Néolibéralisme : En Marche vers un système dépassé

mercredi 4 décembre 2019.
 

Depuis deux ans et demi qu’il préside l’État français, Emmanuel Macron mène une politique intensément néolibérale. « Le néolibéralisme, explique Romaric Godin [1], défend l’idée que l’État doit, dans l’intérêt général, se placer du côté du capital pour favoriser la création de richesses à partager par une marchandisation élargie de la société . » Il a pour paradigme, la réduction de l’État – pour ce qui est de l’économie – au rôle d’organisateur des marchés, la croyance dans la justice des mécanismes de marché, la méfiance dans la notion de justice sociale et la priorité donnée au capital sur le travail.

En résumé, explique -t-il, le néolibéralisme est surtout le mode d’existence du capitalisme contemporain, notamment dans les pays de l‘OCDE. « Il correspond à la façon dont le capitalisme a réagi, dans les années 1970, au risque inflationniste et à la baisse de la part du capital dans le partage de la valeur ajoutée. » Il a été mis en œuvre avec vigueur et de façon très systématique dans les pays anglo-saxons depuis les années 1980 et avec plus ou moins d’intensité et d’adaptations selon les cultures et les situations diverses des économies nationales. La France s’est certes coulée dans ce nouveau paradigme dominant. Mais, analyse Romaric Godin, elle l’a fait « en préservant plus que d’autres pays les intérêts du travail et en limitant autant que possible l’adhésion de l’État à ceux du capital ». « Cela ne veut pas dire, ajoute -t-il, que le néolibéralisme n’était pas appliqué en France loin de là ; simplement, il fallait à "chaque réforme" donner des gages au travail. » Les oppositions et les luttes sociales ont souvent limité la casse, si non bloqué les projets et l’adhésion culturelle a été moins massive qu’ailleurs.

Une politique radicalement néolibérale

« Avec l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, c’est l’idée même de cet équilibre qui est remise en cause. » La mise en œuvre du projet néolibéral en France est radicale. La fiscalité des plus riches a été immédiatement abaissée. Le détricotage du modèle social français est systématique. L’exonération continue des cotisations prive la Sécurité sociale de recettes, crée son déficit et justifie de nouvelles attaques. La réduction du rythme des dépenses publiques dégrade structurellement les services publics essentiels de la santé et de l’éducation en même temps qu’elle ouvre la voie à l’extension de leurs privatisations. L’emploi fait les frais de la chasse obsessionnelle aux contraintes : libéralisation des secteurs d’activités, décentralisation de la négociation collective, haro sur l’assistanat, suppressions des contrats aidés, refonte drastique de l’assurance chômage qui va plonger des centaines de milliers de chômeurs dans la précarité. Dans le néolibéralisme rappelle Romaric Godin, le travail « est un élément de la production dont le volume et le prix doivent être déterminés par le marché, donc par les besoins du capital ». « Le macronisme tente de faire passer cette soumission pour un progrès social » au motif qu’il prétend, en même temps, « améliorer la capacité marchande de chacun. » Mais le compte n’y est pas. Et il ne peut pas l’être. Le progressisme n’est qu’un leurre puisqu’il « ne discute pas ou à la marge le résultat de la loi du marché, et qu’il estime que la redistribution est trop forte ».

La plupart des autres réformes engagées vont dans le même sens. La loi Elan sur le logement (2018) censée permettre un choc d’offre en allégeant les réglementations, a surtout fragilisé encore davantage le logement social en institutionnalisant la financiarisation de son financement. La loi Pacte (2019) sur les entreprises est une loi de déréglementation économique affaiblissant encore plus les protections dont bénéficient les salariés. Elle met en œuvre de nouvelles privatisations emblématiques (Aéroport de Paris, Française des jeux) et innove sur de nombreux points, pour faire de l’entreprise le « centre de la société ».

En principe, la vague ne doit pas s’arrêter là : la réforme des retraites vise à bloquer en dessous de 14% la part des retraites financé par le système public par répartition, alors que le nombre de retraités va augmenter progressivement de 25% d’ici à 2050. Il en résulterait un appauvrissement des retraités et un champ nouveau de prospection pour les fonds de retraites par capitalisation, comme cela s’est fait là où le même type de réforme a été mis en place.

La création du revenu universel d’activité (RUA), « la mal nommée prestation qui doit rassembler les minima sociaux […] sera fortement conditionnée à une activité, et, étant à budget constant, le RUA annonce en réalité une baisse des prestations. In fine ce sera bien une arme pour "marchandiser" davantage le travail et constituer une "armée de réserve industrielle" », avertit Romaric Godin.

Quant à la loi mobilité, qui ne traite nullement d’une relance des investissements dans les transports publics ferroviaires, elle devrait surtout permettre aux plateformes de transport et de distribution d’échapper à une requalification des entrepreneurs fictifs – qu’ils emploient massivement – en salariés.

Bien entendu dans ce cap néolibéral, il est aussi difficile de mettre en œuvre des réformes répondant à l’urgence écologique et climatique que de faire passer un chameau par le chas d’une aiguille. La taxe carbone sur les carburants mise en place sans se soucier des répercussions sociales et économiques est allée dans le mur. Elle a laissé place à l’absence de politique et au trop plein des paroles verbales et des actes de communication.

Totalement à contretemps

Le grand hic est que la transformation macronienne et radicalement néolibérale de la France n’entraîne pas – fut ce à marche forcée – vers une nouvelle modernité, mais dans un type de capitalisme profondément en crise, et qui ne pourra survivre. C’est, comme le dit Romaric Godin, « une révolution à contretemps ».

Cette politique est une impasse pour la France, juge-t-il. « Le pays est tellement désindustrialisé que l’obsession de la compétitivité-coût a peu d’impact sur l’activité [...] La start up nation est un mythe. La promesse macroniste de bâtir une société d’entrepreneurs inventeurs créant des entreprises innovantes valorisées par la finance, repose principalement sur du vent. » Ou, pour le dire comme l’économiste Olivier Passet, dans cet angélisme on passe vite du slogan à l’imposture.

En fait, le système ne s’est pas remis de la crise de 2008 comme on se rétablit après une maladie grave. La croissance a repris mais en réalité de façon ralentie. Et la crise du néolibéralisme est devenue de plus en plus systémique. Comme le note l’économiste Michel Aglietta, dans un ouvrage récemment paru [2] : « Certaines caractéristiques de la "Belle époque", c’est-à-dire la maturation des conditions du conflit mondial qui a mis un terme à l’âge classique de la première globalisation, réapparaissent la montée des inégalités sociales aux extrêmes, l’immense concentration du pouvoir et de la richesse des classes dirigeantes, la multiplicité des rivalités géopolitiques , le déclin relatif de la puissance hégémonique ».

Partout dans le monde, et en France aussi, la société est redevenue « ingouvernable » comme il y a un demi-siècle [3]. Sauf qu’à l’époque, c’est la vague néolibérale qui a eu raison pour un temps des contradictions économiques et des contestations sociales et politiques du régime de croissance de l’après-guerre. Tandis que maintenant, c’est ce régime-là qui est à bout de souffle.

Un spectre hante les économistes

Le climat intellectuel évolue, même parmi les économistes. Témoin, les Journées de l’économie qui se sont tenues début novembre à Lyon. Elles réunissent chaque année « l’élite » de la profession dans une certaine diversité, mais le plus souvent sans sa composante « atterrée », ou alors sur des strapontins. C’était le cas cette année encore. Mais le spectre de la fin du régime néolibéral commence sérieusement à hanter les esprits. Même Philippe Aghion, le professeur de social-libéralisme au Collège de France, pense que « le libéralisme économique débridé n’est pas soutenable ». Bien entendu, il croit encore possible de changer peu de choses pour ne rien changer. Il mise sur les actionnaires pour promouvoir la Responsabilité Sociale et Environnementale des entreprises, sur les consommateurs pour pousser les marchés à investir dans le Vert et sur l’État pour arrêter les fusions acquisitions sans limites. Patrick Artus, chef économiste de Natixis et membre du Conseil d’administration de Total, l’un des économistes préférés des grands médias français, a rappelé son collègue au sens des réalités. Il est vrai qu’il ne méprise pas toujours les analyses économiques de base de Marx.

Quand il y a crise systémique du capitalisme, le problème central c’est la rentabilité et le capital accumulé, c’est à dire le cœur du réacteur. On ne peut donc pas miser sur le capitalisme pour changer de trajectoire et de modèle. Il va falloir faire trois choses, explique-t-il. Premièrement, il va falloir obtenir des entreprises et des actionnaires des entreprises qu’ils acceptent de passer de 15% de rentabilité à 6%. Deuxièmement il va falloir détruire une quantité considérable de capital qu’on ne veut plus utiliser : les usines électriques au charbon, les gisements de pétrole etc., etc. Et troisièmement il va falloir reterritorialiser la production dans des endroits où les coûts salariaux sont plus élevés. Des changements beaucoup plus profonds qu’une simple réduction des dérives du néolibéralisme. Mais l’économiste dérape lorsqu’il affirme que tout cela exige « un pouvoir fort, nécessairement dirigiste, avec des règles extrêmement strictes ».

C’est à l’inverse qu’il faudrait appeler : à une extension inédite de la démocratie sociale, économique et politique, du niveau des territoires jusqu’au niveau international.

Bernard Marx

Notes

[1] Romaric Godin : La guerre sociale en France. Aux sources économiques de la démocratie autoritaire. La découverte, septembre 2019.

[2] Michel Aglietta (Sous la direction de) : Capitalisme Le temps des ruptures. Odile Jacob, novembre 2019. Le livre fait suite à un rapport de recherche collectif.

[3] Grégoire Chamayou : La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire. La Fabrique, 4ème trimestre 2018.


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