016 (1). Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Italie comptait 922 lits réservés aux « cas sérieux » pour 100 000 habitants en 1980. Contre 275 trente ans plus tard. Partout, un mot d’ordre : réduire les coûts. L’hôpital fonctionnera comme une usine automobile, en mode « juste à temps ». Résultat, le 6 mars dernier, la Société italienne d’anesthésie, d’analgésie, de réanimation et de thérapie intensive (Siaarti) comparait le travail des urgentistes transalpins à de la « médecine de catastrophe ». Et alertait : étant donné le « manque de ressources », « il pourrait devenir nécessaire d’établir un âge limite pour l’accès aux soins intensifs » (2). « Médecine de guerre » : une expression désormais courante dans la région Grand-Est, en France.

Ainsi la crise du coronavirus tient-elle autant à la dangerosité de la maladie qu’à la dégradation organisée du système sanitaire. Éternelles chambres d’écho du credo comptable, les grands médias ont éludé l’examen critique de ces choix pour inviter lecteurs et auditeurs à un vertigineux débat philosophique : comment décider qui sauver et qui laisser mourir ? Cette fois pourtant, il sera difficile de masquer la question politique derrière un dilemme éthique. Car l’épidémie de Covid-19 découvre aux yeux de tous une organisation économique encore plus aberrante que chacun le soupçonnait. Pendant que des compagnies aériennes faisaient circuler leurs avions à vide afin de conserver leurs créneaux horaires, un chercheur expliquait comment la bureaucratie libérale avait découragé la recherche fondamentale sur les coronavirus (3). Comme s’il fallait sortir de l’ordinaire pour en saisir le dérèglement, Marshall Burke, enseignant en science des écosystèmes à l’université Stanford, notait ce paradoxe : « La réduction de la pollution de l’air due à l’épidémie de Covid-19 en Chine a sans doute sauvé vingt fois le nombre de vies perdues du fait de la maladie. Il s’agit moins d’en conclure que les pandémies sont bénéfiques, que de mesurer à quel point nos systèmes économiques sont mauvais pour la santé. Même en l’absence de coronavirus (4). »

Le clou de ce voyage en Absurdie ne se trouvait ni dans le risque de pénurie de médicaments consécutif à la délocalisation des chaînes de production, ni dans l’obstination des marchés financiers à pénaliser l’Italie lorsque le gouvernement prenait ses premières mesures sanitaires. Mais derrière les portes des hôpitaux. Instituée au milieu des années 2000, la tarification à l’activité (T2A) proportionne le financement des établissements au nombre des actes médicaux effectués, chacun facturé comme dans un magasin, plutôt qu’en fonction d’une planification des besoins. S’il avait été appliqué pendant la crise en cours, ce principe du soin-marchandise importé des États-Unis aurait vite étranglé les établissements recevant les patients les plus touchés, puisque les formes critiques du Covid-19 exigent en premier lieu la mise en place d’une ventilation mécanique, acte coûteux en temps mais moins rémunérateur sur la grille tarifaire que nombre d’examens différés à cause de l’épidémie…

Un temps, le microbe à l’origine des plus sévères mesures de confinement jamais imaginées en temps de paix a semblé briser les cloisons de l’espace social : le banquier de Wall Street et le travailleur chinois n’étaient-ils pas soudain soumis à la même menace ? Et puis l’argent a repris ses droits. D’un côté, les confinés des villas, qui télétravaillent un orteil dans la piscine ; de l’autre, les invisibles du quotidien, soignants, agents de surface, caissières de supermarché et salariés de la logistique pour une fois sortis de l’ombre car soumis à un risque que les mieux lotis s’épargnent. Des télétravailleurs cloîtrés dans un appartement exigu où résonnent les braillements des marmots ; des sans-logis qui aimeraient bien pouvoir rester chez eux.

Pas d’issue sans une approche collective, coordonnée et large

Dans sa « typologie des comportements collectifs en temps de peste » entre les XIVe et XVIIIe siècles, l’historien conservateur Jean Delumeau observe cet invariant : « Quand apparaît le danger de la contagion, on essaie d’abord de ne pas le voir (5). » L’écrivain allemand Heinrich Heine note qu’après l’annonce officielle de l’épidémie de choléra à Paris, en 1832, « les Parisiens se trémoussaient avec d’autant plus de jovialité sur les boulevards » qu’il « faisait beau soleil et un temps charmant » (6). Ensuite, les riches fuient à la campagne. Puis le gouvernement place la ville en quarantaine. Alors, soudain, explique Delumeau, « les cadres familiers sont abolis. L’insécurité ne naît pas seulement de la présence de la maladie, mais aussi d’une déstructuration des éléments qui construisaient l’environnement quotidien. Tout est autre ». Les habitants confinés de Wuhan, Rome, Madrid ou Paris l’éprouvent à une échelle inédite.

Les grandes pestes du Moyen Âge et de la Renaissance s’interprétaient souvent comme un signe du Jugement dernier, celui de la fureur d’un Dieu vengeur déchaînée sur un monde touchant à sa fin. Alors chacun se tournait alternativement vers le ciel pour implorer grâce et vers le voisinage à la recherche de coupables — les Juifs et les femmes auxquels renvoie le baudet sur lequel on crie haro dans Les Animaux malades de la peste, de Jean de La Fontaine. Dans l’Europe du XXIe siècle, l’épidémie de Covid-19 s’abat sur des sociétés sécularisées mais, depuis la crise financière de 2008, affectées à des degrés divers par le sentiment d’une « perte de contrôle » écologique, politique, financière, démographique, migratoire, etc.

Dans cette atmosphère de « fin du monde » où s’emmêlent images de Notre-Dame de Paris en feu et débats sur l’effondrement qui vient, les regards se tournent vers la puissance publique : l’État, source d’aggravation du problème par son obstination à briser le système de santé et seule instance néanmoins susceptible d’ordonner et de coordonner une réponse à l’épidémie. Mais jusqu’où aller ? Au cours du mois de février, la mise sous cloche pendant plusieurs semaines de cinquante-six millions d’habitants du Hubei en Chine, l’arrêt forcé des usines, le rappel à l’ordre de citadins par des drones équipés de caméras et de mégaphones, provoquent en Europe des commentaires goguenards ou circonspects sur la poigne de fer du Parti communiste. « Aucune leçon ne peut être tirée de l’expérience chinoise sur la durée potentielle de l’épidémie, explique le magazine L’Express, le 5 mars. Elle a ralenti là-bas grâce à des mesures drastiques de confinement, probablement inapplicables dans nos démocraties. » Las, face à des virus insensibles à la supériorité de « nos » valeurs, il faut se résoudre à placer au premier plan la décision centralisée et le libéralisme économique au second.

Directeur général de l’OMS, M. Tedros Adhanom Ghebreyesus précise qu’« il est possible de repousser l’épidémie, mais uniquement sur la base d’une approche collective, coordonnée et large, qui implique l’ensemble de la machinerie (7) ». Collectif, coordination, État : l’envers du marché. En quelques jours, les cadres d’interprétation du monde social se retournent comme un gant : « Tout est autre. » Les notions de souveraineté, de frontière, de limite et même de dépenses publiques, associées depuis un demi-siècle dans les discours publics au « national-populisme » ou à la Corée du Nord, prennent soudain figure de solution dans un monde jusque-là réglé par le culte des flux et de la rigueur budgétaire.

Aiguillonnée par la panique, l’avant-garde éditocratique découvre soudain ce qu’elle s’employait à ignorer. « Ne peut-on pas dire aussi qu’au fond cette crise nous invite à repenser des pans entiers de la mondialisation : notre dépendance à la Chine, au libre-échange, à l’avion ? », interroge sur France Inter, le 9 mars, Nicolas Demorand, au micro duquel les pourfendeurs du protectionnisme, tel Daniel Cohen, se succèdent depuis des années.

« Le problème avec les experts, c’est qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’ils ignorent »

Il faut que la raison marchande ait profondément reconfiguré les entendements pour que seule l’irruption d’une pandémie mortelle rende audible au pouvoir les truismes énoncés par le corps médical depuis des décennies : « Oui, il faut disposer d’une structure hospitalière publique assumant d’avoir, en permanence, des lits disponibles, ont résumé les médecins André Grimaldi, Anne Gervais Hasenknopf et Olivier Milleron. Le nouveau coronavirus a le mérite de rappeler des évidences : on ne paie pas des pompiers simplement pour qu’ils aillent au feu, on les souhaite présents et prêts dans leur caserne, même quand ils ne font que briquer leur camion en attendant la sirène (8). »

Prévoir ce qui survient sans prévenir (l’incendie, la maladie, le cataclysme, la crise financière) : c’est en incorporant à ses institutions, souvent contre son gré, cette exigence populaire que le capitalisme s’est perpétué et renouvelé entre la crise de 1929 et la fin de la seconde guerre mondiale. Planifier l’imprévu exigeait de rompre avec la rationalité du marché qui fixe un prix en fonction de l’offre et de la demande, méprise l’improbable et modélise l’avenir au moyen d’équations où les sociétés comptent pour rien. Cette cécité de l’économie standard, portée à son plus haut point dans les salles de marché, a frappé l’ancien courtier et statisticien Nassim Nicholas Taleb. Dans un livre paru quelques mois avant la crise de 2008, il notait à propos des prévisionnistes à court terme : « Le problème avec les experts, c’est qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’ils ignorent (9) » Négliger l’imprévu dans un monde marqué par la multiplication d’événements inopinés, les « cygnes noirs », relève selon lui de l’absurdité. Fin mars 2020, quiconque entendait à sa fenêtre résonner le silence de la ville confinée pouvait méditer sur l’acharnement de l’État à se dépouiller lui-même non seulement des lits de réanimation mais de ses instruments de planification, désormais monopolisés par quelques multinationales de l’assurance et de la réassurance (10).

La césure provoquée par la pandémie peut-elle inverser ce cours ? Réencastrer l’éventuel et le fortuit dans la conduite des affaires publiques, voir plus loin que le calcul coût-avantage, mettre en œuvre une planification écologique impliquerait de socialiser la plupart des services indispensables à la vie des sociétés modernes, du nettoyage aux réseaux numériques en passant par la santé : un basculement tel qu’il en survient rarement en temps ordinaire. Un regard d’historien suggère que les changements de régime, de trajectoire, de manière de penser la vie collective et l’égalité demeurent hors de portée des délibérations politiques ordinaires. « De tout temps, écrit l’historien autrichien Walter Scheidel, professeur à Stanford, les plus grandes remises à plat ont résulté des chocs les plus sévères. Quatre types de ruptures violentes sont ainsi parvenues à aplatir les inégalités : la guerre lorsqu’elle implique une mobilisation de masse, les révolutions, les faillites étatiques et les pandémies meurtrières (11). » Y serions-nous ?

D’un autre côté, le système économique a montré au cours de son histoire une extraordinaire capacité à absorber les chocs de plus en plus fréquents qu’engendre son irrationalité. Si bien que les secousses les plus brutales profitent généralement aux garants du statu quo, qui s’appuient sur la sidération pour étendre l’emprise du marché. Ce capitalisme du désastre décortiqué peu avant la grande récession de 2008 par Naomi Klein se joue de l’épuisement des ressources naturelles et des institutions de protection sociale susceptibles d’amortir les crises. Dans un élan d’optimisme, l’essayiste canadienne notait : « Nous ne réagissons pas toujours aux chocs en régressant. Dans le cadre d’une crise, il nous arrive de grandir — vite. »

C’est une impression de ce genre qu’a voulu donner le président français Emmanuel Macron en exprimant le 12 mars 2020 sa volonté d’« interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour, interroger les faiblesses de nos démocraties. Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle. » Trois jours plus tard, il reportait une réforme des retraites, une autre des allocations-chômage, puis décrétait la mise en œuvre de mesures réputées jusqu’ici impossibles — limitation des licenciements, abandon de toute contrainte budgétaire. Les circonstances accentueront d’elles-mêmes ce ravalement : avec l’effondrement des valeurs boursières, l’obsession présidentielle d’orienter l’épargne et les retraites des cadres vers les marchés d’actions apparaît comme un coup de génie visionnaire. Pourtant, suspendre le code du travail, restreindre les libertés publiques, financer les entreprises à guichets ouverts, les soustraire aux cotisations sociales sur lesquelles repose le système de santé ne marque pas une rupture radicale avec les politiques précédentes. Ce transfert massif d’argent public vers le secteur privé rappelle le sauvetage des banques par l’État en 2008. L’addition avait pris la forme de l’austérité imposée aux salariés et aux services publics. Moins de lits ? Oui : il fallait renflouer les banques.

C’est pourquoi l’épiphanie du chef de l’État évoque celle qui frappa Nicolas Sarkozy un jour de septembre 2008, peu après l’effondrement de Lehman Brothers. Devant ses partisans médusés, le président de la République avait solennellement annoncé : « Une certaine idée de la mondialisation s’achève avec la fin d’un capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l’économie et avait contribué à la pervertir. (…) L’idée que les marchés ont toujours raison était une idée folle (12). » Ce qui ne l’empêcha pas, une fois la tempête passée, de reprendre le cours de la folie ordinaire.

Renaud Lambert & Pierre Rimbert

Notes

(1) Source : Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

(2) « Raccomandazioni di etica clinica per l’ammissione a trattamenti intensivi e per la loro sospensione », Siaarti, Rome, 6 mars 2020.

(3) Bruno Canard, « J’ai pensé que nous avions momentanément perdu la partie », déclaration du 5 mars 2020.

(4) Twitter, 9 mars 2020.

(5) Jean Delumeau, La Peur en Occident, XIVe-XVIIIe siècle, Fayard, Paris, 1978.

(6) Heinrich Heine, De la France, Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1994 (1re éd. :1833).

(7) The New York Times, 9 mars 2020.

(8) Le Monde, 11 mars 2020.

(9) Nassim Nicholas Taleb, The Black Swan. The Impact of the Highly Improbable, Random House, New York, 2007.

(10) Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, La Découverte, Paris, 2014.

(11) Walter Scheidel, The Great Leveler. Violence and the History of Inequality from the Stone Age to the 21st Century, Princeton University Press, 2017.

(12) Discours de Toulon, 25 septembre 2008.

Fin de l’article Monde diplomatique

Hervé Debonrivage


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