Trump et le revirement américain sur les Kurdes syriens : « Un Munich des temps modernes »

jeudi 24 octobre 2019.
 

Dans une tribune au « Monde », Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, analyse le retrait des troupes américaines à la frontière turco-syrienne comme une lâche capitulation de Donald Trump face au président turc.

Le 7 septembre 2015, en pleine crise des réfugiés en Europe, l’éditorial d’Ibrahim Karagül, rédacteur en chef du journal pro-Erdogan Yeni Safak, portait le titre suivant : « Ouvrez les portes, que les millions se déversent sur l’Europe ». Aux yeux de l’éditorialiste, repris à plusieurs reprises par Erdogan lui-même, la première guerre mondiale, qui aurait eu pour seul objectif d’anéantir l’Empire ottoman, continuait, avec ses batailles décisives encore à venir. Et ces batailles allaient être lancées par la Turquie, enfin prête à prendre sa revanche sur l’Occident, cet ennemi « ontologique » ayant perdu depuis sa « virilité ». Le 26 janvier 2016, Karagül revenait à la charge : « Comprenez bien cela ! C’est nous qui allons dessiner la [nouvelle] carte » du Proche-Orient.

La nuisance comme pouvoir a donc fini par payer : les Etats-Unis, la plus grande démocratie du monde, elle-même livrée à un égocrate, ont choisi de capituler devant l’une des anti-démocraties les plus inquiétantes du XXIe siècle, qui, depuis des années, n’a cessé de l’humilier et de s’allier avec ses autres ennemis déclarés : Poutine et l’ayatollah Khamenei. Ce Munich des temps modernes est d’autant plus révoltant qu’Ankara n’a jamais fait mystère de ses objectifs : mettre en place sa politique de « dékurdification » de l’est de l’Euphrate, qu’Abdülhalik Renda, l’un des architectes du génocide des Arméniens de 1915, proposait déjà en 1925 comme solution radicale et ultime à la question kurde en Turquie. Comme les hommes de 1915-1925, ceux de 2015-2019 restent profondément attachés au darwinisme social, qui considère les communautés humaines comme des espèces en guerre pour la survie et établit un lien organique entre l’« espace », à purifier, et l’« espèce », à faire prospérer.

Le sort qu’Afrin a subi à l’hiver 2017-2018 a déjà montré les objectifs de la stratégie de conquête de l’erdoganisme : les djihadistes pro-Ankara ont considéré que cette ville kurde était un butin de guerre, se livrant à la confiscation de ses richesses et à un véritable nettoyage ethnique, que ne cessent de dénoncer depuis l’ONU et Amnesty International. Face à la tragédie d’Afrin, qui présente de nombreuses analogies avec celle infligée à Chypre en 1974, les démocraties pouvaient encore se prévaloir d’un alibi : l’espace aérien de cette région était contrôlé par la Russie de Poutine, dont le cynisme à toute épreuve ne laissait aucune marge de manœuvre pour une intervention occidentale. Il n’en va pas de même de l’est de l’Euphrate, que Trump offre à Erdogan sans dissimuler l’admiration qu’il a pour lui. L’homme fort d’Ankara n’a-t-il pas libéré en octobre 2018 le pasteur américain Andrew Brunson, qu’il détenait en otage ? Les deux leaders manifestent un même mépris pour la justice, les institutions et les procédures, pour ne croire qu’en les paroles qu’ils se donnent mutuellement. La démocratie à terre

La trahison américaine est lourde de conséquences pour les démocraties, à commencer par celle des Etats-Unis, où l’exécutif élargit son autonomie par sa capacité à paralyser des institutions biséculaires. Ainsi, non seulement le Congrès, dont l’écrasante majorité est contre le lâchage des alliés kurdes de Washington, a été humilié, mais les rapports du Pentagone sur la résurgence de l’organisation Etat islamique, envers laquelle Ankara a mené une politique d’extrême complaisance entre 2014 et 2016, ont aussi été purement et simplement ignorés.

« L’administration Trump ressemble à un bateau ivre, commandant une puissance jamais égalée mais qui n’a plus d’autre cible à détruire que la démocratie américaine elle-même »

L’administration Trump ressemble désormais à un bateau ivre, commandant une puissance jamais égalée dans l’histoire humaine mais qui n’a plus d’autre cible à détruire que la démocratie américaine elle-même. Les démocraties européennes, ensuite, qui, depuis des années, répondent aux chantages d’Ankara par un langage poli et des concessions en série, qui ne font que revigorer Erdogan et ses alliés ultranationalistes, à chaque moment où ils sont affaiblis dans les urnes. De dizaines de milliers de démocrates croupissent dans les geôles turques dans l’attente que la politique de « dialogue » de Bruxelles et des capitales européennes porte enfin ses fruits.

Du côté des gagnants, il y a bien sûr l’erdoganisme, qui, à moins d’un sursaut du Congrès américain, ne s’arrêtera pas à la « conquête » des villes de Ras al-Aïn (Serê Kaniyê en kurde) et Tell Abyad (Girê Sipî). Mais il n’est certainement pas le seul : l’autocrate russe et le mollah iranien, censés garantir l’unité territoriale de la Syrie, justification officielle de leur intervention armée dans le pays depuis de longues années, célèbrent déjà l’événement : preuve à l’appui, ils peuvent désormais démontrer que les forces démocratiques du Proche et du Moyen-Orient ne peuvent compter sur les démocraties occidentales, que seul leur ordre régnera dans la région, que de gré ou de force, opposition et minorités doivent capituler devant leur diplomatie milicienne et leur politique prédatrice. Ils clament d’ailleurs haut et fort que les Kurdes syriens, pour lesquels ils versent en passant quelques larmes, doivent désormais se soumettre à l’autorité du maître de Damas. Certes, ils ne portent pas pour autant le président turc, leur ennemi d’hier, dans leur cœur. Mais par leurs machinations avec Ankara, ils ont su mettre à terre la démocratie. Ils savent que demain, plus qu’Erdogan, ce sont eux qui seront les maîtres des horloges.

A moins d’un revirement de la politique américaine, leur stratégie pourrait être payante. Les Kurdes syriens et leurs alliés arabes et chrétiens n’ont en effet que deux choix : se battre jusqu’au dernier au prix de souffrances énormes, ou capituler devant Bachar Al-Assad pour empêcher la transformation du Rojava en un « djihadistan » comme Afrin. De quel droit les capitales occidentales, qui n’ont pas retenu la leçon que leur professait Raymond Aron dans les années 1930, pourraient-elles les accuser de lâcheté – « Les démocraties sont obligées de répondre aux élites dirigeantes des Etats totalitaires qui les croient trop lâches pour se battre : “Si vous nous y contraignez, nous nous battrons” » ?

Hamit Bozarslan (Historien et sociologue)


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