La grève générale et la question du pouvoir (par Stéphane Just 1980)

samedi 24 novembre 2007.
 

Introduction

En France, la grève générale est à nouveau à l’ordre du jour. En une de ses formules concentrées, Trotsky écrivait à propos de la grève générale de juin 1936 : « Ce ne sont pas des grèves corporatives. Ce ne sont pas des grèves. C’est la grève. C’est le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs. C’est le début classique de la révolution. » (Où va la France ?)

Ainsi que l’a dit Marx, « toute lutte de classe (c’est‑à‑dire toute lutte d’une classe contre une autre classe) est une lutte politique. » Dès lors que la classe ouvrière commence à se rassembler, à s’organiser comme classe, elle définit des objectifs qui lui sont propres, elle engage le combat politique contre les classes dominantes, contre la bourgeoisie notamment. En même temps, elle dégage les méthodes et les moyens de combat qui lui sont propres et qui correspondent à sa place dans la production sociale et les rapports politiques. La grève est au centre des moyens de combat de la classe ouvrière. Très rapidement, lorsque la classe ouvrière s’efforce d’atteindre des objectifs qui lui sont généraux comme classe, lorsqu’il lui faut engager le combat contre les classes exploiteuses, contre la bourgeoisie, la question de la grève générale se pose.

L ’Angleterre a été le berceau du mode de production capitaliste. C’est dans ce pays que, à partir des rapports internationaux, il a pris son essor. L’Angleterre est aussi le pays où le mouvement ouvrier s’est le plus tôt organisé et constitué comme tel. Dès les années 1820, de nombreux syndicats se forment. En 1838, la « Grand national consolidated Trade union » (littéralement : la plus grande union consolidée des métiers) représente déjà près d’un million de membres.

Au début 1834, une tentative est faite pour organiser une grève générale en vue d’arracher la journée de huit heures. Elle échoue. A la fin de l’année, la GNCTU se dissout. Parallèlement à la constitution du mouvement syndical se développe un mouvement qui combat pour les droits politiques de la classe ouvrière : la « National union of the working class and others » est fondée en avril 1831, notamment dans le combat pour le suffrage universel. Elle annonce le mouvement chartiste.

« La suppression universelle simultanée de la force productive dans tous les métiers apparaît en 1832 sous le nom de "Grand national holiday". Les chartistes l’appelleront tantôt "sacred month", tantôt "general strike" », écrit Edouard Dolléans dans son Histoire du mouvement ouvrier.

Le chartisme et la Grève Générale

C’est une nouvelle association ouvrière, la « London working association », fondée le 16 juin 1836, qui élabore la « Charte du peuple ». Pendant dix ans, la Charte sera au centre des luttes de la classe ouvrière anglaise. Elle comprenait six points : suffrage universel, parlement annuel, vote au scrutin secret, indemnisation des membres du parlement, suppression des obligations de propriété, circonscriptions électorales égales. Le 28 février 1837, une pétition comprenant ces six points est rédigée. La campagne politique pour la « Charte du peuple » prend son essor au début de 1838. Le 21 mai, 150 000 personnes se réunissent à Glasgow pour la soutenir. Ainsi que l’écrivent A.‑L. Morton et G. Tate, auteurs de l’« Histoire du mouvement ouvrier anglais » :

« En 1838, la victoire paraissait proche et presque tous pensaient que la Charte allait être gagnée en quelques mois, ou, au pire, en quelques années. La réunion de Glasgow le 21 mai fut suivie de rassemblements semblables dans tous les grands centres : 80 000 personnes à Newcastle ; 100 000 à Bradford ; 200 000 à Birmingham. La manifestation la plus impressionnante fut le rassemblement de Kersal Moor, près de Manchester, où 250 000 personnes environ participèrent à ce que S. Macoby appelle "probablement le plus grand rassemblement politique qui se soit jamais tenu dans ce pays". Il eut lieu un lundi et fit fermer toutes les usines de la région. A l’approche de l’hiver, des réunions aux flambeaux eurent lieu dans des quantités de villes du Lancashire et du Yorkshire. Au cours de ces réunions, on recueillit des signatures pour la pétition et on élut des délégués à la convention qui devait se tenir à Londres au printemps et constituer l’organisme de direction et d’unification de tout le mouvement »

La convention chartiste se réunit le 4 février à Londres. Il s’agit d’un véritable parlement ouvrier. Le 7 mai la pétition portant 1 250 000 signatures est déposée au Parlement anglais. La convention, ne s’estimant pas en sécurité à Londres, s’installe à Birmingham. Le 12 juillet, par 235 voix contre 46, le Parlement rejette la pétition.

« Le 16 juillet, au cours d’une réunion où il y eut peu d’assistants, la convention décida d’ordonner une grève générale le 12 août. Mais rien ne fut fait pour mettre à exécution cette décision ; il semble qu’il n’y ait eu aucun contact entre la convention et les syndicats, sans l’appui desquels une telle grève était impossible. Le 22 juillet, la décision fut annulée et un appel fut lancé pour des grèves d’avertissement "de deux ou trois jours, afin de consacrer tout ce temps à des défilés solennels et des réunions". Il y fut répondu largement dans plusieurs régions du Lancashire et du Yorkshire, et notamment dans le Durham, où de nombreux mineurs débrayèrent. Cependant, ce recul encouragea le gouvernement ; il y voyait un aveu de faiblesse, et en août il effectua des arrestations en masse. Très vite, des centaines de chartistes se retrouvèrent en prison, dont plusieurs dirigeants. La convention ne put pas opposer de chefs à cette attaque et elle fut dissoute le 12 septembre sans avoir pris d’autres décisions. »

Le mouvement chartiste reprit avec plus d’ampleur en 1841.

Une « National charter association » (Association nationale de la Charte) est constituée. La nouvelle pétition nationale est couverte par 3 315 752 signatures. Présentée en mai 1842 au Parlement, celui‑ci la rejette par 287 voix contre 49.

La Grève Générale et la question du pouvoir

« L’été de 1842 vit donc une explosion de grèves absolument sans précédent à la fin d’une longue dépression, relatent encore Morton et Tate. Elle commença en juin et juillet chez les mineurs et les ouvriers du fer du Staffordshire et du Warwickshire. Quand une mine ou une usine métallurgique fermait, les ouvriers allaient chercher les autres travailleurs du voisinage et les faisaient débrayer pour marquer leur solidarité. Le mouvement est souvent désigné sous le nom de "PIug Riots" (émeutes des soupapes), car la pratique courante consistait à débrancher les chaudières pour les arrêter. Bientôt le mouvement s’étendit à toute la région industrielle du Nord ainsi qu’à l’Écosse et au Pays de Galles. Au début d’août, le même processus commença dans les filatures du Lancashire, à Stalybridge, Ashton, Hyde. Le 9 août, Manchester fut immobilisée par des défilés venus de toutes les villes environnantes. Le 13, ce fut le tour de Burnley. Bientôt la vague déferla sur le Yorkshire, les Potteries et d’autres régions. A mesure qu’il s’étendait, le mouvement évolua. Les événements des dix années précédentes avaient appris aux travailleurs que l’action industrielle seule ne pouvait leur donner ce qu’ils voulaient sans une transformation politique de la société. L’un après l’autre, des meetings décidèrent que "tout travail devrait cesser jusqu’à ce que la Charte du peuple devienne la loi du pays". » Une fois encore, la grève générale est à l’ordre du jour. Cependant, écrivent A. L. Morton et G. Tate :

« La direction de l’Association nationale de la Charte ne prenait aucune part à cette agitation. Une conférence avait été prévue ‑ pure coïncidence ‑ pour le 12 août à Manchester. Les délégués eurent la surprise de trouver la ville en pleine grève. Ils durent réviser à la hâte leur agenda pour discuter de cette situation nouvelle (...) Mais la conférence ne prit aucune décision pratique et se sépara en laissant la grève se poursuivre sans direction centrale. Pour rendre la situation encore pire, O’Connor attaqua violemment McDouall dans le "Northern Star" et dénonça la grève comme étant une manœuvre de l’"Anti Corn Law League" destinée à réduire les salaires et distraire l’opinion publique de la Charte.

Sans direction, sans organisation et sans fonds, la grève échoua. »

En 1847, le mouvement pour la Charte a un renouveau au moment des élections générales. Une nouvelle pétition recueille 1 975 000 signatures. Elle est présentée au Parlement le 10 avril 1848.

« Un grand meeting fut prévu à Kennington Common, qui devait être suivi d’une marche vers Westminster. Le gouvernement exploita alors au maximum la panique que lui-même et la presse avaient contribué à créer. Sous prétexte qu’il soupçonnait la préparation d’un coup d’État révolutionnaire, il mobilisa de nombreuses troupes ainsi que des milliers de policiers spéciaux. S’étant assuré ces énormes forces, il annonça que le meeting de Kennington pouvait avoir lieu mais que la marche vers Westminster était interdite. Devant cette menace, les dirigeants chartistes décidèrent d’annuler le défilé, pensant que c’était la seule façon d’éviter un massacre. La pétition fut présentée par une petite délégation et, malgré ses 1 975 000 signatures, elle était moins impressionnante que ne l’avait laissé entendre O’Connor et que ne l’avait espéré avec confiance la masse des partisans. Le gouvernement eut l’avantage de pouvoir annoncer une victoire sans avoir eu à livrer bataille. »

C’en était fini du mouvement chartiste, d’autant que, sur le continent, le mouvement révolutionnaire de 1848 était écrasé.

Premier mouvement politique ouvrier de masse, le chartisme a ceci de remarquable que les revendications démocratiques apparaissent aux plus larges masses comme entièrement liées aux revendications économiques. Déjà, la classe ouvrière est le porteur des revendications démocratiques et la force agissante pour les arracher à la bourgeoisie alors la plus puissante du monde. La relation entre revendications économiques et revendications politiques dès l’aube du capitalisme et du mouvement ouvrier s’établit à chaque moment. Ainsi que le font remarquer les auteurs de l’« Histoire du mouvement ouvrier anglais » :

« La "National charter association" peut prétendre à juste titre être le premier véritable parti de la classe ouvrière. »

Pour lutter sur le terrain politique, la classe ouvrière doit se constituer en parti distinct. A chaque moment crucial du combat politique se pose la question de la grève générale. L’échec du chartisme (tout relatif car un ensemble de conquêtes en résultera, au moins indirectement, pour la classe ouvrière anglaise, comme la loi des dix heures, la loi sur les usines, au cours des années 1840) est évidemment consécutif aux conditions objectives : la bourgeoisie était encore une classe historiquement nécessaire, à l’aube de sa mission historique progressive. Pourtant, d’ores et déjà le mouvement chartiste montre que la lutte de masse du prolétariat contre le gouvernement et la bourgeoisie, pour ses revendications économiques et politiques, dans la mesure où elle exige la mobilisation comme classe, passe le plus souvent par la grève générale. Elle montre aussi que la grève générale ne se suffit pas à elle-même, mais qu’elle est bien le « rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs », une des premières étapes possibles de la révolution prolétarienne. Le mouvement chartiste souligne également l’importance de la direction révolutionnaire. A trois reprises, en 1838, 1842, 1848, la direction du mouvement chartiste s’est révélée être en dessous de ses tâches historiques ; elle a été incapable d’assumer jusqu’au bout son rôle de direction politique du prolétariat et en conséquence elle a précipité sa défaite.


Première partie : La Grève Générale est‑elle la panacée universelle ?

La Grève Générale « arme absolue » contre la guerre

Les anarchistes, les anarcho-syndicalistes ont fait de la « grève générale » une panacée, un mythe, l’« arme absolue » de la classe ouvrière.

En apparence contradictoirement, les réformistes ont bien souvent répandu également cette illusion. Dans la Première Internationale, la grève générale sera déjà brandie comme moyen de lutte contre la guerre, position qui sera reprise par les anarcho-syndicalistes et également par Jaurès au cours des années 1890 et 1900.

Au III° Congrès de l’Association internationale des travailleurs, qui se tient à Bruxelles du 6 au 13 septembre 1868, la première question à l’ordre du jour est : « Quelle doit‑être l’attitude des travailleurs dans le cas d’une guerre entre les puissances européennes ? » Dans son « Histoire du mouvement ouvrier (1830‑1871) », Edouard Dolléans rapporte :

« Tolain, au nom des délégués parisiens, présente cette résolution :

" Considérant ( ... ) que la guerre n’a jamais été que la raison du plus fort, et non pas la sanction du droit ; qu’elle est un moyen de subordination des peuples par les classes privilégiées ou les gouvernements qui les représentent ; qu’elle fortifie le despotisme, étouffe la liberté ( ... ) ; que, dans l’état actuel de l’Europe, les gouvernements ne représentent pas les intérêts légitimes des travailleurs (...), Déclare protester avec la plus grande énergie ; invite toutes les sections de l’ Association à agir avec la plus grande énergie pour empêcher, par la pression de l’opinion publique, une guerre de peuple à peuple qui, aujourd’hui, ne pourrait être considérée que comme une guerre civile parce que, faite entre producteurs, elle ne serait qu’une lutte entre frères et citoyens. "

Le congrès vote également une autre résolution, présentée par Charles Longuet :

" Le congrès recommande aux travailleurs de cesser tout travail dans le cas où une guerre viendrait à éclater dans leurs pays respectifs. " »

Ensuite, Dolléans s’étonne :

« Cette décision, qu’ont reprise plus tard tous les congrès internationaux ouvriers, choque pourtant Marx. Dans sa lettre à Engels, le 16 septembre, il ironise et parle de la "sottise belge de vouloir faire la grève contre la guerre". »

C’est l’étonnement de Dolléans qui est étonnant. Aussi bien la résolution de Tolain que celle de Longuet sont de pures abstractions. Celle de Tolain est creuse : « La guerre n’a jamais été que la raison du plus fort et non pas la sanction du droit. » Selon l’expression de Clausewitz, « la guerre est un des moyens de la politique », l’une des expressions des antagonismes et contradictions économiques, sociales et politiques entre les classes et à l’intérieur des classes, et un des moyens de les régler. Elle peut être aussi l’expression de l’impasse d’une société. Quant au « droit », il n’est pas éternel, mais également une expression des rapports économiques, sociaux et politiques ; et se modifie avec ceux‑ci. Il est des guerres progressives d’un côté et réactionnaires de l’autre, et des guerres réactionnaires des deux côtés.

Les formules de Tolain sont substituées à une analyse concrète des rapports européens du moment. L’Europe était encore en pleine époque de développement capitaliste et, en particulier, au moment de la formation de nations sur la base de ce développement. C’était notamment le cas de l’Allemagne et de l’Italie, qui n’avaient pas encore réalisé leur unité nationale. La constitution de nations, la réalisation de leur unité et de leur indépendance, étaient hautement progressives historiquement, comme cadre au développement des forces productives. La réalisation de cette unité et de cette indépendance mettait en cause les rapports et les équilibres en Europe. Après l’Autriche, la France de Napoléon III se dressait ainsi qu’un obstacle à la réalisation de l’unité de l’Allemagne et de l’Italie. Porter un jugement indifférencié et tenir abstraitement la balance égale entre la France, l’Allemagne et l’Italie revenait à soutenir l’état de choses existant, c’est‑à‑dire à s’opposer à l’unité et à l’indépendance de l’Allemagne et de l’Italie. Or, celles‑ci ne pouvaient se réaliser que par la guerre, et ne se sont effectivement réalisées que par les guerres de la Prusse contre l’Autriche en 1866 et contre la France en 1870.

La position de Marx et d’Engels jusqu’au début de la guerre franco-allemande était déterminée par ces considérations. Que ce soit la bureaucratie et les hobereaux prussiens qui, sous la direction de Bismarck et du roi de Prusse, aient dirigé la guerre n’empêchait pas que cette guerre était, dans sa première phase, une guerre nationale du côté de l’Allemagne. En revanche, après la défaite de Napoléon III à Sedan et le renversement du Second Empire, en raison de la volonté de Bismarck et du roi de Prusse d’annexer l’Alsace et la Lorraine et d’imposer une énorme contribution de guerre à la France, la guerre devenait une guerre d’oppression et de pillage du côté de l’Allemagne et une guerre nationale du côté de la France.

Que des guerres justes et nécessaires se transforment en guerres d’oppression et de pillage est un phénomène lié à ce que la société est divisée en classes. Même lorsqu’elles jouent un rôle progressif, les classes exploiteuses restent des classes exploiteuses et se livrent à l’oppression et au pillage. Même les guerres de la révolution française, sans parler de celles de Napoléon I°, n’ont pas échappé à ces contradictions.

Mais c’est d’une autre façon encore que les résolutions de Tolain et de Charles Longuet (que devaient reprendre plus tard les anarchistes, les anarcho‑syndicalistes et également certains réformistes, dont Jaurès) sont creuses. Quelques décennies plus tard, l’époque progressive du mode de production capitaliste était passée. Une nouvelle époque de ce mode de production s’ouvrait, celle que Lénine a caractérisée comme l’époque de l’impérialisme, stade suprême du capitalisme, celle du capitalisme pourrissant, réaction sur toute la ligne. Dès les années 1890‑1900, les grandes puissances capitalistes, devenues impérialistes au sens marxiste du terme, se sont partagé le monde.

Les guerres entre les puissances impérialistes commençaient avec les guerres entre les États‑Unis et l’Espagne, le Japon et la Russie. Ni d’un côté ni de l’autre, ces guerres n’avaient plus rien de progressif. La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Les guerres inter‑impérialistes ne sont que la conséquence de la domination des impérialismes, de leur lutte pour se partager l’exploitation du monde entier au profit du capital financier de chaque métropole impérialiste, ou se le repartager. La longue paix armée entre les grandes puissances européennes tendait manifestement à sa conclusion dès la fin du XIX° siècle. Le militarisme devenait de plus en plus, non seulement une nécessité politique, mais une exigence économique. De nouvelles alliances se constituaient, esquissant les camps impérialistes qui se préparaient à s’affronter en Europe : d’un côté la Triple Entente (France, Russie et Angleterre), de l’autre la Triplice (Allemagne, Autriche‑Hongrie, Italie), pour la domination de l’Europe et, au‑delà, du monde, tandis que les États‑Unis et le Japon s’apprêtaient à jouer entre les camps impérialistes en lutte pour leur propre compte, et également pour la domination du marché mondial. C’est dans ces conditions que se dressait, dans les années 1890‑1900, la menace d’une guerre européenne et mondiale, à laquelle le mouvement ouvrier international organisé devait faire face.

En 1889, le congrès de Paris, qui se tient rue Petrelle, pose la première pierre de la construction de la Deuxième Internationale. Le congrès s’est efforcé d’unir en une même internationale, comme l’avait fait la Première Internationale (l’Association internationale des travailleurs), le mouvement politique du prolétariat et le mouvement syndical. Mais la séparation ne va pas tarder à s’établir. En 1896 se tient à Londres le IV° Congrès de la Deuxième Internationale. Liebknecht y propose une résolution qui impose, pour participer au prochain congrès, qui se tiendra à Paris en 1900, la reconnaissance de l’action politique et parlementaire ‑ résolution adoptée. Du coup, sont écartés de ce congrès les anarchistes, les anarcho-syndicalistes et les syndicalistes « purs ». A l’initiative de la CGT se tient à Paris une sorte de pré-conférence qui convoque une conférence syndicale internationale. Elle se tiendra à Copenhague en août 1901. De là date l’Internationale syndicale qui sera connue sous le nom d’Internationale d’Amsterdam. Mais l’Internationale syndicale est rapidement dominée par les syndicats à direction socialiste, et Karl Legien, secrétaire de la centrale syndicale allemande, devient également secrétaire de l’Internationale syndicale. Au congrès de Christiana, en septembre 1907, une résolution définit, en réponse à la CGT, les rapports entre les deux Internationales :

« La conférence considère que les questions du militarisme et de la grève générale appartiennent à celles qui ne sont pas à résoudre par une conférence de fonctionnaires syndicaux, mais exclusivement par la représentation de l’ensemble du prolétariat international, par les congrès socialistes internationaux se tenant régulièrement ( ... ). La conférence adresse au prolétariat français l’invitation pressante de débattre les questions en cause conjointement avec l’organisation politique de la classe ouvrière de son propre pays, de coopérer au règlement de ces questions en participant aux congrès socialistes internationaux ( ... ). »

Dès le congrès de Zurich, en août ; 1893, la question de la lutte contre la guerre est soulevée. Le Hollandais Demela Nieuvwenhim, soutient la proposition de grève générale et de la grève militaire en cas de guerre. Cependant, c’est au congrès de l’Internationale socialiste de Stuttgart en 1907 et à celui de Dresde que, en raison de la menace de plus en plus pressante d’une guerre européenne, se pose de façon brûlante la question de l’attitude des partis socialistes en cas de guerre. Lors de ce congrès, Jaurès reprend la position opposant à la menace de guerre la « grève générale et simultanée ».

C’est cette même position que défend la CGT en France. Le congrès confédéral de Marseille, qui se tient en 1908, vote la résolution que nous publions ci contre.


1908 : La CGT, la guerre et la Grève Générale

« Le congrès confédéral de Marseille, rappelant et précisant la décision d’Amiens,

• considérant que l’armée tend de plus en plus à remplacer à l’usine, aux champs, à l’atelier, le travailleur en grève quand elle n’a pas pour rôle de le fusiller, comme à Narbonne, Raon‑l’Etape et Villeneuve‑Saint‑Georges ;

• considérant que l’exercice du droit de grève ne sera qu’une duperie tant que les soldats accepteront de se substituer à la main-d’œuvre civile et consentiront à massacrer les travailleurs ; le Congrès, se tenant sur le terrain purement économique, préconise l’instruction de jeunes pour que du jour où ils auront revêtu la livrée militaire, ils soient bien convaincus qu’ils n’en restent pas moins mem­bres de la famille ouvrière et que, dans les conflits entre le capital et le travail, ils ont pour devoir de ne pas faire usage de leurs armes contre leurs frères les travailleurs. Considé­rant que les frontières géographiques sont modifiables au gré des possé­dants, les travailleurs ne reconnais­sent que les frontières économiques séparant les deux classes ennemies : la classe ouvrière et la classe capita­liste. Le congrès rappelle la formule de l’Internationale : les travailleurs n’ont pas de patrie ! Qu’en consé­quence, toute guerre n’est qu’un attentat contre la classe ouvrière, qu’elle est un moyen sanglant et terri­ble de diversion à ses revendications. Le congrès déclare qu’il faut, au point de vue international, faire l’ins­truction des travailleurs, afin qu’en cas de guerre entre puissances les tra­vailleurs répondent à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire. »


Cette position est réaffirmée au congrès de Toulouse en 1910.

La résolution du congrès confédéral de Marseille de la CGT affirme ne reconnaître que « les frontières économiques séparant les deux classes ennemies : la classe ouvrière et la classe capitaliste ».

Si effectivement la division de la société en classes à l’époque du plein développement capitaliste est dominée par l’antagonisme entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, elle ne se réduit pas à cette division. D’autres classes et couches sociales existent qui, à partir de l’antagonisme fondamental entre le prolétariat et la bourgeoisie, ont une importance considérable. Mais surtout sont complètement élimi­nés de cette résolution la lutte des classes vivante, réelle, mouvante, les rap­ports politiques entre les classes et à l’intérieur des classes, au profit d’une vision mécanique creuse de la lutte des classes, proclamatoire et déclama­toire.

La guerre a des origines économi­ques et sociales. A l’époque de l’impé­rialisme les guerres inter‑impérialistes ont comme cause fondamentale l’impasse du mode de production capitaliste la lutte pour la domination du marché mondial, l’ouverture de nouveaux débouchés pour les capitaux et les marchandises. Pourtant, le déclenchement de guerres impérialistes dépend des rapports politiques entre les classes et à l’intérieur des classes, aux échelles nationale et internatio­nales. Sans que ce soit un absolu, les exemples des deux guerres mondiales inter-impérialistes démontrent qu’elles ne sont en général possibles qu’autant que la bourgeoisie maîtrise les rap­ports entre les classes et que le capital financier domine les rapports politi­ques au sein de la bourgeoisie. L’éclatement de telles guerres est en soi une défaite de la classe ouvrière et des masses exploitées. En réalité les déclarations les plus radicales appelant à répondre « à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire » n’ont fait que préparer la capitulation devant la guerre impérialiste. Même lorsqu’elles émanent de militants syndicalistes, elles ne font qu’exprimer l’idéalisme petit-bourgeois, ignorant du cours réel de la lutte des classes et se changeant rapidement en son contraire au feu des événements. En posant ainsi le problème, la plupart des partisans de répondre à l’éclatement de la guerre par une déclaration de « grève générale révolutionnaire » conditionnaient, explicitement ou implicitement, consciemment ou inconsciemment, la « grève générale » dans leur pays à la « grève générale » dans le pays ennemi. Ce qui est une façon comme une autre de se préparer à la « défense de la patrie ».

Le 16 juillet 1914 se réunissait à Paris un congrès du Parti socialiste. Jaurès faisait un rapport et le congrès adoptait une résolution qui estime particulièrement efficace « la grève ouvrière simultanément et internationalement organisée dans les pays intéressés ». Dans son « Histoire du mouvement ouvrier », Dolléans rapporte :

« Le 23 juillet au soir, l’ultimatum du gouvernement autrichien est remis à Belgrade et publié le 24. Le 26 juillet, La Bataille syndicaliste déclare "Nous ne voulons pas de guerre." Elle rappelle la résolution votée par la conférence extraordinaire du 11, octobre 1911 : "Le cas échéant, la déclaration de guerre doit être pour chaque travailleur le mot d’ordre pour la cessation immédiate du travail... A toute déclaration de guerre, les travailleurs doivent sans délai répondre par la grève générale révolutionnaire." »

Au jour de la déclaration de guerre, aucune des directions des partis socialistes et des syndicats n’a appelé à la « grève simultanément et internationalement ». Puisque les autres n’appelaient pas à la « grève générale », il ne restait plus qu’à participer à I’ « union sacrée » au nom de la « défense de la patrie ».

La Grève Générale « arme absolue » pour résoudre la question sociale

Arme absolue contre la guerre, la « grève générale » devait également être l’« arme absolue » de l’émancipation sociale. Rosa Luxemburg cite Engels qui, en 1873, critique Bakounine et sa fabrique de révolutions en Espagne :

« La grève générale est, dans le programme de Bakounine, le levier employé à inaugurer la révolution sociale. Un beau matin, tous les ouvriers de tous les ateliers d’un pays ou même du monde entier abandonnent leur travail et par là forcent en quatre semaines au plus les classes possédantes ou à capituler ou à se déchaîner contre les ouvriers, en sorte que ceux‑ci ont alors le droit de se défendre et par là même l’occasion d’en finir avec la vieille société tout entière. »

Au congrès des « alliancistes », qui venaient de rompre avec l’Association internationale des travailleurs à Genève en septembre 1873, la même idée était reprise, « sauf qu’on reconnut de tous les côtés qu’il fallait, pour la faire, une organisation complète de la classe ouvrière et une caisse pleine ». Par la suite, anarchistes et anarcho-syndicalistes devaient s’en faire les propagateurs. Briand, avant que de devenir député, ministre et président du conseil, et de réprimer les grèves, se fera le porte-parole de la « grève générale » pour résoudre la « question sociale ». Au congrès de Marseille, le V° Congrès de la Fédération des syndicats, qui se tient du 19 au 23 octobre 1892, il présente un rapport sur la grève générale. Mais, tant aux congrès de la Fédération des Bourses du travail, fondée le 7 février 1892, qu’à ceux de la Confédération générale du travail, fondée au congrès de Limoges de la Fédération des syndicats et groupes corporatifs, qui se tient en septembre 1895, qu’à ceux qui se tiendront à la suite de l’intégration de la Fédération des Bourses du travail dans la CGT au congrès de Montpellier du 22 au 26 septembre 1902, il sera réaffirmé que la grève générale est l’arme absolue pour résoudre la « question sociale ».

Après Marx, Engels combat avec acharnement cette conception. Il est indispensable de préciser pourquoi et comment. D’abord et avant tout parce que cette conception de la grève générale se situe hors du temps et de l’espace. Après la défaite de la Commune, la dissolution de la Première Internationale, Marx et Engels estimaient que suivrait une période de construction du mouvement, de ses organisations politiques et syndicales. Le moment n’était pas venu pour le prolétariat de s’engager dans la lutte finale pour renverser la bourgeoisie tomme classe et détruire son État.

Il n’est que de considérer le programme que Marx rédigea en commun avec Guesde, et sur lequel se constitua en 1880 le Parti ouvrier français. Une première partie peut être considérée comme fixant l’objectif final :

« Considérant,

• que l’émancipation de la classe productrice est celle de tous les êtres humains ‑ sans distinction de sexe, ni de race,

• que les producteurs ne sauraient être libres qu’autant qu’ils seront en possession des moyens de production (terre, usines, navires, banques, crédit, etc.),

• qu’il n’y a que deux formes sous lesquelles les moyens de production peuvent leur appartenir :

1. la forme individuelle, qui n’a jamais existé à l’état de fait général et qui est éliminée, de plus en plus, par le progrès industriel ;

2. la forme collective, dont les éléments matériels et intellectuels sont constitués par le développement même de la classe capitaliste ;

Considérant,

• que cette appropriation collective ne peut sortir que de l’action révolutionnaire de la classe productive (ou prolétariat) organisée en parti politique distinct,

• qu’une pareille organisation doit être poursuivie par tous les moyens dont dispose le prolétariat, y compris le suffrage universel (transformé ainsi d’instrument de duperie, qu’il a été jusqu’ici. en instrument d’émancipation),

• les travailleurs socialistes français, en donnant pour but à leurs efforts l’expropriation politique et économique de la classe capitaliste et le retour à la collectivité de tous les moyens de production, ont décidé comme moyen d’organisation et de lutte d’entrer dans les élections avec les revendications immédiates suivantes. » Ensuite vient un programme de revendications immédiates :

« A ‑ Partie politique

1. Abolition de toutes les lois sur la presse, les réunions et les associations et surtout de la loi contre l’Association internationale des travailleurs. Suppression du livret, cette mise en carte de la classe ouvrière, et de tous les articles du Code établissant l’infériorité de l’ouvrier vis‑à‑vis du patron et de l’infériorité de la femme vis‑à-vis de l’homme.

2. Suppression du budget des cultes et retour à la nation "des biens dits de mainmorte, meubles et immeubles appartenant aux corporations religieuses" (décret de la Commune du 2 avril 1871), y compris toutes les annexes industrielles et commerciales de ces corporations.

3. Suppression de la dette publique.

4. Abolition des armées permanentes et armement général du peuple.

5. La Commune maîtresse de son administration et de sa police.

« B ‑ Partie économique

1. Repos d’un jour par semaine ou interdiction légale pour les employeurs de faire travailler plus de 6 jours sur 7. Réduction légale de la journée de travail à 8 heures pour les adultes. Interdiction du travail des enfants dans les ateliers privés au-dessous de 14 ans et, de 14 à 18 ans, réduction de la journée de travail à 6 heures.

2. Surveillance protectrice des apprentis par les corporations ouvrières.

3. Minimum légal des salaires déterminé chaque année d’après le prix local des denrées par une commission de statistique ouvrière.

4. Interdiction légale aux patrons d’employer des ouvriers étrangers à un salaire inférieur à celui des ouvriers français.

5. Egalité de salaire à travail égal pour les travailleurs des deux sexes.

6. Instruction scientifique et professionnelle de tous les enfants mis pour leur entretien à la charge de la société représentée par l’État et par la Commune.

7. Mise à charge de la société des vieillards et des invalides du travail.

8. Suppression de toute immixtion des employeurs dans l’administration des caisses ouvrières de secours mutuels, de prévoyance, etc., restituée à la gestion exclusive des ouvriers.

9. Responsabilité des patrons en matière d’accidents, garantie par un cautionnement versé par l’employeur dans les caisses ouvrières et proportionné au nombre des ouvriers employés et aux dangers que présente l’industrie.

10. Intervention des ouvriers dans les règlements spéciaux des divers ateliers : suppression du droit usurpé par les patrons de frapper d’une pénalité quelconque leurs ouvriers, sous forme d’amendes ou de retenues sur les salaires (décret de la Commune du 17 avril 1871).

11. Annulation de tous les contrats ayant aliéné la propriété publique (banques, chemins de fer, mines, etc.) et exploitation de tous les ateliers de l’État confiée aux ouvriers qui y travaillent.

12. Abolition de tous les impôts indirects et transformation de tous les impôts directs en un impôt progressif sur les revenus dépassant 3 000 F. Suppression de l’héritage en ligne collatérale et de tout héritage en ligne directe dépassant 20 000 francs. »

Ainsi donc, dans ce programme qui sera adopté par le Parti ouvrier français en son congrès du Havre de 1880, deux parties sont à distinguer : l’une fixe les objectifs généraux du parti ; l’autre est une charte des revendications politiques et économiques immédiates. C’est en affirmant ses objectifs fondamentaux ‑ l’expropriation du capital ‑ et en combattant immédiatement pour ce programme minimum que le parti ouvrier peut se construire et se préparer à prendre le pouvoir une autre étape.

Anarchistes et anarcho-syndicalistes qui voient dans la grève générale le moyen suprême pour résoudre la « question sociale » rejettent l’action politique et notamment la participation aux élections et l’agitation parlementaire. Ils bornent l’action du prolétariat aux moyens purement « économiques », dont la « grève générale ». Ce faisant, ils se dressent ainsi qu’un obstacle sur la voie de la construction d’un mouvement ouvrier se développant sur tous les terrains de la vie sociale et politique. Ils nient que le prolétariat ait à s’emparer du pouvoir politique. S’ils sont pour la destruction en principe de l’État bourgeois, ils refusent néanmoins que le prolétariat s’en donne les moyens, et surtout que sur les décombres de l’État bourgeois il constitue son propre pouvoir, il construise son propre État. S’ils commémorent la Commune de Paris, ils rejettent son enseignement, à savoir la nécessité de la réalisation de la dictature du prolétariat. Leur apologie de la grève générale n’est au fond qu’un moyen de couvrir leur carence politique, de masquer leurs limites en utilisant une phraséologie « gauchiste ». Dans ces conditions, la « grève générale » n’est qu’un rideau de fumée qui masque l’abandon du terrain décisif de la lutte des classes à la bourgeoisie : le terrain politique. La phrase gauche couvre cette capitulation et en prépare d’autres.

L’époque de l’organisation du prolétariat comme classe La fureur d’Engels et des marxistes, qui estiment que l’époque est à « l’organisation du prolétariat en parti » pour se préparer à la lutte pour le pouvoir, qui estiment que le combat pour les libertés démocratiques est indispensable à « l’organisation du prolétariat en parti », qui estiment titre toutes les possibilités que la société bourgeoise offre au prolétariat pour ce faire doivent être utilisées, est parfaitement justifiée. C’est l’époque où Engels écrit sa fameuse préface à la réédition de 1895 de la brochure de Karl Marx : « Les luttes de classe en France ».

« La guerre de 1871 et la défaite de la Commune avaient, comme Marx l’avait prévu, transféré pour un temps le centre de gravité du mouvement ouvrier européen de France en Allemagne. En France, il va de soi qu’il avait besoin d’années pour se remettre de la saignée de mai 1871. En Allemagne, par contre, où l’industrie, favorisée en outre par la manne des milliards français, se développait vraiment comme dans une serre chaude de plus en plus vite, la social-démocratie grandissait avec une rapidité et un succès plus grands encore. Grâce à l’intelligence avec laquelle les ouvriers allemands utilisèrent le suffrage universel, institué en 1866, l’accroissement étonnant du parti apparaît exactement aux yeux du monde entier dans des chiffres indiscutables. En 1871, 100 000, en 1874, 352 000, en 1877, 492 000 voix social-démocrate. Ensuite, survint la reconnaissance des ces progrès par les autorités supérieures sous la forme de la loi contre les socialistes. Le parti fut momentanément dispersé. Le nombre des voix tomba à 312 000 en 1881. Mais ce coup fut rapidement surmonté, et dès lors c’est seulement sous la pression de la loi d’exception, sans presse, sans organisation extérieure, sans droit d’association et de réunion, que l’extension rapide va vraiment commencer. 1884 : 550 000 voix, 1887 : 763 000, 1890 : 1 427 000 voix. Alors, la main de l’État fut paralysée. La loi contre les socialistes disparut. Le nombre de voix socialistes monta à 1 787 000, plus du quart de la totalité des voix exprimées. »

(Il faut se rendre compte que le suffrage universel n’était que relativement universel. Toutes les femmes en étaient exclues. Les nombreuses conditions pour être électeur réduisaient considérablement la portée de ce suffrage universel. S. J.)

« Le gouvernement et les classes dominantes avaient épuisé tous leurs moyens, sans utilité, sans but, sans succès. Les preuves tangibles de leur impuissance ‑ devant lesquelles les autorités, depuis le veilleur de nuit jusqu’au chancelier, avaient dû s’incliner ‑ et cela de la part d’ouvriers méprisés, ces preuves se comptaient par millions. L’État était au bout de son latin. Les ouvriers étaient au commencement du leur.

( ... ) Mais les ouvriers allemands avaient, après le premier service que constituait leur simple existence en tant que Parti socialiste, parti le plus fort, le plus discipliné et qui grandissait le plus rapidement, rendu à leur cause un autre grand service. En montrant à leurs camarades de tous les pays comment on se sert du suffrage universel, ils leur ont fourni une nouvelle arme, une arme des plus acérées.

Depuis longtemps déjà, le suffrage universel avait existé en France, mais les urnes étaient tombées en discrédit par suite du mauvais usage que le gouvernement bonapartiste en avait fait. Après la Commune, il n’y avait pas de parti ouvrier pour l’utiliser. En Espagne aussi, le suffrage universel existait depuis la République. Mais, en Espagne, l’abstention aux élections fut de tout temps la règle chez tous les partis d’opposition sérieux. Les expériences faites ensuite avec le suffrage universel étaient tout, excepté un encouragement pour un parti ouvrier. Les ouvriers révolutionnaires des pays romains s’étaient habitués à regarder le droit de suffrage comme un piège, comme un instrument d’escroquerie gouvernementale. En Allemagne, il en fut autrement. Déjà, le Manifeste communiste avait proclamé la conquête du suffrage universel, de la démocratie, comme une des premières et des plus importantes tâches du prolétariat militant, et Lassalle avait repris ce point. Lorsque Bismarck se vit contraint d’instituer ce droit de vote comme le seul moyen d’intéresser les masses populaires à ses projets, nos ouvriers prirent aussitôt cela au sérieux et envoyèrent Auguste Bebel au premier Reichstag constituant. Et, à partir de ce jour‑là, ils ont utilisé le droit de vote de façon à être récompensés de mille manières, de servir d’exemple aux ouvriers de tous les pays. Ils ont transformé le droit de vote, selon les paroles du programme du parti marxiste français, de moyen de duperie qu’il avait été jusqu’ici en instrument d’émancipation. » (Ici, Engels cite le programme du Parti ouvrier français élaboré par Marx et cité plus haut ‑ S.J.)

« Et, si le suffrage universel ne nous avait pas donné d’autres bénéfices que de nous permettre de nous compter tous les trois ans, que d’accroître, par la montée régulière constatée, la rapidité inattendue du nombre de voix, la certitude chez les ouvriers, dans la même mesure que l’effroi chez les adversaires, de devenir ainsi notre meilleur moyen de propagande, de nous renseigner exac­tement sur notre propre force ainsi que sur celle de tous les partis adverses, de nous fournir ainsi pour pro­portionner notre action un critère supérieur à tout autre, nous préservant ainsi d’une pusillanimité inopportune aussi bien que d’une hardiesse folle, tout aussi inopportune, si c’était cela le seul bénéfice que nous ayons tiré du droit de suffrage, ce serait déjà bien et plus que suffisant. Mais il a encore fait bien davantage : dans l’agitation électorale, il nous a fourni un moyen qui n’a pas son égal pour entrer en con­tact avec les masses populaires. Par cette utilisation efficace du suffrage universel, un tout nouveau mode de lutte du prolétariat a été mis en oeuvre, et il se développa rapidement. On trouva que les institutions d’État, où s’organise la domination de la bourgeoisie, fournissent encore de nouveaux tours de main au moyen desquels la classe ouvrière peut combattre ces mêmes institutions. On participa aux élections aux différentes Diètes, aux conseils municipaux, aux conseils des prud’hommes, on disputa à la bourgeoisie chaque poste à l’occupation duquel une partie suffisante du prolétariat avait son mot à dire. Et c’est ainsi que la bourgeoisie et le gouvernement en arrivèrent avoir plus peur de l’action légale que de l’action illégale du parti ouvrier, des succès des élections que de ceux de la rébellion. »

Les marxistes et la grève générale

Les marxistes n’ont cependant jamais condamné le recours à la grève générale. Le Premier congrès de la Deuxième Internationale décidait de réaliser le 1° mai une manifestation internationale pour les revendications ouvrières. L’American federation of labor avait déjà décidé de faire du 1° mai 1890 une manifestation interna­tionale pour les revendications ouvrières, pour la journée de 8 heures, en commémoration du 1° mai 1886 où la police avait tiré sur les ouvriers de Chi­cago en grève pour la journée de 8 heures. Le guesdiste Raymond Lavi­gne avait proposé la résolution sui­vante :

« il sera organisé une grande mani­festation internationale à date fixe, de manière que, dans tous les pays et toutes les villes à la fois, les travail­leurs mettent le même jour les pouvoirs publics en demeure de réduire légalement la journée de travail à huit heures et d’appliquer les autres résolutions du congrès international de Paris. » Bebel et Liebknecht faisaient ajou­ter l’amendement suivant :

« Les travailleurs des diverses nations auront à accomplir cette manifestation dans les conditions qui leur sont imposées par la situation spéciale de leur pays. » Là est l’origine du 1° mai, journée internationale de lutte de la classe ouvrière pour ses revendications. En de nombreux pays, en particulier en France, les centrales et les partis ouvriers appelaient à une journée de grève générale le 1° mai. Souvent, le 1° mai a été une journée de durs affrontements entre la classe ouvrière, la bourgeoisie et son État. Les grévis­tes risquaient d’être renvoyés de leur travail. Les manifestations étaient violemment réprimées et parfois de façon sanglante. Ainsi, le 1° mai 1891, le gouvernement faisait tirer la troupe à Fourmies.

Cependant, ce type de grève géné­rale est particulier : limitée dans le temps, elle exprime les aspirations de la classe ouvrière et sa combativité ; elle affirme le prolétariat comme classe, son unité et sa solidarité nationale et internationale. De ce point de vue, le 1° mai a eu une grande importance politique. La bourgeoisie et ses gouvernements l’ont bien compris, qui ont durement réprimé les grèves et les manifestations du 1° mai, avant que de désamorcer cette journée de lutte internationale, exprimant les rapports entre le prolétariat et la bourgeoisie, en la transformant avec la complicité des dirigeants des organisations ouvrières en « fête du travail ».

Dans les premières années de la Deuxième Internationale, les partis membres de l’Internationale ouvrière ont impulsé de véritables grèves générales, notamment en Belgique, et aussi en Autriche, pour arracher le suffrage universel. Rosa Luxemburg écrit dans un article daté du 23 avril 1902, dans « Neue Zeit » :

« Dans la lutte menée de 1886 à l’heure actuelle pour le suffrage universel, la classe ouvrière belge fit usage de la grève de masse comme du moyen politique le plus efficace. C’est à la grève de masse qu’elle doit en 1891, la première capitulation du gouvernement et du Parlement : les premiers débuts de la révision de la Constitution ; c’est à elle qu’elle doit, en 1893, la seconde capitulation du parti dirigeant : le suffrage universel au vote plural. » Ensuite Rosa Luxemburg explique Ie mécanisme des grèves générales belges de 1891 et 1893 :

« Dans la situation politique particulière, l’application de la grève générale en Belgique est un problème nettement déterminé. Par sa répercussion économique directe, la grève agit avant tout au désavantage de la bourgeoisie industrielle et commerciale, et dans une mesure bien réduite seulement au détriment de son ennemi véritable, le parti clérical. Dans la lutte actuelle, la répercussion politique de la grève de masse sur les cléricaux au pouvoir ne peut donc être qu’un effet indirect exercé par la pression que la bourgeoisie libérale, gênée par la grève générale, transmet au gouvernement clérical et à la majorité parlementaire. En outre, la grève générale exerce aussi une pression politique directe sur les cléricaux, en leur apparaissant comme l’avant‑coureur, comme la première étape d’une véritable révolution de rue en gestation. Pour la Belgique, l’importance politique des masses ouvrières en grève réside toujours, et aujourd’hui encore, dans le fait qu’en cas de refus obstiné de la majorité parlementaire elles sont éventuellement prêtes et capables de dompter le parti au pouvoir par des troubles, par des révoltes de rue. »

Ainsi la lutte pour le suffrage universel, objectif politique, amène à la mobilisation et à l’action révolutionnaire des masses, ouvre la voie au travers de la grève générale à la révolution : « La grève générale est l’avant-coureur comme première étape d’une véritable révolution de rue en gestation. »

Non seulement son objectif et son contenu sont politiques, mais en outre elle ne se déclenche pas de façon arbitraire, elle correspond aux aspirations et à la maturation politique des masses. Dans un autre article, Rosa Luxemburg donne les indications suivantes :

« En 1891, la première courte grève de masse avec ses 125 000 ouvriers a suffi pour imposer l’institution de la commission pour la réforme du droit de vote. En avril 1893, il a suffi d’une grève spontanée de 250 000 ouvriers pour que la Chambre de prononce, en une seule longue séance, sur la réforme du droit de vote qui croupissait depuis deux ans dans la commission. »

Les marxistes, et en premier lieu Engels, considèrent que l’heure de la révolution prolétarienne n’a pas encore alors sonné. Ils estiment que le capitalisme est encore en mesure de développer à l’échelle mondiale les forces productives. Mais la lutte pour les réformes, l’utilisation des campagnes électorales, des élections, de la tribune parlementaire, et la lutte sur le terrain et selon les méthodes propres au prolétariat, qui sont par nature révolutionnaires, ne s’opposent pas, elles font partie d’une même action politique : l’organisation du prolétariat comme classe, la préparation de la révolution prolétarienne et de la prise du pouvoir. La grève générale doit être considérée en rapport à cette action politique et comme un de ses moyens. Dans sa brochure « Le Chemin du pouvoir », qui date de 1909, Kautsky rappelle que, dans la lutte pour la démocratie, aux moyens employés précédemment,

« il faut ajouter la grève générale que nous avons adoptée en principe vers 1893 (Engels vivait encore) et dont l’efficacité dans certaines circonstances a été éprouvée depuis à plusieurs reprises. »

Déjà l’opportunisme à l’œuvre

Mais il est vrai que, se couvrant derrière l’utilisation des élections et du Parlement, derrière la lutte pour les réformes sociales et politiques, le révisionnisme allait pénétrer et s’emparer de la Deuxième Internationale et de ses partis réputés les plus « marxistes ». Dès les années 1897‑1900, le révisionnisme avait son théoricien dans la social‑démocratie allemande : Bernstein. Dans une série d’articles parus dans le « Neue Zeit » et dans un livre publié en français sous le titre « Socialisme théorique et socialisme pratique », il expliquait :

"le capitalisme fait preuve d’une capacité d’adaptation de plus en plus grande ce qui se manifeste par le fait qu’il n’y a plus de crise générale grâce au développement des communications et de l’information ; la survie des classes moyennes, la différenciation des différentes branches de la production, et l’accès de larges couches du prolétariat au niveau des couches sociales ; l’amélioration de la situation économique du prolétariat ; la multiplication des sociétés par actions signifie que le capitalisme devient économiquement démocratique, résolvant progressivement d’une certaine façon la question de la propriété collective des moyens de production ; les syndicats et les coopératives ouvrières doivent, de réforme en réforme, permettre de supprimer le profit capitaliste comme moteur de la production ; la tâche de la social‑démocratie consiste à faire progresser sans cesse la démocratie au moyen de l’action électorale et parlementaire, l’insertion dans le pouvoir d’État, dans l’État, pour le transformer.

L’aboutissant du révisionnisme se concrétise le plus clairement d’abord en France. En 1899, le « socialiste » Millerand entrait au gouvernement Waldeck‑Rousseau. Pour la première fois depuis 1848, un « socialiste » participe à un gouvernement bourgeois. Jaurès, Briand, Viviani se prononcent pour. La question est posée : un socialiste peut‑il participer à un gouvernement bourgeois ? Jaurès justifie cette participation en prétendant que

« tout en se dressant en révolutionnaires contre l’État bourgeois, ce n’est pas de loin qu’on combattra, c’est en s’installant au cœur même de la citadelle ». Pour lui la participation à un gouvernement bourgeois, comme le vote du budget, est une question de circonstance, la participation ministérielle est complémentaire et de même nature que l’utilisation du Parlement.

En principe, le révisionnisme et le « ministérialisme » sont condamnés, d’abord par la social‑démocratie allemande, ensuite par la Deuxième internationale. Mais si la social‑démocratie allemande maintient la nécessité de combattre pour la prise du pouvoir politique, elle se situe en réalité entièrement sur le terrain parlementaire. La résolution adoptée au congrès de la Deuxième Internationale qui se tient à, Paris en 1900 condamne le « ministérialisme » tout en lui ouvrant la porte :

« L’entrée d’un socialiste isolé dans un gouvernement bourgeois ne peut être considérée comme le commencement normal de la conquête du pouvoir politique, mais seulement comme un expédient forcé, transitoire, exceptionnel. » Toute la pratique de la Deuxième Internationale et de ses partis devient réformiste et révisionniste. Elle mènera à la capitulation, en août 1914, de chaque parti de la Deuxième internationale devant sa propre bourgeoisie (sauf le Parti bolchevique). La pratique opportuniste et révisionniste des partis de la Deuxième Internationale nourrit évidemment l’anarchisme, l’anarcho‑syndicalisme, le rejet de la lutte politique, le recours à la phrase « révolutionnaire » et à l’invocation de la « grève générale » ainsi qu’une panacée. Cependant, en France par exemple, les anarcho‑syndicalistes se rallieront en même temps que les socialistes de toutes nuances à l’« Union sacrée », au moment où la Deuxième Guerre mondiale se déchaînera. Ce qui prouve que ce n’est pas l’utilisation des élections, du Parlement, l’action politique, qui en est la cause. Elle réside, ainsi que Lénine l’a expliqué, en ce que, à partir de l’existence d’une aristocratie ouvrière, les appareils des partis socialistes et des centrales syndicales se sont adaptés à la société bourgeoise, ils sont devenus des appareils bourgeois à l’intérieur du mouvement ouvrier, « les lieutenants ouvriers de la classe bourgeoise ».

L’adaptation de ces appareils à la société bourgeoise commence à se dessiner justement, alors que se noue la crise du système impérialiste qui va exploser dans la Première Guerre mondiale : au début du XX° siècle. Rosa Luxemburg le remarque au moment de la grève générale belge de 1902, dont l’objectif est toujours d’arracher le suffrage universel plein et entier. Dans l’article cité plus haut, elle écrit :

« Si la défense des cléricaux fut désespérée déjà dans la dernière décennie du siècle passé, lorsqu’il ne s’agissait que du commencement des concessions, elle devait, selon toute apparence, devenir une lutte à mort maintenant qu’il est question de livrer le reste, la domination parlementaire elle-même. Il était évident que les discours bruyants à la Chambre ne pouvaient rien obtenir. Il fallait la pression maximum des masses pour vaincre la résistance maximum du gouvernement.

En face de cela, les hésitations des socialistes à proclamer la grève générale, l’espoir secret mais évident, ou tout au moins le désir de l’emporter, si possible, sans avoir recours à la grève générale, apparaissent dès l’abord comme le premier symptôme affligeant du reflet de la politique libérale sur nos camarades, de cette politique qui, de tout temps, on le sait, a cru pouvoir ébranler les remparts de la réaction au son des trompettes de la grandiloquence parlementaire.

( ... ) En imposant d’avance, sous la pression des libéraux, des limites et des formes légales à sa lutte, en interdisant toute manifestation, tout élan de la masse, ils dissipaient la force politique latente de la grève générale, qui ne voulait de toutes manières être autre chose qu’une grève pacifique. Une grève générale enchaînée d’avance dans les fers de la légalité ressemble à une démonstration de guerre avec des canons dont la charge aurait été auparavant jetée à l’eau, sous les yeux des ennemis. Même un enfant ne s’effraie pas d’une menace « les poings dans les poches », ainsi que Le Peuple le conseillait sérieusement aux grévistes, et une classe au pouvoir luttant à la vie et à la mort pour le reste de sa domination politique s’en effraie moins encore. C’est précisément pour cela qu’en 1891 et 1893 il a suffi au prolétariat belge d’abandonner paisiblement le travail pour briser la résistance des cléricaux, qui pouvaient craindre que la paix ne se changeât en trouble et la grève en révolution. Voilà pourquoi, cette fois encore, la classe ouvrière n’aurait peut-être pas eu besoin de recourir à la violence, si les dirigeants n’avaient pas déchargé leur arme d’avance, s’ils n’avaient pas fait de l’expédition de guerre une parade dominicale et du tumulte de la grève générale une simple fausse alerte. Mais, en second lieu, l’alliance avec les libéraux a anéanti l’autre effet, l’effet direct de la grève générale. La pression de la grève sur la bourgeoisie n’a d’importance politique que si la bourgeoisie est obligée de transmettre cette pression à ses supérieurs politiques, aux cléricaux qui gouvernent. Mais cela ne se produit que si la bourgeoisie se sent subitement assaillie par le prolétariat et se voit incapable d’échapper à cette poussée.

Cet effet se perd dès que la bourgeoisie se trouve dans une situation commode qui lui permet de reporter sur les masses prolétariennes à sa remorque la pression qu’elle subit, plutôt que de la transmettre aux gouvernements cléricaux, et de se débarrasser ainsi d’un poids embarrassant par un simple mouvement d’épaule. La bourgeoisie belge se trouvait précisément dans cette situation au cours de la dernière campagne : grâce à l’alliance, elle pouvait déterminer les mouvements des colonnes ouvrières et faire cesser la grève générale en cas de besoin. C’est ce qui arriva, et, dès que la grève commença à importuner sérieusement la bourgeoisie, celle-ci lança l’ordre de reprendre le travail. Et c’en fut fait de la « pression » de la grève générale.

Ainsi la défaite finale apparaît comme la conséquence inévitable de la tactique de nos camarades belges. Leur action parlementaire est restée sans effet parce que la pression de la grève générale à l’appui de cette action fit défaut. Et la grève générale resta sans effet parce que, derrière elle, il n’y avait pas le spectre menaçant du libre essor du mouvement populaire, le spectre de la révolution.

En un mot, l’action extraparlementaire fut sacrifiée à l’action parlementaire, mais précisément à cause de cela toutes les deux furent condamnées à la stérilité et toute la lutte à l’échec. » (Sur la grève générale.)

La grève générale et la révolution de 1905

Mais la grève générale conquiert des lettres de noblesse comme arme de combat du prolétariat au cours de la première révolution russe en 1905. Les lecteurs doivent se reporter à la brochure de Rosa Luxemburg « Grève générale (ou grève de masse), parti et syndicats », ainsi qu’au livre de Trotsky « 1905 ». Cet article ne peut que se borner à souligner l’essentiel. La grève générale du début de l’année 1905 ouvre la première révolution russe. Mais la grève générale de janvier‑février 1905 vient de loin. Rosa Luxemburg écrit :

« La période actuelle, pour ainsi dire officielle, de la révolution russe, est avec raison datée du soulèvement du prolétariat de Saint‑Pétersbourg, le 22 janvier 1905, de ce défilé de 200 000 ouvriers devant le palais du tsar, qui se termina par un terrible massacre. La sanglante fusillade de Saint‑Pétersbourg fut, comme on sait, le signal de l’explosion de la première série gigantesque de grèves en masse s’étendant en peu de jours sur toute la Russie et, de Saint-Pétersbourg, portant dans tous les coins de l’empire et les couches les plus étendues du prolétariat le rappel de la révolution. Mais ce soulèvement de Saint‑Pétersbourg au 22 janvier n’était que le point culminant d’une grève en masse qui avait embrassé tout le prolétariat de la capitale des tsars en janvier 1905. Or, cette grève de janvier à Saint‑Pétersbourg eut lieu incontestablement sous l’influence immédiate de la gigantesque grève générale qui avait éclaté peu auparavant, en décembre 1904, dans le Caucase, à Bakou, et tint longtemps toute la Russie haletante. Mais, à leur tour, les événements de décembre à Bakou n’étaient qu’un dernier et vigoureux rejeton des grandes grèves qui, en 1903 et 1904, avaient, comme un tremblement de terre périodique, ébranlé tout le midi de la Russie, et dont le prologue fut la grève de Batoum, dans le Caucase, en mars 1902. Enfin, ce premier mouvement de grève en masse dans la chaîne continue des éruptions révolutionnaires actuelles n’est lui-même séparé que par cinq ou six années de la grève générale des ouvriers textiles de Saint‑Pétersbourg, en 1896 et 1897. Et si le mouvement d’alors semble séparé de la révolution d’aujourd’hui par quelques années de calme apparent et de réaction énergique, tout homme qui connaît l’évolution politique intérieure du prolétariat russe jusqu’au degré actuel de conscience de classe et d’énergie révolutionnaire fera commencer l’histoire de la période présente de luttes en masse avec ces grèves générales de Saint‑Pétersbourg. Elles ont, entre autres, pour le problème de la grève en masse, cette importance qu’elles contiennent déjà en germe tous les éléments principaux des grèves en masse qui suivirent. »

Tout ce processus est évidemment inséparable du développement de tous les rapports économiques, sociaux et politiques qui ont lieu en Russie au cours de cette période. Le vieil empire des tsars est déjà profondément miné, brutalement intégré au capitalisme mondial au moment où celui‑ci parvient à son stade impérialiste. Les contradictions explosives de l’époque de impérialisme se nouent à celles du vieil empire, le déstabilisent complètement. La guerre contre le Japon et la défaite démontrent l’extrême faiblesse de la Russie des tsars et précipitent la révolution. Quantà la grève générale de janvier 1905,

« là encore, l’occasion fut, comme on sait, minime. Deux ouvriers des chantiers Poutilov avaient été renvoyés parce qu’ils appartenaient à l’association « légale » de Zoubatov. Cette mesure de rigueur provoqua, le 16 janvier une grève de solidarité de tous les ouvriers de ces chantiers, au nombre de 12 000. Les social-démocrates commencèrent, à l’occasion de la grève, une vive agitation pour l’extension des revendications, posèrent celles de la journée de huit heures, du droit de coalition , de la liberté de parole et de la presse, etc. La fermentation des ateliers Poutilov gagna rapidement les autres prolétaires et, en peu de jours, 140 000 ouvriers étaient en grève. Des délibérations en commun et des discussions orageuses conduisirent à l’élaboration de cette charte prolétarienne des libertés civiques, portant tête la journée de huit heures, et avec laquelle, le 22 janvier, 200 000 ouvriers, conduits par le prêtre Gapone, défilèrent devant le palais du tsar. En une semaine, le conflit des deux ouvriers renvoyés des chantiers de Poutilov s’est transformé en prologue de la plus grosse révolution temps modernes.

Les événements qui suivirent sont connus : le massacre de Saint‑Pétersbourg provoquait en janvier et février, dans tous les centres industriels et les villes de Russie, de Pologne, de Lituanie, des provinces baltiques, du Caucase, de la Sibérie, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, de gigantesques grèves en masse et grèves générales. Mais, si l’on y regarde de plus près, les grèves en masse se produisent dès lors sous d’autres formes que dans la période précédente. Cette fois, les organisations social-démocrates prirent partout les devants par des appels, partout c’est la solidarité révolutionnaire avec le prolétariat de Saint‑Pétersbourg qui fut expressément marquée comme le motif et le but de la grève générale, partout il y eut aussitôt des manifestations, des discours, des combats avec la troupe. Pourtant, là non plus, il ne fut question ni de plan préalable, ni d’action organisée, car les appels des partis pouvaient à peine aller du même pas que les soulèvements spontanés de la masse ; à peine les dirigeants avaient‑ils le temps de formuler les mots d’ordre de la foule des prolétaires se ruant en avant.

Autre différence : les grèves en masse et générales antérieures avaient leur origine dans le concours de diverses luttes pour les salaires, lesquelles, dans la tendance générale de la situation révolutionnaire et sous l’impulsion de l’agitation des social-démocrates, devenaient vite des manifestations politiques ; l’élément économique et la dispersion syndicale étaient le point de départ, l’action de classe combinée et la direction politique étaient le résultat final. Ici, le mouvement se fait à rebours. Les grèves générales de janvier‑février éclatèrent tout d’abord comme action révolutionnaire unie, sous la direction de la social‑démocratie ; mais cette action se rompit bientôt en une infinité de grèves locales, parcellaires, économiques, dans diverses régions, villes, professions, usines.

Durant tout le printemps de 1905 jusqu’au plein été, fermenta dans l’empire géant une lutte économique infatigable de tout le prolétariat contre le capital, lutte qui gagna par en haut les professions libérales et petites‑bourgeoises, employés de commerce, de banque, ingénieurs, comédiens, artistes, et pénétra par en bas jusque chez les gens de maison les agents subalternes de la police jusque même dans les couches du « lumpenproletariat », débordant en même temps de la ville dans les campagnes et frappant même aux portes des casernes. »

Le massacre du dimanche sanglant (le 9 janvier selon le calendrier russe, le 22 janvier selon notre calendrier) impulsait le développement d’une grève générale qui s’annonçait. En octobre 1905 une nouvelle grève générale déferlait

« comme réponse au projet de Douma Boulyguine, la seconde grève générale étendue à tout l’empire et dont les travailleurs des chemins de fer donnent le mot d’ordre. Cette seconde grande action révolutionnaire du prolétariat présente déjà un caractère essentiellement différent de la première, celle de janvier. L’élément de conscience politique y joue un bien plus grand rôle. A la vérité, ici encore, la première occasion de grève en masse a été secondaire et en apparence fortuite : c’est le conflit des cheminots avec l’administration à propos de la caisse des retraites. Mais le soulèvement général du prolétariat industriel qui suivit est soutenu par une claire idée politique. Le prologue de la grève de janvier avait été une supplique au tsar pour la liberté politique ; le mot d’ordre de la grève d’octobre était : Finissons‑en avec la comédie constitutionnelle du tsarisme ! Et, grâce au résultat immédiat de la grève générale : le manifeste du tsar du 30 octobre, le mouvement ne rentre pas en lui-même, comme en janvier, pour aller retrouver les commencements de la lutte de classe économique ; il déborde au-dehors dans une ardente activité de la liberté politique nouvellement conquise. Manifestations, réunions, une jeune presse, des discussions politiques au grand jour et des massacres sanglants comme fin de chanson, là-dessus nouvelles grèves générales et nouvelles manifestations ‑ tel est l’orageux tableau que présentent les journées de novembre et décembre.

En novembre, à l’appel de la social‑démocratie, s’organise à Saint-Pétersbourg la première grève en masse de démonstration, pour protester contre les massacres et l’établissement de l’état de siège en Livonie et en Pologne. La fermentation qui suit le court rêve constitutionnel et le cruel réveil mène finalement, en décembre, à l’explosion de la troisième grève générale en masse dans tout l’empire. Cette fois encore, le cours et l’issue en sont tout autres que dans les deux premiers cas. L’action politique ne se tourne plus en action économique, comme en janvier, mais elle n’obtient pas non plus une victoire rapide, comme en octobre. La camarilla tsariste ne renouvelle pas les essais tentés avec la véritable liberté politique ( ... ). Par l’évolution logique interne des événements qui se déroulent, la grève en masse se transforme cette fois en révolte ouverte, en lutte armée de rue et de barricades à Moscou. Les journées de décembre à Moscou terminent la première année de la révolution, si laborieuse, comme point culminant de la ligne ascendante de l’action politique et du mouvement de grève en masse. »

Après elles s’amorce le reflux de la révolution.

Rosa Luxemburg définit remarquablement le contenu de la grève générale :

« Grèves politiques et économiques, grèves en masse et partielles, grèves de démonstration et de combat, grèves générales d’une ville, luttes pacifiques pour les salaires et batailles de rue, combats de barricades ‑ tout cela se croise, se côtoie, se traverse, se mêle : mer de phénomènes éternellement mouvante et changeante. Et la loi du mouvement de ces phénomènes devient claire : elle n’est pas dans la grève en masse elle-même, ni dans ses caractères techniques, mais bien dans les rapports politiques et sociaux des forces de la révolution. La grève en masse n’est que la forme revêtue par la lutte révolutionnaire et toute modification dans les rapports des forces aux prises, dans le développement du parti et dans la séparation des classes, dans la position de la contre‑révolution, agit immédiatement, par mille voies invisibles et incontrôlables, sur l’action de la grève. Mais avec cela cette action même ne cesse presque pas un instant. Elle est la pulsation vivante de la révolution et en même temps son plus puissant ressort. En un mot, la grève en masse, telle que nous la montre la révolution russe, n’est pas un moyen ingénieux, inventé pour donner plus de force à la lutte prolétarienne ; elle est le mode de mouvement de la masse prolétarienne, la forme de manifestation de la lutte prolétarienne dans la révolution. »


Deuxième partie :

Un rôle déterminant dans les processus révolutionnaires à l’époque impérialiste

La révolution russe de 1905 peut être considérée non seulement comme la répétition de la révolution russe de 1917, mais encore comme la préface à l’époque de la révolution prolétarienne mondiale. Dans toutes les révolutions prolétariennes qui ont eu lieu depuis, la « grève de masse », la grève générale, a joué un rôle déterminant dans le processus révolutionnaire. A chaque fois, elle a été l’indispensable « rassemblement des opprimés contre les oppresseurs ».

La Grève Générale en Février 1917 et Novembre 1918 A propos de la révolution de février 1917, Trotsky écrit :

« Le 23 février, c’était la "Journée internationale des femmes". On projetait, dans les cercles de la social-démocratie, de donner à ce jour sa signification par les moyens d’usage courant : réunions, discours, tracts. La veille encore, il ne serait venu à la pensée de personne que cette « Journée des femmes » pût inaugurer la révolution. Pas une organisation ne préconisa la grève ce jour‑là. Bien plus, une organisation bolcheviste, et des plus combatives, le comité du rayon essentiellement ouvrier de Vyborg, déconseillait toute grève. L’état d’esprit des masses, d’après le témoignage de Kaïourov, un des chefs ouvriers du rayon, était très tendu et chaque grève menaçait de tourner en collision ouverte. Mais comme le comité estimait que le moment d’ouvrir les hostilités n’était pas encore venu ‑ le parti n’étant pas encore assez fort et la liaison entre ouvriers et soldats étant trop insuffisante ‑ il avait donc décidé de ne point faire appel à la grève, mais de se préparer à l’action révolutionnaire pour une date indéterminée. Telle fut la ligne de conduite préconisée par le comité à la veille du 23, et il semblait que tous l’eussent adoptée. Mais le lendemain matin, en dépit de toutes les directives, les ouvrières du textile quittèrent le travail dans plusieurs fabriques et envoyèrent des déléguées aux métallos pour leur demander de soutenir la grève. C’est "à contre‑cœur", écrit Kaïourov, que les bolcheviks marchèrent, suivis par les ouvriers mencheviques et socialistes‑révolutionnaires. Mais, du moment qu’il s’agissait d’une grève de masse, il fallait engager tout le monde à descendre dans la rue et prendre la tête du mouvement : telle fut la résolution que proposa Kaïourov, et le comité de Vyborg se vit contraint de l’approuver. " L’idée d’une manifestation mûrissait depuis longtemps parmi les ouvriers mais, à ce moment, personne ne se faisait encore une idée de ce qui en sortirait." Prenons bonne note de ce témoignage d’un participant, très important pour la compréhension du mécanisme des événements. »

Le mouvement est lancé. La grève générale alimente les manifestations. Les manifestations étendent la grève générale. Mais ce ne sont là que les moyens de la mobilisation au grand jour des opprimés. Mouvements de masse, combats partiels avec le patron, début d’armement des masses en lutte, contacts avec les soldats, amènent à la victoire de la révolution lorsque les soldats s’insurgent et passent ouvertement du côté de la révolution. Ainsi, en cinq jours, la monarchie est balayée. L’ouvrier a fait sa jonction avec le paysan sous l’uniforme.

Tout au cours de la révolution russe, en avril, en juin, en juillet, grèves générales et manifestations immenses rassemblent à nouveau les masses à la tête desquelles marche le prolétariat. Ainsi les masses fusion­nent, deviennent un corps, le prolétariat se constitue en classe s’exprimant et agissant. En octobre, l’insurrection bolchevique a l’aspect d’une opération militaire, d’un coup d’État. Mais elle est la plus haute forme de mobilisation ordonnée du prolétariat comme classe. Elle inclut par conséquent la grève générale bien qu’elle la dépasse de loin.

La révolution allemande de novembre 1918 est également précédée de grèves de masse en 1917. La révolution combine soulèvements de métallos et de soldats, grève générale, manifestations de masse, assauts contre les prisons.

« Dans la soirée, les hommes de confiance du parti social‑démocrate dans les entreprises présentent leurs rapports aux responsables : ils sont unanimes à affirmer que, dans toutes les usines, les ouvriers sont prêts à passer à l’action le 9 novembre, et qu’il ne saurait être question de chercher désormais à les retenir. Les appels au combat vont parvenir à des hommes décidés à se battre de toute façon.

La révolution est désormais lancée. Ceux qui la voulaient et cherchaient à la préparer, ceux qui la désiraient mais qui n’y croyaient pas et souhaitaient qu’elle soit provoquée, ceux qui ne la voulaient pas et l’avaient jusqu’au dernier moment combattue, vont, ensemble, prendre le train en marche. Les nouvelles qui parviennent de toutes les régions d’Allemagne dans la nuit du 8 au 9 le confirment : ici les marins, là les soldats lancent des manifestations, tandis que les ouvriers se mettent en grève. On désigne des conseils d’ouvriers et de soldats. Les prisons sont prises d’assaut. Le drapeau rouge, emblème de la révolution mondiale, flotte sur les édifices publics. » (Pierre Broué ‑ Révolution en Allemagne). Désormais toute véritable crise révolutionnaire verra la combinaison de la grève de masse, de la grève générale, des manifestations, des combats de rue, de l’armement du prolétariat, de la dislocation de l’armée, sinon du passage des soldats du côté de la révolution, cela à des degrés divers.

Ici, il est utile de remarquer que grève générale et grève de masse ne sont pas nécessairement identiques. Rosa Luxemburg montre que, dans la Russie des années précédant la révolution de 1905 et pendant cette révolution, de nombreuses grèves de masse déferlent, qui ne mettent en mouvement qu’une partie ou un secteur du prolétariat. Par contre, en janvier et en octobre 1905 , il s’agit d’authenti­ques grèves générales. Mais les grèves de masse s’intègrent dans le processus révolutionnaire. Elles préparent la grève générale ou la prolongent. Là où, tel un bouillonnement, les grèves de masse déferlent, la grève générale n’est pas loin, bien qu’il se peut qu’elle ne se produise pas. Inverse­ment, toute grève générale n’est pas obligatoirement précédée de grèves de masse. Il est important de ne pas pro­céder par schéma. Une chose est certaine : lorsque des centaines de mil­liers de prolétaires se mettent en mou­vement, que déferlent les grèves de masse, c’est que tout le prolétariat bouillonne, c’est qu’il se produit une fermentation générale à l’intérieur de la classe ouvrière : grève générale et révolution sont à l’ordre du jour.

La grève générale contre le coupo d’État de Kapp Dans un pays aussi industrialisé que l’Allemagne, la grève générale mon­trera sa redoutable puissance en mars 1920. Elle brisera le coup d’État mili­taire que le général von Lüttwitz a organisé avec la participation de l’état­-major et du représentant des junkers prussiens et des hauts fonctionnaires impériaux. Pierre Broué rapporte :

« Les insurgés lancent un ultima­tum qui exige la démission d’Ebert et l’élection d’un nouveau président, la dissolution du Reichstag et de nouvelles élections, et, en attendant, un cabinet de techniciens avec un géné­ral au ministère de la Guerre. Noske, qui convoque les chefs militaires non liés au complot dans son bureau à 1 h 30, s’entend répondre qu’il n’est pas question de résister les armes à la main. Le conseil des ministres, réuni à 3 h, décide finalement d’évacuer la capitale, n’y laissant que deux de ses membres, dont le vice‑chancelier Schiffer : avant l’aube, la quasi-totalité du gouvernement et plus de deux cents députés ont pris la route de Dresde, où ils pensent trouver protection auprès du général Maercker. Aux premières heures de la matinée, les hommes d’Ehrhardt occupent Berlin, hissant le drapeau impérial sur les édifices publics. Installé à la chancellerie, Kapp promulgue ses premiers décrets, proclame l’état de siège, suspend tous les journaux, nomme commandant en chef le général von Lüttwitz. A midi, il peut considérer que tous les états‑majors et toutes les forces de police de la région militaire de Berlin se sont ralliés à son entreprise. Inquiets de l’attitude du général Maercker, les membres du gouvernement ont repris la route, cette fois dans la direction de Stuttgart, où ils pensent pouvoir compter sur le général Bergmann. Au soir du 13 mars, il semble que le putsch l’ait emporté sans effusion de sang puisque, nulle part, ni l’armée ni la police ne font mine de s’y opposer, et les autorités du Nord et de l’Est reconnaissent le nouveau gouvernement.

Pendant que le gouvernement prend la fuite, la résistance s’organise pourtant. Dès le matin, Legien réunit la commission générale des syndicats : à 11 heures, celle‑ci lance le mot d’ordre de grève générale. De son côté, Wels, un des rares dirigeants social‑démocrates à être resté sur place, fait rédiger et imprimer une affiche, qu’il fait suivre des signatures des ministres social-démocrates ‑ qu’il n’a évidemment pas consultés ‑ et qui appelle à la grève générale sur le thème de l’union contre la contre‑révolution et pour la défense de la république. Le parti social‑démocrate indépendant appelle aussi les ouvriers à la grève générale "pour la liberté, pour le socialisme révolutionnaire, contre la dictature militaire et le rétablissement de la monarchie".

Dès le 14 mars, qui est pourtant un dimanche, il est possible de mesurer l’emprise et l’ampleur du mouvement. Les trains s’arrêtent les uns après les autres. A Berlin, à 17 heures, il n’y a plus ni trams, ni eau, ni gaz, ni électricité. Un peu partout éclatent des bagarres entre militaires et ouvriers. La veille, il y a déjà eu des réactions : à Chemnitz, à l’initiative des communistes que dirige Brandler, constitution d’un comité d’action comprenant les syndicats et tous les partis ouvriers : il prend les devants, en l’absence de troupes, constitue une milice ouvrière, l’Arbeiterwehr, qui occupe la gare, la poste, l’hôtel de ville. A Leipzig, les négociations sont entamées entre partis ouvriers, mais les communistes refusent de signer le texte préparé par les autres organisations pour appeler à la grève générale. Dans la nuit du 13 au 14, les premiers incidents violents se produisent à Dortmund, entre la police et des manifestants ouvriers. Le 14, les premiers combats commencent dans la Ruhr. Le général von Watter donne à ses troupes l’ordre de marcher sur Hagen, où les ouvriers s’arment : social‑démocrates et indépendants lancent un appel commun à la grève générale. A Leipzig, les hommes des corps francs ouvrent le feu sur une manifestation ouvrière : il y a vingt‑deux morts, et les combats se poursuivent. A Chemnitz, les organisations ouvrières décident la constitution immédiate d’une milice ouvrière de 3 000 hommes.

( ... ) En fait, dès le 15 mars, le gouvernement Kapp‑Lüttwitz est complètement paralysé. Le socialiste belge Louis De Brouckère écrit : "La grève générale ( ... ) les étreint maintenant de sa puissance terrible et silencieuse."

Tout est mort dans Berlin, où le pouvoir ne parvient pas à faire imprimer une seule affiche. Au contraire, dans la Ruhr, où le corps franc Lichtschlag s’est mis en mouvement, il a été tout de suite attaqué par des détachements d’ouvriers armés. On se bat, de même, à Leipzig, à Francfort, à Halle et à Kiel. Les marins de Wilhelmshaven se sont mutinés, et arrêtent l’amiral von Leventzow et quatre cents officiers.

( ... ) Dans la Ruhr, un phénomène comparable, mais qui entraîne des masses ouvrières plus nombreuses, donne naissance à ce qu’on appellera l’« armée rouge » : un comité d’action formé à Hagen sous l’impulsion des militants indépendants Stemmer, un mineur, et Josef Ernst, métallo, crée un « comité militaire » : en quelques heures, 2 000 travailleurs en armes marchent sur Wetter, où les ouvriers sont aux prises avec les corps francs. Le 16 mars, il semble qu’on se batte ou qu’on s’y prépare dans l’Allemagne entière, sauf peut-être dans la capitale, où la supériorité militaire des troupes semble écrasante. L’« armée rouge » des ouvriers de la Ruhr marche sur Dortmund. Les corps francs et la Reichswehr tiennent le centre de Leipzig contre des détachements ouvriers improvisés. A Kottbus, le major Buchrucker donne l’ordre de fusiller sur place tout civil porteur d’armes. A Stettin, où s’est constitué un comité d’action sur le modèle de Chemnitz, c’est dans la garnison qu’on se bat entre partisans et adversaires du putsch.

A Berlin, Kapp, aux abois, négocie avec le vice‑chancelier Schiffer, qui représente le gouvernement Bauer. Kapp accepte dans l’intérêt commun que le général Groener tente une médiation auprès du président Ebert. Mais Ebert ne se presse pas. Kapp, aux prises avec la grève générale, lutte en réalité "contre des problèmes qui dépassent les forces humaines", selon l’expression de Benoist‑Méchin. Son gouvernement est en quelque sorte suspendu dans le vide. Le pain, la viande, commencent à manquer dans la capitale. Le directeur de la Reichsbank refuse de payer les dix millions de marks que lui réclame Kapp. Le 16 mars, à 13 heures, celui‑ci donne l’ordre "de fusiller les meneurs et les ouvriers des piquets de grève à partir de 16 heures". Cette fois, c’est le grand patronat lui-même qui s’émeut devant une mesure qui risque de déclencher la guerre civile ; à la tête d’une délégation, Ernst von Borsig en personne assure à Kapp qu’il faut renoncer à la force : "L’unanimité est si grande au sein de la classe ouvrière qu’il est impossible de distinguer les meneurs des millions d’ouvriers qui ont cessé le travail."

Les ouvriers de la Ruhr ont repris Dortmund à 6 heures du matin. Dans la nuit du 16 au 17, un régiment de pionniers se mutine à Berlin même, emprisonne ses officiers. Il faut l’intervention du fer de lance du putsch, la brigade de marine Ehrhardt, pour obtenir leur libération. Si les putschistes s’obstinent, la guerre civile est inévitable et la victoire ouvrière probable, tant sur eux que sur le gouvernement, dont la base et les possibilités d’action se restreignent d’heure en heure, puisque l’armée, putschiste ou "neutre", a cessé désormais d’être sûre.

Le 17 mars, Kapp, qui a pris conscience de sa défaite, choisit la fuite. Pressé par des officiers plus politiques que lui de mettre fin à l’aventure, le général von Lüttwitz l’imite à quelques heures de distance, laissant même au vice‑chancelier Schiffer le soin de rédiger sa lettre d’explication. Ses adjoints, qui ne répondent déjà plus de leurs troupes, demandent que le commandement soit remis à un général qui ne se soit pas compromis dans le putsch : von Seeckt sera cet homme providentiel. Au total, le putsch n’a pas duré plus d’une centaine d’heures, et il a bel et bien été écrasé par la réaction ouvrière, au premier chef la grève générale.

Mais les conséquences n’en sont pas épuisées. Le même jour en effet éclatent à Berlin les premiers combats armés : échange de coups de feu à Neukölln, construction de barricades par les ouvriers à la porte de Kottbus. A Nuremberg, la Reichswehr tire sur une manifestation ouvrière, faisant vingt‑deux morts et déclenchant en contre‑coup une véritable insurrection. A Suhl, les milices ouvrières s’emparent d’un centre d’entraînement de la Reichswehr et y mettent la main sur un important stock d’armes et de munitions. A Dortmund, la police, contrôlée par les social-démocrates, se range du côté de l’armée rouge, contre les corps francs. Partout la grève générale se poursuit. La question est désormais de savoir si la fuite précipitée de Kapp va permettre de l’arrêter, et à quel prix, ou bien si la vague révolutionnaire imprudemment soulevée par les kappistes conduit à une nouvelle guerre civile. »

La faiblesse et les erreurs du Parti communiste allemand, les hésitations du Parti social‑démocrate indépendant, le rôle que la direction réformiste des syndicats a joué dans le déclenchement de la grève générale permettront que le mouvement soit finalement canalisé et que la grève générale cesse le 22 mars. Un nouveau gouvernement social‑démocrate est formé, que préside Hermann Müller.

Ce même gouvernement Müller confiera au général von Watter le soin de rétablir l’ordre dans la Ruhr et d’y écraser l’« armée rouge ». P. Broué écrit :

« Le 3 avril, les troupes de von Watter se mettent en marche. Elles ne rencontrent qu’une résistance sporadique, le chaos et la discorde entre dirigeants paralysant toute velléité de coordination de la défense. Le comportement des troupes pendant cette récupération du bassin est tel qu’il provoque l’indignation de Severing lui-même. Bientôt les tribunaux militaires vont frapper de lourdes peines de prison les militants ouvriers accusés de crimes ou de délits de droit commun, en réalité mesures de réquisition ou de combat. Un mois après l’écrasement du putsch par la grève générale, les complices des putschistes prennent dans la Ruhr une bonne revanche. »

Legien, le vieux leader syndical réformiste ayant maintes fois condamné le recours à la grève générale, a déclenché la grève générale contre le coup d’État de Kapp. A ce titre, elle mérite que l’on s’y arrête car elle présente un cas particulier, illustrant notamment les contradictions du réformisme, qui peut être caractérisé comme classique. Le même Legien se refuse à lever le petit doigt pour empêcher le massacre de l’« armée rouge » et des ouvriers de la Ruhr par la Reichswehr, alors qu’ils ont joué un rôle considérable au cours de la grève générale qui a écrasé le coup d’État de Kapp.

La grève par « vagues » de 1920 en France

Au cours de toute cette période, la grève générale est un des chaînons dans tous les processus révolutionnaires plus ou moins développés qui se produisirent en Autriche, en Hongrie, en Italie, en Espagne, etc. Il n’est pas possible de s’y arrêter dans le cadre de cet article. Il faut cependant signaler le mouvement gréviste de 1920 en France et la grève générale en Angleterre en 1926.

Au début de l’année 1920, en France, une première grève des cheminots éclate à la suite de la mise à pied de deux jours infligée au cheminot Campanaud pour s’être absenté de son travail afin de se rendre à une réunion syndicale. L’ordre de grève est donné sur le PLM et la compagnie du PLM révoque 500 cheminots. La fédération lance l’ordre de grève générale des cheminots. E. Dolléans écrit :

« A l’appel de grève générale, tous les réseaux, à l’exception de celui du Nord, ont répondu. Au bout de quel­ques jours, l’arrêt du travail est pres­que complet sur toutes les lignes. Le gouvernement décide la mobilisation militaire des cheminots, mais n’ordonne d’abord que celle de trois classes du service actif. La fédération des mineurs, celle des métaux, les dockers votent des ordres du jour de solidarité avec les cheminots ; dans les mines de houille du Pas‑de‑Calais, éclatent des grèves partielles. Le gou­vernement ne poursuivit pas jusqu’au bout le geste qu’il avait ébauché. L’enjeu ne lui parut pas justifier le risque. Il décida de faire un geste lui permettant de détacher du bloc gré­viste la majorité des cheminots. Celle-ci ne pouvait se laisser séduire par l’exécution des promesses si longtemps différées. Pour dénouer une grève qu’elle n’avait pas voulue, A. Millerand s’adresse à la fédération des cheminots. La CGT, de son côté, estime le mouvement de grève préma­turé son Conseil économique du travail n’ayant pas encore mis au point un plan de gestion des services publics. Sur l’injonction du président du conseil, la commission Tissier, sortie de son sommeil, a préparé les bases d’un accord éventuel entre les cheminots et les compagnies. M. Millerand offre sa médiation. La fédération des cheminots et les compagnies l’acceptent. Le 1° mars, l’accord est signé et les représentants des cheminots demandent à la commission administrative de la CGT d’y souscrire.

Quelles étaient les conditions de l’arbitrage ? La détermination rapide des échelles de salaires par la com­mission Tissier, la promesse de fixer le statut des délégués syndicaux. Enfin et surtout, la grève n’entraînera pas de révocations. L’ordre de reprise du travail est lancé ; les syndicalistes révolutionnaires critiquent la fédération des cheminots, "la grande responsable de l’échec de la grève générale". Par contre, ils ménagent la CGT. Même, le 2 mars, le comité de grève fait appel au bureau confédéral et Georges Dumoulin pour qu’il vienne, aux côtés de Monmousseau, affirmer la victoire des cheminots et recommander la reprise du travail. »

Mais, en réalité, la prudence du gouvernement lui est commandée parce que la grève générale des chemi­nots est annonciatrice d’une grève générale de l’ensemble des corporations.

« En avril, au congrès des cheminots, à la salle Japy, le bureau fédéral est mis en cause et condamné. Les conditions de l’accord de mars n’avaient pas été respectées par les compagnies : d’où une irritation naturelle qui explique le vote d’un ordre du jour adressant au gouvernement une mise en demeure. Le président du conseil, alors à San Remo, répond aussitôt en refusant de réviser l’accord signé. Le congrès décide donc la grève immédiate et pose comme revendications : la nationalisation des chemins de fer, la réintégration des cheminots, l’abandon des poursuites judiciaires et la reconnaissance du droit syndical.

La décision des cheminots, portée à la connaissance de la CGT, est un appel au concours de l’administration confédérale. Les rédacteurs de l’ordre du jour espèrent pouvoir ainsi entraîner les grandes organisations syndicales, "déclencher les vagues successives d’assaut". Mais il faut obtenir l’assentiment de la CGT, car le second ordre du jour a été voté par une majorité plus faible. Une troi­sième motion, votée le 25 avril à Aubervilliers, décide la grève géné­rale de tous les réseaux, mais en lais­sant au nouveau bureau fédéral le soin d’en fixer la date et d’examiner, en accord avec la CGT, si le I° mai doit être le pivot de l’action.

Le 28 avril, Jouhaux déclare à la commission administrative : « il y a un saut à faire : il faut le faire coura­geusement. Il ne saurait être question de tendances. Les responsabilités devront être partagées, quelle que soit l’issue de la lutte. La CGT entend se réserver la direction du mouvement ainsi que ses conclu­sions. » En fait, par 28 voix contre 22, le comité fédéral des cheminots avait voté la grève générale pour le 30 avril. Le comité fédéral met ainsi la CGT devant le fait accompli, puisque les ordres de grève sont lancés avant que la commission administrative de la CGT se soit réunie. Le 1° mai 1920 est fêté par toute la France d’une façon exceptionnelle. Il est suivi de grèves de solidarité dans la région lyonnaise en faveur des che­minots ; du 11 au 16 mai, chômage général pour les tramways, à Lyon et à Saint‑Etienne, et dans le bâtiment ; dans les mines de Saint‑Etienne, de Montceau‑les‑Mines, chez les métal­lurgistes de Lyon. Grève générale des ouvriers imprimeurs à Lyon ; du 17 au 23 mai, les quotidiens n’ont pas paru. La grève des cheminots se déve­loppe. Des manifestes adoptés par la fédération des cheminots et la CGT réalisent l’accord sur la tactique de la grève, la tactique des vagues successi­ves : mineurs, marins, dockers doi­vent entrer dans la lutte afin de paralyser la vie économique. »

Cela signifie que le bureau confédé­ral est contre la grève générale et en sabote la possibilité au moyen d’une « tactique » qui sera reprise plus tard par les staliniens en novembre­-décembre 1947 (voir dans le n° 589 de « La Vérité » l’article sur la grève Renault).

La grève des cheminots s’effrite. Le 15 mai, la commission administrative de la CGT invite les cheminots à reprendre le travail. La grève est battue ides centaines et des centaines de révocations sont prononcées, des militants syndicalistes‑révolutionnaires sont arrêtés dès le 3 mai. Pierre Monatte, ensuite Levesque, Midol et Monmousseau, le 19 mai. Millerand, l’ancien ministre « socialiste » du gouvernement Waldeck‑Rousseau, intente des poursuites contre les secrétaires confédéraux et demande au parquet la dissolution de la CGT.

Les grèves de 1920 ont une grande importance en ce qu’elles marquent une étape de la lutte des classes en France. Pour la première fois depuis la Commune, un mouvement prolétarien d’une si vaste ampleur a lieu ; pour la première fois en termes réels de lutte de classe et non de résolutions et de discours gauchistes de congrès, la grève générale est à l’ordre du jour. Mais aussi l’éclatante démonstration est faite de comment une direction ouvrière peut, au nom de la grève générale, trahir la grève générale.

La Grève Générale en Angleterre

De cela, la grève générale anglaise fournit un autre exemple. Comme souvent, cette grève générale est venue de loin. Ses origines profondes sont dans la crise qui étreint l’impérialisme anglais, qui était encore avant la guerre l’impérialisme dominant et dont la dégringolade est commencée et se précipite. (Voir « Où va l’Angleterre ? » de Trotsky.) Mais il se bat pour conserver sa position et en faire supporter les conséquences à la classe ouvrière anglaise. En septembre 1919 éclate la grève des 500 000 cheminots anglais. En lançant l’ordre de grève, J. H. Thomas, secrétaire du syndicat des cheminots, déclare :

« C’est le jour le plus triste de ma vie. J’ai tout fait pour trouver un moyen de conciliation et j’ai échoué. » Edouard Dolléans écrit dans son « Histoire du mouvement ouvrier (1871‑1936) » :

« Le 27 septembre, le trafic est complètement paralysé. Mais des navires de guerre viennent mouiller à l’embouchure de la Tamise ; des soldats, baïonnette au canon, parcourent les rues de Londres. Les cheminots ont fait appel à la solidarité ouvrière. A Leeds, 1 500 postiers refusent de participer au transport des lettres par automobiles. L’opinion générale des grandes corporations ouvrières est favorable aux cheminots. Les compagnies font appel au recrutement de volontaires ; seulement, le 1° octobre, il n’y a que huit cents trains en service, soit 2 % du service normal. Des usines sont obligées de fermer, faute de charbon ; des mines cessent de travailler, parce que le charbon n’est pas enlevé. J.‑H. Thomas a voulu conserver à la grève son caractère corporatif ; il a refusé l’aide des employés de tramways et omnibus de Londres, celle aussi des électriciens. Cependant, peu à peu, la grève a une tendance à se généraliser. Le 1° octobre, les organisations des transports, des postiers, de l’industrie du livre, des mécaniciens‑constructeurs de navires, à la suite d’une réunion, décident d’envoyer une délégation au Premier ministre. Celui‑ci pose, comme condition préalable à toute négociation, la reprise du travail. Les cheminots refusent. Une nouvelle réunion des grandes corporations ouvrières a lieu. Leur pression amène le gouvernement a trouver un compromis. La grève avait duré neuf jours et n’avait été qu’une grève corporative, qui n’avait pas permis d’amorcer la grève générale. »

Mais celle‑ci est à l’ordre du jour. L’industrie minière a été une des composantes de la domination de l’industrie britannique au XIX° siècle. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, elle est en pleine crise, entre les mains de centaines de sociétés privées, et incapable de supporter la concurrence étrangère. Les 800 000 mineurs réclament la nationalisation des mines. Pendant l’hiver 1920, ils se prononcent, par 524 000 voix contre 346 000, pour la grève générale.

« Mais, le 11 mars 1920, le congrès syndical extraordinaire réuni à Londres pour obliger le gouvernement à procéder à la nationalisation des mines écarte la proposition de grève générale soumise par les mineurs. A l’action syndicale comportant la grève générale, que préconisent Frank Hodges, secrétaire de la fédération des mineurs, et Tom Mann, secrétaire de la société des mécaniciens, le congrès, à une grosse majorité, préfère l’action parlementaire préconisée par J.‑H. Thomas, appuyé par Tom Shaw, des textiles, et J.‑R. Clynes, des ouvriers non qualifiés. Ceux‑ci justifient leur attitude par le revirement de la majorité syndicale anglaise :

"Au lendemain des élections générales kaki, les mineurs avaient eu avec eux, pour la grève générale, la masse syndicale, le centre qui suit tantôt un courant, tantôt un autre. Aujourd’hui, après la série des succès électoraux travaillistes aux élections partielles, le centre est contre eux et suit les politiciens partis à la conquête de la Chambre des communes.

Pourquoi l’aventure risquée d’une grève générale, quand nous avons à notre portée un moyen plus simple, moins coûteux et certainement pas aussi dangereux ? Nous devons montrer aux travailleurs que la voie saine, c’est d’user intelligemment du pouvoir que leur offre la Constitution la plus démocratique du monde et qui leur permet d’obtenir tout ce qu’ils désirent." (J.‑H. Thomas.)

J.‑H. Thomas, par son influence, fait échec aux syndicalistes qui escomptaient le succès d’une grève générale grâce au jeu de la triple alliance. » (La triple alliance est composée des fédérations des cheminots, des mineurs et des transporteurs. NDLR.)

En 1921, à nouveau les mineurs sont prêts à la grève. Les compagnies décident en effet de substituer aux négociations nationales sur les salaires des négociations régionales. Pour prévenir la grève, elles décident le lock‑out. Une fois encore, les mineurs font appel à la « triple alliance ». Mais les dirigeants « négocient » avec le Premier ministre et refusent d’appeler à la grève générale. Ou plutôt :

« Après avoir lancé l’ordre de grève générale le vendredi 15 avril 1921 ( ... ), le secrétaire général des cheminots J.‑H. Thomas recule et annule cet ordre. Nouvel échec qui aboutit à l’écrasement des mineurs, laissés à leurs propres forces. »

En 1926 la charge accumulée va exploser. Les compagnies houillères veulent imposer une baisse des salaires. En même temps, la commission d’enquête sur la situation des mines concluait au rachat des compagnies minières, à leur fusion et à leur gestion sous le contrôle du gouvernement. A.J. Cook, alors secrétaire général de la fédération des mineurs, lance le slogan : « Ni un penny sur la paie, ni une seconde sur la journée », et rejette le rapport de la commission. C’est notamment pour maintenir la parité-or de la livre que le gouvernement et le patronat se livrent à une offensive anti‑ouvrière qui touche plus particulièrement les mineurs, mais aussi toutes les corporations. Les masses veulent la grève générale. Le Trade union council (TUC) décide alors de lancer l’ordre de grève générale. Mais, dès le départ, comment agit‑il ? Retenons le témoignage de Henry Pelling dans son « Histoire du syndicalisme britannique », précisément parce qu’il est favorable à la direction du TUC.

« Le conseil général n’avait commencé ses préparatifs qu’une semaine avant la cessation du travail. Cependant, les dispositions prises étaient au fond raisonnables, et on ne peut mettre leur succès en doute. En plus du million de mineurs déjà en grève, un million et demi d’ouvriers cessèrent le travail. C’étaient tous les ouvriers des transports, les imprimeurs de livres et de journaux, certains ouvriers du bâtiment, ceux du fer et de l’acier, des produits chimiques lourds et de la production d’énergie. Parmi ceux qui furent autorisés à poursuivre le travail, on trouve les ouvriers du textile et les employés des postes. Les ouvriers de l’industrie mécanique et des chantiers maritimes ne cessèrent le travail qu’au bout d’une semaine.

Ce n’était donc pas à proprement parler une "grève générale", et le conseil général refusa de lui donner ce nom : néanmoins, du fait qu’elle était beaucoup plus "générale" que toutes les grèves précédentes ou à venir, on l’a toujours appelée ainsi. »

Ainsi donc, le conseil général du TUC limite le plus qu’il lui est possible l’étendue de la grève générale. Pourtant :

« Il n’y avait pratiquement ni bus, ni trams, ni métros ; les docks, les hauts fourneaux et les centrales électriques devinrent aussi silencieux que les puits de mines. Les journaux avaient fermé leurs portes, et le gouvernement dut d’abord compter sur la BBC pour la diffusion des nouvelles : bientôt fut publié un journal officiel appelé "British Gazette". Dans les régions non industrielles du pays, la vie n’était guère changée, mais, dans tous les grands centres, c’était une expérience étrange et même irréelle. »

Un seul journal paraît, le « British Worker », que publie le Trade union council. Le gouvernement s’organise comme pour une guerre civile. Mais de l’autre côté, les membres du conseil général

« n’avaient aucun dessein révolutionnaire, ils redoutaient tout autant que le gouvernement une situation de chaos politique ; et, à mesure que le temps passait et que le gouvernement continuait à assurer le transport des produits essentiels, ils ne voyaient pas d’autre solution que la reprise des négociations. Plusieurs d’entre eux, J.‑H. Thomas en particulier, avaient peur de perdre le contrôle de leurs partisans et d’être entièrement dépassés par les événements ; ils étaient donc d’autant plus soucieux de saisir n’importe quelle occasion de reprendre contact avec le cabinet ». Plus haut, Henry Pelling explique :

« Au début, le conseil général avait essayé d’exercer un contrôle global sur la grève pendant qu’il siégeait en session plénière au bureau du TUC, à Eccleston Square. Mais, dans les vingt‑quatre heures, Ernest Bevin, bien qu’il fût nouveau venu au conseil, avait pris l’initiative de persuader ses collègues de confier diverses responsabilités à des sous‑commissions, sous le contrôle suprême d’un petit comité d’organisation de la grève. Lui-même, en tant que secrétaire général du syndicat clé, la Transport and General workers union, faisait partie de ce comité.

Pendant ce temps, dans toutes les villes et cités de province, des comités de grève locaux voyaient le jour, généralement sous l’égide des conseils de métier. Souvent ils adoptèrent le titre militant de "comités d’action ". Les communications entre eux et Eccleston Square étaient maintenues grâce à des messagers et aussi, à partir du 5 mai, par un journal spécial publié par le conseil général, le "British Worker". »

Henry Pelling poursuit :

« Cette occasion fut fournie par le retour de l’étranger de Sir Herbert Samuel, président de la commission royale de 1925. Samuel se mit en rapport avec Thomas et avec les membres du cabinet ; et bientôt il rencontrait un comité de négociation du conseil général et essayait de mettre au point une solution acceptable pour les deux parties. Il dressa un mémorandum pour le règlement de la grève des mineurs selon les directives de ce comité ; et le comité accepta. Malheureusement, aucun responsable des mineurs ne faisait partie du comité : le comité exécutif de la fédération des mineurs avait quitté Londres, et ce ne fut que plus tard qu’il eut l’occasion de voir le mémorandum de Samuel : ils le rejetèrent, comme on pouvait s’y attendre. Cela n’empêcha pourtant pas le comité de négociation de poursuivre ses efforts dans la même direction ; au contraire, ayant découvert que l’attitude des mineurs était complètement négative, ses membres se sentirent dégagés de l’obligation de les consulter à l’avenir. En fait, ils se hâtèrent de persuader le conseil général d’arrêter la grève sur la base du rapport de Samuel ; et, sans s’assurer que le gouvernement avait pris des engagements avec lui, ils envoyèrent immédiatement une délégation au 10, Downing Street, pour annoncer cette décision au Premier ministre. Bevin, qui faisait partie de cette délégation, mais n’était pas membre du comité de négociation, essaya d’obtenir des engagements concernant la réintégration des grévistes et la suppression des lock‑out par les propriétaires des mines ; mais les réponses de Baldwin furent délibérément vagues, et Bevin commença à comprendre que la reprise du travail n’était en somme qu’une reddition sans conditions. En sortant, il dit à ses collègues J.‑H. Thomas et Arthur Pugh, président du conseil général : "Il y a quelque chose qui ne va pas. " Mais il était trop tard pour reculer : la décision avait été prise. C’était le 21 mai, le neuvième jour de la grève. L’ordre de reprendre le travail surprit de nombreux grévistes, mais le comité de négociation essaya de dissimuler le fait qu’il s’agissait d’une reddition. Le "British Worker" publia ce "chapeau" trompeur : "Les conditions de paix : les mineurs ont eu un contrat honnête." Ceux qui reprenaient le travail subirent bientôt des brimades, si bien que l’étonnement fit place à la colère : ils se mirent en grève à nouveau, et, pendant quelques jours, la situation du pays fut aussi instable qu’auparavant. Peu à peu, les ouvriers comprirent que leurs neuf jours de solidarité s’étaient terminés par une défaite humiliante. Quant aux mineurs, ils restèrent en grève, se sentant trahis tout comme en 1921. » La grève des mineurs britanniques s’est prolongée plusieurs mois : jusqu’à épuisement. A bout de ressources, les mineurs ont dû reprendre le travail. Il faut signaler ce que Trotsky écrit dans « L’Internationale communiste après Lénine » à propos du comité que la direction des syndicats de l’URSS avait constitué avec la direction du TUC :

« La grève générale avait pour but d’exercer, par la force de cinq millions d’ouvriers, une pression unie contre les industriels et l’État, puis­que la gestion de l’industrie charbonnière était le problème le plus important de la politique de l’État. A cause de la trahison de la direction, la grève fut sabotée dès la première étape. C’était une grande illusion que de croire qu’après cet échec la grève économique des mineurs, seule, isolée, obtiendrait ce que la grève générale n’avait pas obtenu. C’est en cela que résidait la force du conseil général. Par un froid calcul, il mena les mineurs à la défaite ; et des masses considérables d’ouvriers auraient dû se convaincre que les directives des Judas du conseil général étaient "justes" et "raisonnables" !

Le maintien de la coalition amicale avec le conseil général et l’aide don­née en même temps à la grève écono­mique des mineurs contre laquelle il intervenait paraissaient des manœuvres calculées pour que ceux qui se trouvaient à la tête des Trade unions pussent se tirer, avec un minimum de pertes, des épreuves les plus pénibles. Les syndicats russes, du point de vue révolutionnaire, jouèrent un rôle très désavantageux et vraiment piteux. C’était un devoir évident d’aider à la grève économique, même quand elle fut isolée ; entre révolu­tionnaires, il ne peut y avoir là‑dessus d’opinions divergentes. Mais ce secours devait avoir non seulement un caractère financier, mais aussi un caractère révolutionnaire et politi­que. La direction syndicale russe devait dire franchement à la fédéra­tion des mineurs et à la classe ouvrière anglaise que la grève des mineurs n’avait de sérieuses chances de réussite que si, par son obstina­tion, sa ténacité, son envergure, elle était prête à frayer la voie à une nou­velle explosion de la grève générale. On ne pouvait arriver à un tel résultat qu’en luttant directement et ouverte­ment contre le conseil général, agence du gouvernement et des patrons char­bonniers. La lutte pour la transfor­mation de la grève économique en grève politique aurait dû signifier une guerre furieuse contre le conseil géné­ral sur le terrain de la politique comme sur celui de l’organisation ; le premier acte devait en être la dispari­tion du Comité anglo‑russe, devenu un obstacle réactionnaire, un boulet que l’on traînait au pied. Aucun révolutionnaire qui pèse ses paroles n’affirmera que dans cette voie la victoire était assurée. Mais ce n’est que dans cette voie qu’elle était possible. La défaite éventuelle aurait été une défaite essuyée sur un chemin qui pouvait par la suite conduire au triomphe. Une telle défaite instruit, c’est‑à‑dire renforce les idées révolutionnaires dans la classe ouvrière. Au contraire, en ne soutenant que financièrement une grève corporatiste, qui traîna en longueur et finit par apparaître comme sans issue (corporatiste dans ses méthodes, elle était révolu­tionnaire et politique par ses buts), on ne fit qu’amener de l’eau au mou­lin du conseil général, qui attendait tranquillement que la grève s’achevât par épuisement pour prouver qu’il avait "raison". »

D’autres grèves, comme la grève générale de juin 1936 en France, présentent un intérêt considérable. Il n’est pas nécessaire d’en reprendre l’analyse : un important matériel existe à son propos que les militants peuvent étudier dans « Fronts populaires d’hier et d’aujourd’hui ». La révolution espagnole de 1936 s’est annoncée par de puissantes grèves de masse dans les villes et des occupations de terres à la campagne. Le coup d’État militaire de Franco l’a précipitée. Sur ce point un important matériel existe, notamment « La Révolution et la guerre d’Espagne » de Pierre Broué et Emile Témine.

Certes, la grève générale n’est pas la seule voie qui débouche sur la révolution prolétarienne. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le mouvement des partisans yougoslaves, en 1947‑1950, la guerre révolutionnaire en Chine, la guerre révolutionnaire que le Parti communiste vietnamien a dirigée contre l’impérialisme français de 1946 à 1954 et ensuite contre l’impérialisme américain, participaient des méthodes et des moyens de lutte contre l’impérialisme et la bourgeoisie. La grève générale n’a pour autant rien perdu de son importance décisive du point de vue de la mobilisation des masses, de l’ébranlement et de la dislocation de la société et de l’État bourgeois. La guerre révolutionnaire n’exclut pas la grève générale, ni la grève générale la guerre révolutionnaire. Les grèves de masse en mars 1943 et en mars 1944 en Italie du Nord ont annoncé la chute du fascisme et engagé le puissant mouvement révolutionnaire qui a secoué l’Italie à la fin de la guerre, tandis que se constituait un important mouvement de partisans. D’autres exemples existent.


Troisième partie :

Depuis la Deuxième Guerre mondiale

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, de multiples grèves générales ont jalonné le cours de la lutte des classes en France, en Italie, en Belgique, en Grèce, etc. Au contraire de ce que d’aucuns affirment, ces explosions prouvent que la lutte de classe dans les vieilles métropoles impérialis­tes n’est pas restée stagnante depuis la fin de cette guerre, mais que, à de nombreuses reprises et dans de nombreux pays, des crises sociales et politiques à caractère révolutionnaire ont eu lieu. La grève générale française d’août 1953, à laquelle le numéro 590 de « La Vérité » a consacré un article, fait partie de ces explosions à caractère révolutionnaire.

La Grève Générale en Belgique (1960-1961)

La grève générale belge qui a duré du 20 décembre 1960 au 20 janvier 1961 est une autre de ces explosions au cours desquelles était posée la ques­tion du gouvernement, du pouvoir. Au point de départ de la grève générale, le projet de loi du gouvernement Eyskens dit « loi unique » :

« Pour donner une idée de l’ampleur du projet mis sur pied par le gouvernement Eyskens, voici quelques‑unes des mesures prévues par cette loi :

• La loi unique porte de 40 à 50 % la part du financement par l’État des investissements privés.

• 85 % des nouveaux impôts de la loi unique proviennent de la fiscalité indirecte, qui pèse plus lourdement sur les travailleurs que sur les autres couches sociales.

• Augmentation de 20 % des taxes de transmission, qui doit rapporter 5,7 milliards, dont les travailleurs paieraient la plus grande partie sous forme d’une augmentation de prix ; cette augmentation étant d’ailleurs calculée de manière à ne pas provoquer la hausse de l’index, qui entraîne une hausse correspondante des salaires.

• Réduction de 1 milliard du fonds des communes et de 2 milliards du budget des secteurs sociaux.

• Augmentation de 25 % des cotisations de pension à la charge des agents des services publics. Pour ces mêmes agents, la loi unique prévoit le recul de l’âge de la retraite de 60 à 65 ans.

• Enfin, la loi unique remet en cause tout le système d’assurance maladie‑invalidité, et celui de l’assu­rance chômage, en permettant de pri­ver de secours certaines catégories de chômeurs au bout de quelques mois, et en établissant un système d’inquisi­tion à l’égard des chômeurs, soumis à de multiple mesures vexatoires et à des visites domiciliaires. » (brochure de la SPEL sur la grève générale belge).

Le 16 décembre 1960, au comité national de la Fédération générale des travailleurs belges (FGTB), une réso­lution déposée par Renard obtient 475 823 contre 496 487 et 53 000 abs tentions. Elle propose des débrayages régionaux, une grève générale de vingt‑quatre heures et un référendum sur la grève générale contre la loi uni­que. Compte tenu de ce que ce sont les dirigeants qui disposent des voix au comité national, cela signifie que la grande majorité des travailleurs belges étaient pour la grève générale. La Cen­trale générale des services publics appelle le 12 décembre à une grève illi­mitée à partir du 20 décembre, date de l’ouverture à la Chambre de la discus­sion de la loi unique. La grève est partout très largement suivie. Toutes les corporations s’engagent spontané­ment au cours des jours suivants dans la grève générale : la totalité des tra­vailleurs flamands, les secteurs décisifs d’Anvers et de Gand. Les 27 et 28 décembre, la grève générale atteint son sommet, le gouvernement est impuissant, paralysé, la grève générale est maîtresse du pays. Mais si certains dirigeants fédéraux ou locaux de la FGTB sont contraints de donner l’ordre de grève, seules les directions régionales wallonnes et celle d’Anvers donnent l’ordre de grève. La direction de la FGTB se refuse à lancer l’ordre de grève générale. Quant à la centrale syndicale chrétienne, elle joue ouvertement son rôle de jaune et de briseuse de grève.

Mais, à partir du 28 décembre, la grève doit déboucher sur le plan politique dans la lutte ouverte pour renverser le gouvernement, ou piétiner. Spontanément, les travailleurs dans les meetings et manifestations de rue fixent eux-mêmes le prochain objectif à atteindre : la marche sur Bruxelles, c’est‑à‑dire l’affrontement direct avec l’appareil d’État bourgeois dont les organes dirigeants, gouvernement, Parlement, sont tous concentrés dans la capitale.

De la bourgeoisie à la gauche du mouvement ouvrier, la garde est montée autour du gouvernement, du pouvoir, de l’État. Le gouvernement a mis le Parlement en vacances, le Parti socialiste et le Parti communiste belges « mènent la lutte pour sa convocation ». Les dirigeants de la FGTB s’opposent à la « marche sur Bruxelles » et également le leader de la « gauche », André Renard. Le 3 janvier, au cours d’un meeting, il condamne publiquement l’exigence des manifestants qui crient : « Marche sur Bruxelles ! » Pis encore, Renard met en avant des revendications propres à diviser les travailleurs flamands et wallons : « le droit pour la Wallonie de disposer d’elle‑même et de choisir les voies de son expansion économique et sociale » pour appliquer des « réformes de structure ». Quant à Mandel, il s’aligne sur André Renard. « La Gauche » du 14 janvier 1961 écrit :

« Il nous est reproché d’avoir lancé le mot d’ordre de marche sur Bruxelles. ( ... ) Comme nous constatons que cette revendication n’a pas été reprise par les dirigeants, nous nous inclinons, mais nous rappelons que, au moment où notre annonce de la semaine passée a paru, aucune indication n’était encore donnée à ce sujet. » Dès lors, le mouvement décline, les travailleurs belges n’ayant pas les moyens organisationnels et politiques d’aller plus loin. Les comités de grève sont constitués uniquement de dirigeants syndicaux. Ce sont les directions syndicales de la FGTB, sous la houlette d’André Renard, qui se sont constituées en comité de coordination des régions wallonnes. Il n’existe pas de parti ou même d’organisation politique révolutionnaire capable d’intervenir efficacement dans la grève générale et d’ouvrir la voie du combat contre le gouvernement et pour un gouvernement ouvrier. André Renard estime que la grève générale est « une grève économique qui fait peser une pression sur le capitalisme et l’État ». A partir du 7 janvier, la grève décline. Le gouvernement a convoqué la Chambre, qui adopte le 14 la loi unique. Le 21 janvier, les derniers grévistes, les 120 000 métallurgistes des bassins de Liège et de Charleroi, reprennent le travail.

La Grève Générale et la Révolution hongroise des conseils (1956)

L’émergence de la révolution politique dans les pays où le capital a été exproprié mais où des bureaucraties parasitaires monopolisent le pouvoir politique et gèrent les nouveaux rapports de production, conditions de leurs privilèges économiques, tend à souligner la place déterminante de la grève générale dans le processus révolutionnaire pour balayer ces bureaucraties et pour que la classe ouvrière prenne ou reprenne le pouvoir. C’est en Allemagne de l’Est que le premier mouvement révolutionnaire du prolétariat contre la bureaucratie parasitaire a déferlé. Le 17 juin 1953, les ouvriers de la Stalin Allee à Berlin‑Est débraient et manifestent contre les conditions de travail qui leur sont imposées. Rapidement, la grève s’étend à l’Allemagne de l’Est et devient grève générale. Les comités ouvriers se constituent. La revendication d’un « gouvernement des métallurgistes » signifie clairement que l’objectif de la grève générale ne peut être que le pouvoir politique. Seule l’intervention des tanks de la bureaucratie du Kremlin pourra écraser le mouvement révolutionnaire des ouvriers de l’Allemagne de l’Est et briser leur grève générale.

Trois ans plus tard, en Pologne et en Hongrie, la grève générale rassemble les travailleurs de ces pays contre la bureaucratie. En Pologne, la bureaucratie, en remplaçant à temps Bierut par Gomulka, qui sort de prison, en obtenant de celle du Kremlin qu’elle consente au retrait de son Gauleiter, le maréchal Rokosswski, et renonce à intervenir militairement, parvient à contenir et ensuite à endiguer le mouvement révolutionnaire.

Quant à la révolution hongroise des conseils, la chronologie des événements publiés dans « La Révolution hongroise des conseils ouvriers » de François Manuel suffit à rendre compte de la place centrale que la grève générale y occupe.

20‑21 octobre : révolution en Pologne, retour de Gomulka au pouvoir.

23 octobre : manifestation des étu­diants de Budapest et début de l’insurrection.

24 octobre : Nagy président du conseil. Intervention russe.

25 octobre : grève générale insurrectionnelle en Hongrie.

26 octobre : combats dans tout le pays, où se sont formés conseils ouvriers et comités révolutionnaires.

27 octobre : manifeste et programme des syndicats.

28 octobre : manifeste et programme des intellectuels. Election du conseil central des ouvriers de Budapest. Nagy signe une trêve avec les étudiants et négocie avec les conseils. Deuxième ministère Nagy avec des petits‑propriétaires et des nationaux‑ paysans.

29 octobre : Nagy reconnaît les conseils. Le PC salue l’insurrection.

30 octobre : Nagy révèle qu’il n’est pas responsable de l’appel aux Russes. Déclaration de Moscou sur les démo­craties populaires.

31 octobre : Budapest évacuée par les Russes.

1° novembre : neutralité de la Hongrie proclamée elle veut quitter le pacte de Varsovie ‑ les conseils recon­naissent le gouvernement Nagy.

2 novembre : fondation d’un nou­veau Parti communiste par Nagy, Kadar, Lukacsz ‑ manifestes et pro­grammes des syndicats et de la jeu­nesse.

3 novembre : troisième gouverne­ment Nagy avec des socialistes et des représentants des insurgés (Maleter).

4 novembre : deuxième intervention russe à l’appel d’un « gouvernement » Kadar ‑ les combats durent jusqu’au 11 environ.

14 novembre : premières promesses de Kadar à la radio.

14 novembre : le gouvernement Kadar reconnaît les conseils ouvriers.

14 novembre : le conseil central de Budapest pose ses conditions et décide la poursuite de la grève générale.

15 novembre : le conseil de Csepel décide la fin de la grève.

16 novembre : le conseil central appelle à la reprise du travail.

21 novembre : Kadar interdit la réu­nion du conseil national ouvrier - grève générale de quarante-huit heures déci­dée contre l’interdiction.

22 novembre : le conseil ouvrier de Csepel se prononce contre la grève de quarante‑huit heures.

23 novembre : le conseil central rap­porte l’ordre de grève après avoir négocié avec Kadar ‑ les Russes vio­lent l’accord entre Kadar et les Yougoslaves et enlèvent Nagy.

26 novembre : le conseil central demande des milices ouvrières et des journaux pour les conseils.

30 novembre : Kadar rejette les revendications des conseils.

4 décembre : Kadar dissout les comités révolutionnaires.

6 décembre : début des arrestations massives de membres des conseils ouvriers.

7 décembre : ordre de grève géné­rale de quarante‑huit heures du conseil central.

8 décembre : Kadar dissout le conseil central et les conseils locaux et régionaux.

10 et 11 décembre : grève générale en Hongrie.

11 décembre : arrestation de Sandor Racz, président du conseil central des ouvriers de Budapest.

1968 en Tchécoslovaquie

Classiquement, le mouvement révolutionnaire du printemps et de l’été 1968 en Tchécoslovaquie a commencé à se manifester par une crise qui fissure l’appareil stalinien. Mais celui-ci résiste. Antonin Novotny est remplacé, au cours de la session du 3 au 5 janvier du comité central du Parti communiste tchécoslovaque (PCT), par Alexandre Dubcek comme chef du gouvernement. Il reste cependant premier secrétaire du PC. Mais, au mois de mars, la classe ouvrière commence à intervenir ouvertement, directement, selon ses propres méthodes. Pierre Broué écrit :

« C’est par les jeunes ouvriers que l’agitation est passée des universités aux usines. Passifs d’abord et surtout méfiants, les ouvriers s’enhardissent peu à peu, avant de se mettre à leur tour en mouvement. Les réunions syndicales sont bondées, les orateurs toujours plus nombreux, les revendications apparaissent. La base exige le retour à la conception traditionnelle, ouvrière, des syndicats : des organismes de défense des intérêts matériels et moraux de la classe, des instruments des ouvriers. Dès le 12 mars, mis en accusation à une réunion de la fraction communiste du conseil central des syndicats, le président Pastyrik et deux de ses principaux collaborateurs démissionnent. Le 21, le présidium désigne le successeur de Pastyrik à la tête des syndicats, un ancien ministre, Karel Polacek. Mais les syndiqués ne l’entendent pas de cette oreille. Le 22, c’est la réunion du conseil central des syndicats. Le conseil du 9° arrondissement, celui du quartier de Vysocany, qui comprend notamment la grande usine de Sokolovo de CKD, a reçu un mandat des délégués des 85 000 ouvriers qu’il représente : il proteste contre la désignation par une instance du parti du nouveau président des syndicats, dont il souligne l’"incompétence en matière syndicale". Le conseil central, noyé sous les délégations envoyées par les usines, décide de ne pas les recevoir, "faute de place", mais doit néanmoins entendre l’ultimatum du conseil du 9° arrondissement, qui menace de lancer une grève de protestation si la nomination de Polacek est maintenue. La fraction communiste du conseil se réunit, lâche du lest, et vote une résolution qui condamne "la déformation du rôle dirigeant du parti, qui réduit les syndicats au rôle d’agents d’exécution et de courroies de transmission du parti et même des décrets et décisions gouvernementaux ( ... ), le style et les méthodes de travail ( ... ) qui ont remplacé les principes par la coercition".

Le conseil central la reprend à son compte. C’est que, partout, les travailleurs exigent, frappent du poing sur la table. Le 23 mars, Prace, le quotidien des syndicats, évoque "ces journées exaltantes ( ... ) avec l’éveil à la vie politique de cercles toujours plus larges ". Les délégations d’usine se succèdent, venues de toutes les régions, et en particulier celle de l’usine Skoda de Pilsen. Le conseil central interrompt sa session et le présidium annonce la convocation prochaine d’une conférence nationale des syndicats libres et démocratiques, qui se prononcera sur la nomination des nouveaux responsables et pourra remettre éventuellement en cause celle de Polacek. Un peu partout éclatent des grèves, fusent des menaces de grève : des directeurs sont congédiés par des assemblées ouvrières, démocratiquement remplacés ; on revendique des hausses de salaires, on ouvre des débats sur toutes les questions par affiches murales, tracts, assemblées générales. Le correspondant de l’Observer raconte : "Un exemple parmi d’autres. L’autre jour, dans une grande usine de Prague considérée comme un bastion de la ligne dure du parti, les dirigeants syndicaux réunissent 3 000 ouvriers pour une interruption de dix minutes et leur présentent une résolution toute prête de soutien à Dubcek et au plénum de janvier qui l’a élu. Mais les ouvriers insistent pour discuter eux‑mêmes et voter leurs propres résolutions. L’un après l’autre, ils bondissent à la tribune et critiquent les dirigeants syndicaux ( ... ). Le meeting dure une heure et demie et se termine par le vote de résolutions ( ... ). Une jeune fille dit : Ce serait une erreur fatale que de croire que, Novotny parti, tout va aller très bien. Cela ne doit être qu’un commencement." »

Novotny, incarnation de la mainmise de la bureaucratie du Kremlin sur la Tchécoslovaquie, démissionne le 22 mars.

Mais la classe ouvrière agit prudemment ; la grève générale ne déferle pas. Elle sait que la bureaucratie du Kremlin redoute le processus révolutionnaire en cours et fait tout ce qu’elle peut pour que ce qu’il reste de l’appareil stalinien en Tchécoslovaquie soit sauvé et contienne, puis refoule et écrase la révolution montante. Au cours du printemps et du début de l’été 1968, Moscou ne cesse d’intervenir politiquement en ce sens, appuyée par les bureaucraties satellites des autres pays de l’Europe de l’Est. Mais il devient clair que l’appareil ne peut être sauvé et la révolution refoulée de la même manière qu’en novembre 1956 en Pologne. Au mois de mai, la direction du PCT convoque pour le 9 septembre le XlV° Congrès du parti. Au cours de sa préparation, l’appareil est submergé, disloqué, balayé sous la pression des masses. Il ne fait aucun doute que l’appareil sera liquidé et que le PCT se disloquera au XIV° Congrès. Dans la nuit du 20 au 21 août, 500 000 hommes des armées russe, polonaise, est‑allemande, hongroise et bulgare envahissent la Tchécoslovaquie. Dubcek, Cernik, Smcrkowsky, Spacek, Kriegel, Suron sont arrêtés . Le comité de ville de Prague décide alors de convoquer par radio les délégués élus pour le XIV° Congrès. Il se tient clandestinement dans une usine du 9e arrondissement et élit une nouvelle direction.

« La classe ouvrière est le fer de lance de la résistance populaire ce sont les mineurs de Kladno, en grève dès le premier jour, imités par les mineurs des houillères de tout le pays, puis ceux des mines d’uranium. Ce sont les travailleurs des chemins de fer, qui arrêtent les transports de matériel en provenance d’Allemagne et de Russie et de troupes d’occupation. » (Pierre Broué.) Une fois encore, la grève de masse rassemble la classe dans la résistance à l’oppression . Mais la direction politique n’est pas nette. Le XIV° Congrès renouvelle sa confiance aux « autorités légitimement désignées », nommément Dubcek et Svoboda. Il déclare qu’il lancera le mot d’ordre de grève générale à partir du 23 août à midi « si des pourparlers ne s’ouvrent pas dans les vingt‑quatre heures avec les autorités régulières du Parti et de l’État en vue du départ des troupes étrangères et si le camarade Dubcek n’en informe pas la nation en temps utile ». La bureaucratie du Kremlin devait se servir de Dubcek et de Svoboda en leur imposant les « accords » de Moscou, premier pas vers la « normalisation ». La grève générale n’aura pas lieu. De recul en recul, la bureaucratie du Kremlin imposera son gouvernement, la reconstruction de l’appareil, la « normalisation », l’épuration et la répression.

Grève de masse en Pologne (1970-1971)

En revanche, en décembre 1970 et janvier 1971, la grève de masse mobilise le prolétariat polonais contre la bureaucratie :

12 décembre 1970 : le soir on annonce une hausse des prix de 10 à 30 % sur les produits alimentaires de première nécessité, ainsi que sur d’autres biens de consommation. Les ouvriers des chantiers navals de Gdansk décident de se mettre en grève.

14 décembre : début des manifestations et des combats de rue au chant de « l’Internationale » et aux cris de « pain et liberté » à Gdansk, Gdynia et Sopot. La plupart des entreprises de la « triville » sont en grève. Les ouvriers des chantiers navals organisent des comités de grève.

15 décembre : début des manifestations et des combats de rue à Slupsk et à Elblag. Constitution d’un comité central de grève, réunissant les travailleurs de Gdansk, Gdynia et Sopot.

16 décembre : le mouvement de grève gagne dans toutes les grandes villes polonaises comme Szczecin, Varsovie, Cracovie, Poznan, Katowice, Wroclaw, Lodz, Zabrze, Gliwice, Czeztochowa, Bydgoszcz, etc. Selon une station de radio allemande, 60 % des usines polonaises ont cessé le travail.

17 décembre : début des manifestations et des combats de rue à Szczecin. Grève générale dans toute la ville. Constitution d’un comité central de grève, qui prend tout le pouvoir dans la ville. Décret signé par le Premier ministre Cyrankiewicz, instaurant l’état d’exception dans tout le pays.

20 décembre : destitution de Gomulka. Gierek devient premier secrétaire du POUP. Le bureau politique est profondément remanié. A la place de Spychalski (président du Conseil d’État), Kliszko (Affaires idéologiques), Strzelecki (appareil administratif) et Jaszczuk (Economie), viennent : Moczar (forces de sécurité), Babiuch (appareil administratif), Szydlak (Affaires idéologiques), Kociolek (Economie) et Jaroszewicz. Gomulka est également exclu du bureau politique.

23 décembre : session extraordinaire de la Diète. Jaroszewicz est nommé Premier ministre, Cyrankiewicz prend le poste de président du Conseil d’État. Plusieurs postes ministériels sont remaniés. « Déblocage » de sept milliards de zlotys pour augmenter les salaires, pensions et retraites des couches les plus touchées par la hausse des prix.

24 décembre : dans 106 grandes usines du pays, des réunions commencent, où les travailleurs se prononcent sur les modalités de la distribution des sept milliards. Appel du cardinal Wyszynski à l’ordre, à l’unité nationale et à la réconciliation de l’État avec l’Eglise.

29 décembre : signature de l’accord avec l’URSS prévoyant la livraison immédiate de deux millions de tonnes de blé.

6 janvier 1971 : Gierek et Jaroszewicz à Moscou.

7 janvier : nouvelle révolte des ouvriers des chantiers navals de Gdansk et de Gdynia. Mot d’ordre principal : libération des 200 ouvriers arrêtés au cours des journées de décembre. Les grévistes exigent la venue immédiate de Gierek. Les coupables des massacres doivent être désignés et punis. Des centaines de réunions et meetings se tiennent dans tout le pays. Des débrayages et des grèves sur le tas se poursuivront jusqu’au 26 janvier. Grève des transports en commun menée par des comités de grève.

9 janvier : les nouveaux dirigeants lancent une « campagne de vérité » dans tout le pays. Les travailleurs exigent le départ de Loga‑Sowinski, président des syndicats. Des réunions et meetings se succèdent aux chantiers navals de Gdansk. De même qu’à Szczecin, c’est une grève sur le tas.

11 janvier : visite éclair de Gierek à Berlin‑Est. C’est le troisième entretien avec Ulbricht, après celui de Tejchma et Jedrychowski.

13 janvier : limogeage de Antoni Walaszek de son poste de premier secrétaire du parti de Szczecin.

14 janvier : les nouvelles autorités annoncent le gel des prix sur certains biens de consommation.

15 janvier : démission de Loga-Sowinski.

16 janvier : Gierek et Jaroszewicz à Prague.

18 janvier : reprise des grèves à Gdansk, dans les chantiers navals. Grève des travailleurs des transports en commun de la « triville ». On exige notamment : liberté de presse et d’élections, limogeage de Kociolek et Moczar du bureau politique, augmentation générale des salaires, châtiment des responsables des massacres, etc.

20 janvier : la grève se poursuit à Gdansk. Les travailleurs des transports en commun unissent leurs comités de grève en un comité central de grève pour toute la « triville ».

22 janvier : de nouvelles grèves à Szczecin. Grève générale dans toute la ville. Le conseil ouvrier des chantiers navals exige la venue immédiate de Gierek. Mot d’ordre : augmentation des salaires de 30 %.

23 janvier : des grèves éclatent dans les villes proches de Szczecin : Pila, Stargard, Szcezcinski et Swinoujscie. Circulaire de Jaroszewicz aux directeurs d’entreprise sur le « relâchement de la discipline du travail » et l’« esprit de tolérance à l’égard des ouvriers ». Limogeage de Switala, ministre de l’Intérieur.

24 janvier : à 6 heures du soir, Gie­rek et Jaroszewicz arrivent aux chantiers navals Warski. La confrontation directe avec les 12 000 travailleurs dure neuf heures. Conquêtes arrachées : libres élections aux instances du parti, des syndicats, de l’administration et des organisations de jeunesse ; les emprisonnés seront libérés ; les dirigeants et les participants aux grèves ne seront pas poursuivis. Réponse négative de Gierek à la revendication centrale sur la hausse des salaires.

25 janvier : dans les chantiers navals de Szczecin, une « commission ouvrière » est créée et exerce le pouvoir ensemble avec le comité de grève.

26 janvier : Gierek et Jaroszewicz passent toute la journée dans les chantiers navals de Gdansk, où la confrontation a duré sept heures. Les mêmes revendications qu’à Szczecin se répètent ici et les mêmes concessions sont faites par les dirigeants. Au cours de ce meeting, le nouveau ministre de l’Intérieur, Szlachcic, dit que « l’emploi des armes aurait pu être évité ».

27 janvier : pour gagner l’appui des existants intellectuels, Gierek décide de... reconstruire le château des rois à Var­sovie, au coût de 2 milliards de zlotys.

28 janvier : le gouvernement renonce au nouveau système de « stimulants » qui avait provoqué le mécontentement des ouvriers.

29 janvier : petite révolution à Szczecin où les ouvriers se mettent à nouveau en grève, furieux contre le refus de Gierek d’augmenter les salaires.

31 janvier : Gierek annonce qu’ensemble avec Jaroszewicz, ils se rendront prochainement de nouveau aux chantiers navals de Szczecin.

5 février : nouveaux remaniements dans le comité régional du parti de Szczecin.

Ainsi donc, les premiers mouvements révolutionnaires et les premières révolutions politiques contre les bureaucraties parasitaires, pour les renverser ont mis en évidence la place que la grève de masse, la grève géné­rale, occupe dans le processus révolu­tionnaire. Celui‑ci ne se limite pas cependant à la grève de masse, à la grève générale ; il inclut la constitu­tion de comités, de soviets les mani­festations de masse, les combats de rue, la lutte politique sous de multiples formes. La nécessité de la direction révolutionnaire n’est pas moins grande pour conduire à la victoire la révolution politique qu’elle ne l’est pour conduire à la victoire la révolu­tion sociale. Dans les pays où le capital a été exproprié mais où le prolétariat doit chasser du pouvoir une bureau­cratie parasitaire et usurpatrice, la grève générale n’est pas moins égale­ment « le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs ». Son importance et son effica­cité sont d’autant plus grandes que les rapports de production sont des rap­ports de production de transition entre le capitalisme et le socialisme, que l’État est propriétaire de l’essentiel des moyens de production. De ce fait, la grève générale ébranle les fondements de l’appareil d’État. La classe ouvrière n’en doit pas moins, pour vaincre, s’emparer du pouvoir politique, cons­tituer un nouvel appareil d’État qui, sur la base des rapports de production, lui assure le pouvoir.

La grève générale à Cuba et au Nicaragua

Très souvent on semble vouloir l’ignorer, mais y compris à Cuba et au Nicaragua la grève générale a été au centre du processus révolutionnaire qui a abattu la dictature de Batista, puis, vingt ans après, celle de Somoza.

Cuba, fin décembre 1958‑début jan­vier 1959 :

« La grève ouvrière nationale dura plus d’une semaine : ce fut un facteur décisif de la victoire qui anéantit les tentatives de coup d’État militaire, de médiation américaine et consolida le nouveau pouvoir révolutionnaire... Il y avait plusieurs dizaines de milliers d’hommes qui possédaient toutes les armes, tandis que l’armée et les mili­ces rebelles ne comptaient pas plus de 5 000 hommes, dont beaucoup sans fusil, pour tout le pays. La grève a pesé de façon décisive dans la balance pour désarmer psychologiquement les militaires. De même que le refus massif du peuple de voter aux élections du 3 novembre 1958 avait été un autre facteur décisif. La grève générale fut l’instrument de la victoire, le Mouvement du 26 juillet est dans tout le pays la colonne vertébrale de cette victoire, et Fidel le chef incontesté. » (Journal de la révolution cubaine, Carlos Franqui.) Au Nicaragua, le rapport de Luis Favre à la 9° session du bureau international du Comité d’organisation pour la reconstruction de la IV° Internationale, que le n° 589 de « La Vérité » a publié, souligne :

« La grève générale de trois mois ‑ devenue insurrectionnelle ‑, l’armement des masses dans le cours même de la guerre civile, les occupations de terres par les paysans, la constitution de milices et l’offensive militaire déclenchée par le Front sandiniste de libération nationale : tous ces éléments réunis sont venus à bout de la résistance de Somoza et de la Garde nationale. ( ... ) Avec l’aide d’un encadrement de l’armée du Panama, le FSLN masse ses troupes, sous la direction d’Eden Pastora, à la frontière du Costa Rica. L’objectif proclamé est celui d’occuper la ville de Rivas, au sud du pays, et d’installer le gouvernement provisoire dans le territoire même du Nicaragua. Cela aux fins d’obtenir la reconnaissance internationale du gouvernement et l’assurer ainsi d’une aide militaire et aussi de l’intervention directe des troupes du Panama et du Venezuela, qui assurent déjà un appui logistique et d’encadrement au FSLN. Le FSLN lance, comme nous l’avons dit, un appel à la grève générale à partir du 4 juin. Sa nature d’organisation révolutionnaire petite‑bourgeoise, son caractère hétérogène, le fait qu’il veut véritablement en finir avec Somoza, expliquent qu’il peut appeler à la grève générale, participer et même impulser la constitution des comités et milices pour cette lutte.

Les troupes du FSLN n’atteindront cependant pas leurs objectifs et c’est l’intervention des masses, en particulier à Hasaya, Esteli et Leon, qui infligera les coups les plus décisifs à la Garde nationale. Enfin, en dehors de tout mot d’ordre du FSLN, c’est le soulèvement de Managua, la capitale, qui fera pencher la balance définitivement en faveur des masses, de leurs milices et de leurs comités, et qui provoquera le départ de Somoza et la destruction de l’ancien régime. C’est donc la grève générale, l’armement des masses, l’insurrection, auxquels se joignent les actions militaires du FSLN, qui en ont fini avec la dictature haïe. »

En ce qui concerne l’Iran, la déclaration du Comité d’organisation pour la reconstruction de la IV° Internationale résume rapidement le processus révolutionnaire qui a renversé le régime du chah :

« C’est en six mois que la dictature du chah a été réduite en miettes. En août 1978, après l’atroce provocation de l’incendie d’un cinéma à Abadan, 50 000 manifestants défient la police, criant : " Chah, nous te brûlerons ! " Le 8 septembre, c’est le "vendredi noir". Fort de l’appui de l’impérialisme, de celui de la bureaucratie stalinienne, de celui de la bureaucratie de Pékin, le régime impérial compte sur la meurtrière efficacité de ses forces de répression. A Téhéran, c’est à la mitrailleuse lourde que l’armée ouvre le feu sur une immense manifestation.

Mais, dès le 24 septembre, le mouvement rebondit : c’est la grève des travailleurs du pétrole qui va déboucher sur la grève générale.

En janvier, le chah prend la fuite. Très vite, le gouvernement Bakhtiar semble s’évanouir, l’armée commence à se désagréger, les commandes de l’appareil d’État ne répondent plus. La grève générale paralyse le pays. Le 10 février, c’est l’insurrection qui éclate, et, en quelques heures, le feu de la révolution va gagner tout Téhéran, et bientôt tout le pays. »


Quatrième partie

« c’est la révolution qui produit la grève de masse » (R. Luxemburg)

La nouvelle période de la révolution prolétarienne qui s’est ouverte en 1968 avec la grève générale française et le processus de révolution politique en Tchécoslovaquie réaffirme le caractère mondial de la révolution prolétarienne. Elle ne laisse rien des conceptions révisionnistes sur la division du monde en blocs, ouvertement ou discrètement affirmées (comme par exemple la division en trois secteurs « interdépendants » de la révolution : le secteur de la révolution coloniale, celui des métropoles impérialistes, celui de la révolution politique). La lutte mondiale des classes, à l’époque de l’impérialisme, est une ; la révolution prolétarienne est une. Elles constituent un ensemble organique, donc différencié, mais nullement trois secteurs ‑ « interdépendants » comme dans le système solaire, par exemple, sont interdépendants le Soleil, la Lune, la Terre plus quelques autres planètes. Il s’agit d’un seul corps, d’un ensemble organique. Cette réaffirmation de l’unité de la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes (métropoles impérialistes et semi-colonies) et dans les pays où le capital a été exproprié, mais où des bureaucraties parasitaires ont usurpé le pouvoir politique et écrèment le surproduit social, souligne le rôle hégémonique du prolétariat dirigeant les masses exploitées, et par conséquent de ses méthodes propres, de ses formes d’action, dont la grève générale. C’est un fait que, en de nombreux pays capitalistes d’Europe, visiblement la grève générale est à l’ordre du jour en Angleterre, au Portugal, en Espagne, en Italie, pour ne citer que ceux-là. Cela n’apparaît pas de la même façon en Europe de l’Est, car la forme du pouvoir politique fait que les processus qui aboutissent aux explosions révolutionnaires restent le plus souvent longtemps souterrains. Néanmoins, ces processus sont à l’œuvre, et se manifestent déjà clairement en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Allemagne de l’Est, d’une façon ou d’une autre. Les révolutions en Iran, au Nicaragua, annoncent de nouveaux et gigantesques développements révolutionnaires dans les pays semi-coloniaux, où le prolétariat marchera en tête. D’ores et déjà, par exemple, les conditions de la grève générale se réunissent au Brésil. Le « foquisme » a définitivement fait faillite.

La grève générale ne surgit pas à n’importe quel moment de la lutte des classes. Elle résulte de tout un développement dans les rapports entre les classes et à l’intérieur des classes. Elle suppose un degré déjà élevé d’homogénéité, non seulement objective, mais subjective, de la classe ouvrière. Certes la classe ouvrière est ‑ en raison de la place qu’elle occupe dans les rapports de production bourgeois ‑ la classe la plus homogène de la société bourgeoise. Mais cette homogénéité est relative. La classe ouvrière est une classe en soi du fait de son exploitation, et du mode d’exploitation qu’elle subit. Il y a un long parcours avant qu’elle ne devienne une classe pour soi. Objectivement, d’abord elle est composée de différentes couches, de différents secteurs qui subissent une exploitation plus ou moins intensive, plus ou moins brutale, dont les conditions de vie peuvent être très différenciées.

Ensuite, son organisation, son expérience sont également très différenciées. Elle est sillonnée de courants politiques, marquée de différentes influences. Elle subit les pressions idéologiques et politiques des classes dominantes. Enfin, elle fait partie du tissu social de la société bourgeoise. Or la grève générale c’est le prolétariat qui s’unifie comme classe, qui devient une classe pour soi, car elle se dresse comme classe contre les classes dominantes, contre la bourgeoisie. Ce faisant, au moins objectivement, il met en cause l’ordre social et politique en place, le gouvernement, le pouvoir, l’État bourgeois.

Une telle situation ne peut s’établir que comme expression de rapports sociaux et politiques entre les classes et à l’intérieur des classes arrivés au point où le tissu social se déchire : une situation de crise sociale et politique aiguë. La société dans son ensemble doit être en crise pour que la grève générale surgisse.

Bien qu’alors l’époque de la révolution prolétarienne mondiale n’était pas encore ouverte, les grèves générales belges de 1891, 1893, 1902 ont été les produits et ensuite les moteurs d’une crise politique de la société bourgeoise dans son ensemble, extrêmement profonde. Elles ont témoigné autant que créé une situation révolutionnaire. Depuis que s’est ouverte cette époque, le surgissement de la grève générale exprime de façon explosive qu’en haut on ne peut plus et qu’en bas on ne veut plus vivre comme avant. Sans quoi, « le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs » ne serait pas possible.

« C’est le révolution qui crée d’abord les conditions sociales, rendant possible cette transformation immédiate de la lutte économique qui trouve son expression dans la grève en masse. Et si le schéma vulgaire ne voit le rapport entre grève en masse et révolution que dans les sanglantes rencontres dans les rues terminant les grèves en masse, un coup d’œil un peu plus approfondi sur les événements de Russie nous montre un rapport absolument inverse ; en réalité, ce n’est pas la grève en masse qui produit la révolution, c’est la révolution qui produit la grève en masse. »

Voilà ce qu’écrit Rosa Luxemburg dans son analyse de la lutte de classe du prolétariat russe au cours de la révolution de 1905. En d’autres termes, la grève de masse, la grève générale, surgissent seulement là où la révolution prolétarienne est immédiatement à l’ordre du jour. Elles sont le produit de la crise sociale et politique qui engendre la révolution, dont elles sont un moyen. C’est pourquoi la grève générale est toujours préparée, parfois de longue date, par une intense activité pratique de la classe ouvrière, mais qui ne se limite pas seulement aux grèves. Tout au contraire, cette activité pratique des masses utilise tous les terrains de la lutte des classes et toutes les formes politiques qu’elles peuvent utiliser dans des conditions et des circonstances déterminées. Tout à la fois en raison des données qui la conditionnent et parce qu’elle est « le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs », la grève générale soulève la question du pouvoir.

Les limites de la grève générale

Mais, si la grève générale pose la question du pouvoir, elle ne la résout pas pour autant automatiquement. Et d’abord, elle a besoin de s’organiser, elle a besoin d’une direction. Trotsky a mis en évidence ce que 1905, en même temps que la grève en masse, la grève générale, a fait surgir :

« Si donc nous avons le droit de mettre la capitale de la Neva au centre de tous les événements qui terminent 1905, à Pétersbourg même, nous devons accorder la plus haute place au conseil, ou soviet, des députés ouvriers. C’est en effet la plus importante organisation ouvrière que la Russie ait connue jusqu’à ce jour. De plus, le soviet de Pétersbourg fut un exemple et un modèle pour Moscou, Odessa et plusieurs autres villes. Mais il faut dire surtout que cette organisation, qui était vraiment l’émanation de la classe des prolétaires, fut l’organisation type de la révolution. Tous les événements pivotèrent autour du soviet, tous les fils se rattachèrent à lui, tous les appels vinrent de lui.

Qu’était‑ce donc que le soviet ?

Le conseil des députés ouvriers fut formé pour répondre à un besoin pratique, suscité par les conjonctures d’alors : il fallait avoir une organisation jouissant d’une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison ; cette organisation devait être un confluent pour tous les courants révolutionnaires à l’intérieur du prolétariat ; elle devait être capable d’initiative et se contrôler elle‑même d’une manière automatique ; l’essentiel, enfin, c’était de pouvoir la faire surgir dans les vingt-quatre heures. Le parti social‑démocrate, qui unissait étroitement, dans ses retraites clandestines, plusieurs centaines, et, par la circulation des idées, plusieurs milliers d’ouvriers à Pétersbourg, était en mesure de donner aux masses un mot d’ordre qui éclairerait leur expérience naturelle à la lumière fulgurante de la pensée politique ; mais ce parti n’aurait pas été capable d’unifier par un lien vivant, dans une seule organisation, les milliers et les milliers d’hommes dont se composait la masse : en effet, il avait toujours accompli l’essentiel de son travail dans des laboratoires secrets, dans les antres de la conspiration que les masses ignoraient. Le parti des socialistes‑révolutionnaires souffrait des mêmes maladies de la vie souterraine, aggravées encore par son impuissance et son instabilité. Les difficultés qui existaient entre les deux fractions également fortes de la social‑démocratie d’une part, et leur lutte avec les socialistes‑révolutionnaires de l’autre, rendaient absolument indispensable la création d’une organisation impartiale. Pour avoir de l’autorité sur les masses, le lendemain même de sa formation, elle devait être instituée sur la base d’une très large représentation. Quel principe devait‑on adopter ? La réponse venait toute seule. Comme le seul lien qui existât entre les masses prolétaires dépourvues d’organisation était le processus de la production, il ne restait qu’à attribuer le droit de représentation aux entreprises et aux usines. On avait comme exemple et comme précédent la commission du sénateur Chidlovsky. Une des deux organisations social-démocrates de Pétersbourg prit l’initiative de créer une administration autonome révolutionnaire ouvrière, le 10 octobre, au moment où la plus grande des grèves s’annonçait. Le 13 au soir, dans les bâtiments de l’Institut technologique, eut lieu la première séance du futur soviet. Il n’y avait pas plus de trente à quarante délégués. On décida d’appeler immédiatement le prolétariat de la capitale à la grève politique générale et à l’élection des délégués. "La classe ouvrière, disait l’appel rédigé à la première séance, a dû recourir à l’ultime mesure dont dispose le mouvement ouvrier mondial et qui fait sa puissance : à la grève générale... Dans quelques jours, des événements décisifs doivent s’accomplir en Russie. Ils détermineront pour de nombreuses années le sort de la classe ouvrière ; nous devons donc aller audevant des faits avec toutes nos forces disponibles, unifiées sous l’égide de notre commun soviet... " »

Plus loin :

« Au fur et à mesure du développement de la grève d’octobre, le soviet devenait tout naturellement le centre qui attirait l’attention générale des hommes politiques. Son importance croissait littéralement d’heure en heure. Le prolétariat industriel avait été le premier à serrer les rangs autour de lui. L’Union des syndicats, qui avait adhéré à la grève dès le 14 octobre, dut presque immédiatement reconnaître son protectorat. De nombreux comités de grève ‑ ceux des ingénieurs, des avocats, des fonctionnaires du gouvernement ‑ réglaient leurs actes sur ses décisions. En s’assujettissant les organisations indépendantes, le soviet unifia autour de lui la révolution.

En même temps, la division se faisait sentir de plus en plus dans les rangs du gouvernement.

Trepov ne ménageait plus rien et flattait de la main ses mitrailleuses. Le 12, il se fait placer par Nicolas Il à la tête de toutes les troupes de la garnison de Pétersbourg. Le 14, il donne l’ordre de ne pas "ménager les cartouches". Il partage la capitale en quatre secteurs militaires, commandés chacun par un général. En qualité de général gouverneur, il menace tous les marchands de comestibles de les faire déporter dans les vingt-quatre heures s’ils ferment boutique. Le 16, il consigne sévèrement les portes de toutes les écoles supérieures de Pétersbourg, qui sont occupées par les troupes. Sans que la loi martiale ait été proclamée, elle entre de fait en vigueur. Des patrouilles à cheval terrorisent la rue. Les troupes sont cantonnées partout, dans les établissements de l’État, dans les édifices publics, dans les cours des maisons particulières. Alors que les artistes du ballet impérial eux-mêmes se joignaient à la grève, Trepov, inexorable, emplissait de soldats les théâtres vides. Il ricanait et se frottait les mains, pressentant une chaude affaire.

Il se trompait dans ses calculs. Ses adversaires politiques, représentés par un courant bureaucratique qui cherchait un compromis frauduleux avec l’histoire, l’emportèrent. Witte, chef de ce parti, fut appelé au pouvoir.

Le 17 octobre, les soudards de Trepov dispersèrent la réunion du soviet des députés ouvriers. Mais celui-ci trouva la possibilité de s’assembler encore une fois. Il décida que l’on poursuivrait la grève avec un redoublement d’énergie. Il recommanda aux ouvriers de ne plus payer ni leur loyer, ni les marchandises qu’ils prenaient à crédit, avant d’avoir repris le travail, et il invita les propriétaires et les commerçants à ne pas se montrer exigeants envers les ouvriers. Ce même 17 octobre parut le premier numéro des Izvestia du soviet des députés ouvriers. Et, dans la même journée, le tsar signait le manifeste de la Constitution. »

Conjointement à la grève en masse, à la grève générale, le prolétariat avait constitué le cadre de son unité, sa représentation comme classe, son parlement et son exécutif, les soviets.

La grève générale soulève la question du pouvoir en ce que, rassemblement des opprimés contre les oppresseurs, elle paralyse le fonctionnement économique du pays et dans une très large mesure le fonctionnement de l’État bourgeois. Cependant, elle a ses limites, que Trotsky souligne :

« "Cette grève pacifique, écrivait M. Procopovitch dans la revue Pravo, grève qui a occasionné un nombre beaucoup moins considérable de victimes que ne l’avait fait le mouvement de janvier, et qui s’est terminée par un coup d’État, a été une révolution, car elle a transformé radicalement le régime gouvernemental de la Russie. » "L’histoire, dit‑il encore, qui avait ôté au prolétariat un de ses moyens de lutte pour les droits populaires l’insurrection et les barricades dans la rue, lui en donna un autre beaucoup plus puissant, la grève politique générale. "

Nous donnions certes une énorme importance alors à une grève politique des masses, considérée comme l’indispensable méthode de la révolution russe, tandis que des radicaux comme les Procopovitch se nourrissaient de vagues espérances fondées sur l’opposition des zemstvos. Mais nous ne pouvons admettre en aucune façon que la grève générale ait abrogé et remplacé les anciennes méthodes révolutionnaires. Elle en a seulement modifié l’aspect et elle les a complétées. Nous ne pouvons pas non plus reconnaître que la grève d’octobre, quelque estime que nous en ayons, ait " radicalement transformé le régime gouvernemental de la Russie". Au contraire, tous les événements politiques ultérieurs ne s’expliquent qu’en raison de ce fait que la grève d’octobre n’a rien changé au régime gouvernemental. Nous dirons même qu’elle n’aurait pas pu accomplir un "coup d’État ". En tant que grève politique, elle se borna à mettre les adversaires face à face.

Sans aucun doute, la grève des chemins de fer et du téléphone désorganisa au dernier degré le mécanisme gouvernemental. Et la désorganisation s’aggrava avec la durée de la grève. Mais, en se prolongeant, cette même grève troublait les fonctions de la vie économique et sociale et affaiblissait nécessairement les ouvriers. Et, enfin, elle devait avoir un terme. Mais, dès que la première locomotive fut sous pression, dès que le premier appareil télégraphique produisit son tac‑tac, ce qui subsistait du pouvoir trouva la possibilité de remplacer tous les leviers brisés et de renouveler toutes les pièces avariées de la vieille machine gouvernementale. Dans la lutte, il est extrêmement important d’affaiblir l’adversaire ; c’est la tâche de la grève. En même temps, elle met sur pied l’armée de la révolution. Mais ni l’un ni l’autre de ces résultats ne constituent par eux-mêmes un coup d’État.

Il faut encore arracher le pouvoir à ceux qui le détiennent et le transmettre à la révolution. Telle est la tâche essentielle. La grève générale crée les conditions nécessaires pour que ce travail soit exécuté, mais elle est, par elle-même, insuffisante pour le mener à bien. Le vieux pouvoir gouvernemental s’appuie sur sa force matérielle, et avant tout sur l’armée. Pour barrer la route à un véritable "coup d’État", autre que celui qu’on croit avoir fait sur le papier, on trouve toujours l’armée. A un certain moment de la révolution, une question se pose et domine toutes les autres : de quel côté sont les sympathies et les baïonnettes des troupes ? La réponse ne peut pas être obtenue par une enquête. On peut formuler bien des observations justes et précieuses sur la largeur et la régularité des rues modernes, sur les nouveaux modèles de fusil, etc, mais toutes ces considérations techniques laissent entière la question de la conquête révolutionnaire du pouvoir gouvernemental. L’inertie de l’armée doit être surmontée. La révolution n’arrive à ce but qu’en provoquant un affrontement entre l’armée et les masses populaires. La grève générale crée les conditions favorables de cet affrontement. La méthode est brutale, mais l’histoire n’en connaît pas d’autre. » Finalement, la grève générale, comme toutes les autres méthodes de la révolution, exige une politique, un programme donnant à la question du gouvernement, du pouvoir, une réponse concrète, ainsi qu’une force politique luttant pour cette politique, pour ce programme, pour cette réponse concrète à la question du gouvernement, du pouvoir.

Rosa Luxemburg et la sponta­néité

Rosa Luxemburg a insisté sur la spontanéité au cours de la révolution russe de 1905 :

« L’élément spontané joue, nous l’avons vu, un grand rôle dans toutes les grèves en masse de Russie, élément soit d’impulsion, soit d’arrêt. Cela ne vient pas de ce qu’en Russie la social‑démocratie est encore jeune et faible, mais de ce que, dans chaque action particulière de la lutte, interviennent une telle infinité d’éléments économiques, politiques et sociaux, généraux et locaux, matériels et psychologiques, qu’aucune d’elles ne peut se définir et se développer comme un exemple arithmétique. La révolution, lors même que le proléta­riat, avec la social‑démocratie à sa tête, y joue le rôle dirigeant, n’est pas une manœuvre du prolétariat en rase campagne ; c’est une lutte au sein des craquements, de l’émiettement, du déplacement incessant de tous les fondements sociaux. Bref, si l’élé­ment spontané joue dans les grèves en masse de Russie un rôle si prépon­dérant, ce n’est point parce que le prolétariat russe est "insuffisamment éduqué", mais parce que les révolu­tions ne se laissent pas diriger comme par un maître d’école. »

Rosa Luxemburg oppose la sponta­néité au « bureaucratisme » des syndi­cats et aussi de la social‑démocratie d’Allemagne, qui déjà en cette période, exprimait l’adaptation à la société bourgeoise, l’opportunisme, le révisionnisme.

« Ce qu’il y a de plus précieux, parce que permanent dans ce brusque flux et reflux de la marée révolution­naire, c’est son précipité intellectuel. La croissance par bonds, en intelli­gence et en civilisation, du prolétariat fournit une garantie infrangible de son irrésistible progrès ultérieur dans la lutte, tant économique que politi­que. Mais ce n’est pas tout. Les rap­ports mêmes entre ouvriers et patrons sont bouleversés ; depuis la grève générale de janvier et les grèves de 1905 qui ont suivi, le principe du capitaliste "maître chez lui" est supprimé de facto. Dans les plus grandes usines de tous les centres importants, se sont constitués spontanément des comités ouvriers, avec lesquels seul le patron traite et qui décident de tous les conflits.

Et enfin, plus encore : les grèves en apparence chaotiques et l’action révolutionnaire "désorganisée" sui­vant la grève générale de janvier deviennent le point de départ d’un fiévreux travail d’organisation. Madame l’Histoire fait de loin, en riant, un pied‑de‑nez aux hommes des clichés bureaucratiques, qui montent coléreusement la garde aux por­tes de la prospérité des syndicats alle­mands. Les organisations solides qui, cen­sément, devraient être édifiées à l’avance ainsi qu’une forteresse imprenable, comme condition sine qua non d’une tentative éventuelle d’éventuelle grève en Allemagne, ces organisations sont précisément, tout au rebours, filles de la grève en masse en Russie ! Et, tandis que les gardiens des syndicats allemands ont avant tout peur que ces organisations, dans un tourbillon révolutionnaire, ne s’en aillent en pièces, comme des porcelaines précieuses, c’est un tableau tout contraire que nous montre la révolution russe : de la tourmente et de l’orage, des flammes et du feu, des grèves en masse, des batailles dans la rue, ce qui émerge, comme Vénus de l’écume des mers, frais, jeunes, forts et contents de vivre, ce sont... des syndicats. » Le style de Rosa Luxemburg est éblouissant et ce qu’elle écrit est pour notre époque un enseignement particulièrement précieux. En effet, ce qui n’était alors que le bureaucratisme, l’opportunisme, et non le révisionnisme, des appareils syndicaux et des partis ouvriers, est devenu depuis longtemps action contre‑révolutionnaire ouverte et déterminée. Ce ne sont plus seulement les partis socialistes et social‑démocrates, les appareils syndicaux, qui de nos jours sont devenus contre‑révolutionnaires, mais, avec une science extraordinaire dans cet art particulier, les partis staliniens. Ce sont seulement ces forces vives, bondissantes, de la classe ouvrière qui garantissent que les obstacles contre‑révolutionnaires dressés pour empêcher le déferlement révolutionnaire du prolétariat seront submergés.

Rosa Luxemburg n’en souligne pas moins l’importance du parti du prolétariat :

« Avec la psychologie d’un syndiqué qui ne consent à chômer au Premier Mai qu’une fois bien assuré à l’avance d’un subside fixé avec précision, au cas où il serait renvoyé, on ne peut faire ni révolution ni grève générale. Mais justement, dans la tourmente de la période révolutionnaire, le prolétaire se transforme, de père de famille prudent qui exige un subside, en un "révolutionnaire romantique" pour qui même le bien suprême, la vie, à plus forte raison le bien‑être matériel, n’a que peu de valeur en comparaison du but idéal de la lutte. Mais si la direction de la grève générale, au sens de commandement qui en aurait l’initiative ou de calcul et des dispositions des frais qu’elle coûtera, est l’affaire de la période révolutionnaire elle‑même, il n’en est pas moins vrai qu’en un tout autre sens la direction, dans les grèves en masse, revient au socialisme et à ses organes dirigeants. Au lieu de se casser la tête avec le côté technique, avec le mécanisme de la grève, le socialisme est appelé, dans la période révolutionnaire, à en prendre la direction politique. La tâche la plus importante de "direction" dans la période de grève générale consiste à donner à la bataille son mot d’ordre, sa tendance, à régler la tactique de la lutte politique de façon qu’en toute phase et à tout moment soit réalisée et mise en activité la somme entière de puissance déjà engagée dont le prolétariat dispose en activité, qu’elle se manifeste dans la position de combat du parti, que la tactique du socialisme ne se trouve jamais, en décision et en précision, au‑dessous du niveau des rapports de forces existant en réalité, mais qu’au contraire elle dépasse ce niveau. Et cette direction se transforme d’elle‑même, dans une certaine mesure, en direction technique. Une tactique du socialisme conséquente, résolue, allant de l’avant, provoque dans la masse le sentiment de la sécurité, de la confiance, de l’ardeur au combat ; une tactique hésitante, faible, fondée sur une dépréciation du prolétariat, exerce sur la masse une action paralysante et perturbatrice. Dans le premier cas, les grèves en masse éclatent "d’elles‑mêmes" et toujours "en temps opportun" ;dans le deuxième, même des appels directs des dirigeants à la grève en masse restent sans résultat. Et la révolution russe nous offre des exemples parlants de l’un et de l’autre. »

Pourtant, l’histoire l’a prouvé, Rosa Luxemburg sous‑estime l’importance et le rôle du parti révolutionnaire dans le processus révolutionnaire, donc dans la grève générale. Elle réagit sous l’impression de l’attitude et des méthodes de la lourde machine social‑démocrate allemande, qui se méfiait dès cette période de l’initiative révolutionnaire du prolétariat, allemand et l’étouffait. La social‑démocratie agit ainsi car elle a déjà un pied dans le camp de la contre‑révolution.

La spontanéité des masses est toujours une spontanéité historiquement déterminée. Elle est le produit de toute une expérience politique de lutte classe parvenue, en des circonstances déterminée, d’une part, par les conditions et des partis ouvriers au sein des données, à un point donné. Des dizaines d’années d’activité des organisations et des partis ouvriers au sein des masses la nourrissent avec l’acquis et aussi les contradictions et limites que cela implique, surtout à l’époque actuelle où les partis ouvriers traditionnels sont passés du côté de la contre‑révolution, de la défense de l’ordre bourgeois. Cette spontanéité inclut le rejet de la soumission à l’ordre bourgeois, le rejet de la politique et des méthodes qui soumettent le prolétariat à la bourgeoisie, le rejet des méthodes de défense des régimes politiques de domination de classe de celle‑ci. Elle inclut aussi les illusions des masses. La spontanéité du prolétariat est donc une notion qui demande à être précisée en fonction d’un ensemble de déterminations. De toute façon, elle a ses limites.

Grève générale, pontanéité et stratégie révolutionnaire L’expérience a prouvé au cours de la révolution russe, des révolutions, crises et mouvements révolutionnaires qui se sont succédé, et dans lesquels s’incluent les multiples grèves générales, l’importance décisive des partis et organisations révolutionnaires et contre-révolutionnaires, de leurs politiques, de leurs programmes. Tenant compte que la classe ouvrière a une histoire, qu’elle dispose d’organisations déterminées, la Troisième Internationale a commencé, plus précisément dans ses III° et IV° Congrès à préciser la stratégie de la révolution prolétarienne, notamment dans ce qui est alors caractérisé comme la « tactique du front unique ». Trotsky, dans son livre « L’Internationale communiste après Lénine », a vivement insisté sur la nécessité d’une stratégie révolutionnaire. Le programme sur lequel la IV°Internationale a été fondée, « L’Agonie du capita­lisme et les Tâches de la IV° Internatio­nale », dit « Programme de transi­tion », est précisément la traduction programmatique de la stratégie de la révolution prolétarienne mondiale. Il ne traite pas de la grève de masse, de la grève générale, comme telles, mais il indique :

« L’orientation des masses est déterminée, d’une part, par les conditions objectives du capitalisme pour­rissant ; d’autre part, par la politique de trahison des vieilles organisations ouvrières. De ces deux facteurs, le fac­teur décisif est, bien entendu, le pre­mier : les lois de l’histoire sont plus puissantes que les appareils bureaucra­tiques. Quelle que soit, la diversité des méthodes des social‑traîtres ‑ de la législation "sociale" de Léon Blum aux falsifications judiciaires de Staline ‑ ils ne réussiront jamais à briser la volonté révolutionnaire du prolétariat. De plus en plus, leurs efforts désespé­rés pour arrêter la roue de l’histoire démontreront aux masses que la crise de la direction du prolétariat, qui est devenue la crise de la civilisation humaine, ne peut être résolue que par la IV° internationale. »

La « spontanéité » des masses à l’époque actuelle se situe dans ces con­ditions. Partant, la stratégie à dévelop­per est définie dans les lignes suivante :

« La tâche stratégique de la pro­chaine période ‑ période pré­-révolutionnaire d’agitation, de propa­gande et d’organisation ‑ consiste à surmonter la contradiction entre la maturité des conditions objectives de la révolution et la non‑maturité du prolétariat et de son avant‑garde (désarroi et découragement de la vieille génération, manque d’expérience de la jeune). Il faut aider les masses, dans le processus de leurs lut­tes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socia­liste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, partant des condi­tions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le proléta­riat. » Une fois encore : « la grève générale est le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs. C’est le début classique de la révolution. » Elle est une des formes classiques, sinon la forme classique de la mobilisation révolutionnaire du prolétariat, de la réalisation dans l’action de son unité comme classe contre la bourgeoisie comme classe, son gouvernement, son État, son pouvoir.

Etant donné les rapports politiques actuels à l’intérieur du mouvement ouvrier, étant donné que les partis ouvriers traditionnels, les appareils syndicaux, défendent de toutes leurs forces, par tous les moyens, la société bourgeoise et même les régimes politiques bourgeois en place, étant donné la faiblesse des organisations de la IV° Internationale qui construisent dans chaque pays le parti révolutionnaire, la « spontanéité » des masses est déterminante dans la marche à la révolution, donc à la grève générale. Pourtant, y compris en ce qui concerne sa préparation et son déclenchement et par conséquent ses développements ultérieurs ‑ l’intervention militante des organisations de la IVe Internationale a d’ores et déjà une importance considérable car, sur la base du programme de la IVe Internationale, il est possible de contribuer à l’enrichissement de l’expérience politique des masses et, en formulant en termes politiques cette expérience, de la dégager, de lui donner une expression consciente, donc par là même une portée beaucoup plus grande.

Toute grève générale pose objectivement certains problèmes fondamentaux : l’unité des masses en lutte, leur représentation, leur organisation, les objectifs politiques, la question du pouvoir. De là ne découle pas que les réponses se dégagent automatiquement, ni jusqu’où la grève générale ira, ni sur quoi elle débouchera. Cela dépend de nombreux facteurs, dont particulièrement le facteur conscient, organisé et agissant, de l’organisation qui construit le parti révolutionnaire, de sa capacité à s’inscrire dans le processus politique qui conduit le prolétariat à se dresser comme classe contre la bourgeoisie, son gouvernement, son État, à exprimer les besoins des masses, les exigences de la lutte.

Au moment actuel, où les rapports politiques au sein du mouvement ouvrier et de la classe ouvrière sont ce qu’ils sont, une juste réponse à la question de la réalisation du front unique entre les organisations ouvrières, à celle de leur rupture avec la bourgeoisie, à celle d’une perspective d’un gouvernement constitué par les partis ouvriers sans ministres représentant les partis bourgeois, est absolument essentielle pour préparer la grève générale et au cours de son développement. La classe ouvrière, les masses exploitées, ne peuvent engager un combat frontal contre la bourgeoisie sans se tourner, sans en appeler constamment à leur représentation politique comme classe. Mais il ne faut surtout pas opposer l’action politique à l’initiative et à la « spontanéité » des masses.

Tout au contraire, il faut, par l’action et dans l’action politique pour le front unique dégager l’initiative, la spontanéité des masses, car ce sont elles qui réaliseront l’unité de la classe ouvrière par leur propre mouvement, submergeant les obstacles que dressent les appareils bourgeois constitués à l’intérieur du mouvement ouvrier, de la classe ouvrière, les « lieutenants ouvriers de la bourgeoisie ». Etablir la juste relation dialectique entre l’action politique pour le front unique et l’initiative, le mouvement spontané des masses, est indispensable.

Le mouvement par lequel la classe ouvrière s’engage comme classe dans le combat contre la bourgeoisie comme classe, son État, son gouvernement, est un mouvement pratique qui répond à des besoins et préoccupations pratiques, lesquels sont fonction de situations concrètes ; aussi est‑il impossible de fixer un catalogue de revendications démocratiques, jusqu’aux revendications d’expropriation du capital, en passant par de multiples revendications économiques et politiques que les masses feront leurs.

Pourtant, une chose est certaine : dans tous les cas, la grève générale pose la question du pouvoir, la question du gouvernement, et bien qu’il s’agisse de concrétiser, à chaque fois la réponse ne peut être apportée que sur la ligne que définit le programme de la IV° Internationale : celle du gouvernement ouvrier et paysan.

La grève générale, il faut le réaffirmer, « c’est le début classique de la révolution », ce n’est donc pas l’acte unique par lequel la révolution prolétarienne et la prise du pouvoir s’accomplissent. Elle est un de leurs moments, une de leurs étapes. C’est comme telle qu’il faut la situer et y intervenir, ce qui exige inéluctablement l’action politique dans la préparation et le cours de la grève générale pour la construction du parti révolutionnaire, le parti de la IV° Internationale. La grève générale est un élément, une composante de la stratégie révolutionnaire. Elle n’est pas, et de loin, toute la stratégie révolutionnaire.

A cet égard, la riche analyse que Rosa Luxemburg a faite de la grève générale, de la spontanéité révolution­naire, bien qu’elle y inclut jusqu’à un certain point le rôle du parti ouvrier révolutionnaire, ne suffit cependant pas. Il faut y ajouter les leçons du bol­chevisme, les leçons de la révolution d’Octobre. Et celles‑ci montrent que finalement l’essentiel est que, dans le processus révolutionnaire, se cons­truise le parti, qu’il conquière l’hégé­monie dans la classe ouvrière et les masses exploitées, ou tout au moins une position déterminante, qu’elles le reconnaissent comme la direction et l’organisateur du combat final pour la prise du pouvoir. Alors le mouvement des masses et l’action dirigeante du parti forment un ensemble : masses et parti ont les mêmes pulsions, vivent de la même vie.


Cinquième partie

En France, « le moment approche »

En France, la grève générale de mai-juin 1968 a blessé mortellement la V° République sans l’abattre. Depuis, elle agonise. La crise de régime, crise de domination de classe de la bourgeoisie, se perpétue. Maintes fois l’OCI a analysé la forme particulière que la crise de domination de classe de la bourgeoisie qui se développe en France a prise. Il n’est donc pas nécessaire de refaire une fois encore cette analyse. Il suffit de rappeler quelques données essentielles que le rapport préparatoire pour le XXIV° Congrès de l’OCI consigne :

« Sans reprendre tous les aspects de la crise des institutions bonapartistes de la V° République analysés dans les textes et documents adoptés par les congrès antérieurs de l’OCI, il faut néanmoins, pour cadrer notre intervention, revenir sur quelques-unes de ses données fondamentales.

La bourgeoisie française est prise dans une contradiction qu’elle ne peut surmonter. La V° République est en faillite. Elle n’a pu par suite de la lutte de classe du prolétariat instaurer l’État fort, l’État corporatiste, détruire les organisations ouvrières, broyer le prolétariat. Tout au contraire, le prolétariat, les masses exploitées se sont politiquement renforcés. Seul un barrage que dressent le PS et surtout le PCF, les appareils bureaucratiques des centrales syndicales, et surtout l’appareil stalinien de la CGT (plus exactement la politique de l’appareil stalinien ordonne toute la politique des autres directions ouvrières traîtres) a empêché les masses de balayer la V° République et ses institutions et d’ouvrir la crise révolutionnaire. Or, la crise du système impérialiste, en particulier la marche à une crise économique majeure, contraint la bourgeoisie française à attaquer férocement la classe ouvrière, la jeunesse, les masses exploitées, leur standard de vie, leurs acquis et conquêtes. Le gouvernement Giscard‑Barre aux abois doit s’efforcer de réaliser rapidement ce que de Gaulle, Pompidou, plus de vingt ans de V° République n’ont pas permis de réaliser du point de vue des acquis et des conquêtes du prolétariat et des masses exploitées, ce qu’ils n’ont pu engager et cela alors que la mise en place de l’État fort, l’État corporatiste, a irrémédiablement échoué.

Les intérêts de la classe dominante exigent que soient portés les coups les plus sévères aux masses laborieuses et à la jeunesse. Pour porter ses coups, la classe dominante doit utiliser les institutions bonapartistes de la V° République, les seules dont elle dispose. Mais ces institutions sont en crise, crise dont le fondement est l’activité des masses. C’est ainsi que, sous peine d’écrasement politique et économique, la classe dominante doit s’appuyer sur les institutions du bonapartisme en crise, le gouvernement Giscard couronnant les institutions concentrant directement la haine des masses laborieuses et de la jeunesse. Répétons‑le : la faiblesse de ces institutions ne permet pas au gouvernement Giscard‑Barre d’atteindre par ses propres moyens ses objectifs. Les appareils, et particulièrement l’appareil stalinien, doivent prendre en charge la mise en application de la politique anti‑ouvrière d’attaque contre la jeunesse et les masses. Aussi est‑il essentiel que l’avant‑garde révolutionnaire comprenne clairement à la fois le caractère inéluctable de la crise du régime et l’utilisation de la « démocratie » comme levier pour aider à amener la crise du régime à son point de rupture. L’avant‑garde révolutionnaire combat pour libérer l’humanité de toutes les chaînes de l’oppression et de l’exploitation de l’homme par l’homme. Dans ce combat le combat contre les illusions démocratiques est une nécessité absolue. Mais encore faut‑il savoir comment combattre les illusions démocratiques.

La liquidation de la IV° République en 1958 a résulté de conditions et d’événements déterminés, mais elle n’a pas correspondu à des données circonstancielles. Historiquement, la république parlementaire n’est plu ; la forme de domination politique correspondant aux besoins de la bourgeoisie française décadente. Ce sont les rapports déterminés entre les classes qui ont nécessité le recours à la république parlementaire pour contenir la montée révolutionnaire née de la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

C’est ainsi qu’au lendemain de la guerre elle renaissait de ses cendres car les rapports entre les classes ne permettaient pas alors à la bourgeoisie d’avoir recours à l’État fort, à l’État corporatiste, objectif qui pourtant était celui de De Gaulle dès les années 1944 à 1950. Pour contenir les contradictions que la république parlementaire ne pourrait pas contenir, l’institution du bonapartisme en 1958 a correspondu aux besoins profonds de la bourgeoisie française décadente. Cependant le parlementarisme comme mode de domination de classe peut néanmoins, revivre en fonction des rapports entre les classes et à l’intérieur des classes, de la faillite du bonapartisme, ouvrant la crise révolutionnaire. Il devient alors un régime de crise totalement instable, dont la bourgeoisie a besoin momentanément pour contenir les masses, permettre éventuellement la mise en place d’un gouvernement de front populaire, mais par ailleurs menaçant et insupportable pour elle.

Ne pas comprendre la nature du bonapartisme et la nature de la démocratie parlementaire, l’une et l’autre de nature bourgeoise, serait abandonner les principes, nous désarmer, et glisser sur le terrain du front populaire. Mais ne pas comprendre que bonapartisme et démocratie parlementaire sont des formes de domination de la bourgeoisie qui s’excluent l’une et l’autre serait abandonner en sectaire dogmatique le terrain du marxisme, et par là même l’intervention politique à partir des données fondamentales de la politique révolutionnaire. La démocratie parlementaire comme le bonapartisme sont des produits du développement historique qui ne peuvent être éliminés que par la révolution prolétarienne. Sans qu’il nous soit permis d’oublier son contenu de classe (bourgeois), sans donc la prendre en charge, nous devons opposer la « démocratie » aux institutions bonapartistes, cela afin d’utiliser la « démocratie » contre la forme concrète que prend dans les conditions présentes la forme de domination de classe de la bourgeoisie, à savoir la forme bonapartiste. C’est ainsi que la « démocratie » dont se servent les appareils bourgeois contre les masses laborieuses doit être utilisée (et l’est) par les masses laborieuses pour des objectifs tout différents. Parce que nous comprenons la nature bourgeoise du bonapartisme et de la démocratie parlementaire, en même temps que nous comprenons que ce sont deux formes de domination de la bourgeoisie qui s’excluent l’une l’autre, nous sommes à même de définir la situation réelle du point de vue des relations entre les classes et du point de vue de classe. Par là, nous nous rendons capables d’agir sur les événements.

Comprenant que la démocratie parlementaire ne pourra s’établir que dans l’effondrement du régime de la V° République que cet effondrement verra ‑ dans la mesure où les institutions de la V° République ont fusionné partiellement avec l’État bourgeois ‑ pour le moins la « déstabilisation » de l’État bourgeois, nous agissons ainsi sur la contradiction insurmontable entre bonapartisme ci démocratie parlementaire, pour aider notre classe à promouvoir ses propres éléments de pouvoir dans la crise d’effondrement. Sans aucunement prendre en charge, cela va de soi, répétons‑le, la démocratie parlementaire, mais en utilisant la contradiction insurmontable entre bonapartisme et démocratie parlementaire, en partant de la nécessité de « combattre les illusions sur le terrain des illusions », nous voyons ce qui va arriver inéluctablement : une situation où démocratie parlementaire et formes plus ou moins développées du pouvoir ouvrier (conseils, comités) se côtoieront, comme la prochaine étape politique du combat pour la révolution prolétarienne qui doit renverser tout régime bourgeois, qui doit renverser le système de la propriété privée des moyens de production.

De là découle que, plus le moment du dénouement de la crise politique en crise révolutionnaire approche, plus le levier de la « démocratie » utilisé comme nous venons de l’exposer devient décisif, mais plus l’OCI doit conserver strictement son caractère de classe, et ne pas laisser les revendications de classe se noyer dans la « démocratie » en général. Et c’est là que se noue le problème de la grève générale, ses rapports avec la démocratie et avec le mot d’ordre du gouvernement Mitterrand‑Marchais sans représentant de la bourgeoisie. »

De Gaulle obligé de se démettre

L’article que le dernier numéro de « La Vérité » a consacré à la grève générale de mai‑juin 1968 était titré « La grève générale de mai‑juin 1968 est venue de loin ». La grève générale qui se prépare vient également de loin. Ses origines remonteront à la grève générale de mai‑juin 1968 elle‑même, qui, entravée, transformée en « grève économique », disloquée, a néanmoins blessé mortellement, sans l’achever, la V° République. Toutefois, la nouvelle grève générale qui se prépare ne se prépare pas strictement de la même façon, que celle de mai‑juin 1968. Avant et au cours de celle‑ci, les grandes masses avaient l’illusion que la grève générale se suffirait à elle-même, que sa puissance suffirait à arracher les revendications et à balayer le gouvernement et la V° République. Cette illusion a facilité la politique liquidatrice de la grève des partis ouvriers et des appareils des centrales syndicales, principalement le PCF et l’appareil stalinien de la CGT. Elle leur a permis de vider les entreprises, de prendre le contrôle du mouvement, de ne pas constituer le comité central de grève de la grève générale, de ne pas donner l’ordre de grève générale, de maintenir la division politique, de concocter les « accords de Grenelle » et, après que l’ensemble des ouvriers de chez Renault leur eurent intimé le « Ne signez pas », de conclure des accords corporation après corporation, entreprise après entreprise, de se dérober devant la question du pouvoir.

Le PCF demandait la dissolution de l’Assemblée nationale. De Gaulle la dissolvait. La grève générale était liquidée au nom des élections. Les « élections‑trahison » amenaient à l’Assemblée nationale une majorité de députés UDR. Les masses ont voulu ardemment la grève générale de mai-juin 1968. L’illusion de la grève générale se suffisant à elle‑même les a désarmées politiquement. Elles en ont tiré plus ou moins nettement la conclusion qu’il faut encore réaliser les conditions politiques indispensables pour balayer le gouvernement de la V° République et porter au pouvoir un gouvernement qu’elles considèrent comme étant leur gouvernement . Parmi ces conditions : la réalisation de l’unité de la grève, la réalisation du front unique des organisations et partis ouvriers.

La liquidation de la grève générale, l’élection de l’Assemblée nationale « bleu CRS », n’ont pas abattu la classe ouvrière. A peine de Gaulle vient‑il de proclamer le 24 novembre 1968 : « C’en est fini des cortèges et exhibitions », que les ouvriers de chez Renault, les travailleurs de l’Assistance publique, les métallos de Bordeaux, manifestent pour que soient satisfaites leurs revendications. Ensuite, chez Renault, chez Peugeot, se produisent des grèves dites sauvages. A nouveau l’appareil stalinien de la CGT lance un de ces mots d’ordre d’« action » qui ne sont que des contre‑feux à la mobilisation réelle de la classe ouvrière : tout seul, il appelle à une « journée d’action » le 12 février 1969. De Gaulle dit brutalement non à toutes les revendications. L’ensemble des dirigeants des centrales syndicales sont amenés à lancer conjointement un ordre de « grève nationale » pour le 11 mars 1969. La grève est générale, les manifestations sont massives. Les travailleurs comprennent cette grève comme une grève politique pour leurs revendications contre le gouvernement. De Gaulle tente désespérément de ressaisir l’initiative politique qui lui échappe : il décide d’un référendum pour le 27 avril 1969, dont l’objectif est d’instituer le corporatisme.

Mais la classe ouvrière a déjà réengagé le combat ; l’ensemble des centrales syndicales et les partis ouvriers appellent à voter non, la bourgeoisie est divisée : de Gaulle est battu et doit se démettre. Le mot d’ordre du 13 mai 1968 « Dix ans, de Gaulle, ça suffit » est réalisé. Pourtant, la V° République se survit. Ayant appelé conjointement à voter non au référendum du 27 avril, les dirigeants de ce qu’il reste de la SFIO et ceux du PCF présentent chacun leur candidat au premier tour des élections présidentielles qui suivent la démission de De Gaulle. En fonction de la loi électorale, seuls restent candidats au second tour ‑ ceux du PCF et de la SFIO ayant été éliminés au premier ‑ Pompidou et Poher, candidats des partis bourgeois. La classe ouvrière est exclue de cette lutte politique.

La poussée des masses

Tout au cours des années suivantes, d’importantes grèves se sont succédé. Parmi celles‑ci, il faut citer la grève Renault d’avril‑mai 1971, que les dirigeants CGT disloquent en grèves tournantes. A l’occasion de ce mouvement, Georges Seguy explique :

« Du point de vue de la combativité, il ne faudrait pas grand‑chose pour en arriver là (à un éventuel mai-juin 1968). Mais les conditions pour déboucher sur un changement politique dans notre pays ne sont pas réalisées. Ce qui pèse aussi sur les luttes syndicales. » Très consciemment, Seguy oppose à une nouvelle grève générale... l’absence de perspective gouvernementale. En juin 1971, les cheminots débraient spontanément et réalisent la grève. Une fois encore, dirigeants de la CGT et de la CFDT brisent la grève : le 19 mai, ils expliquent :

« En dépit de la combativité qui s’exprime dans certaines consultations des cheminots en grève, la direction (de la SNCF) refuse d’aller au‑delà des concessions acquises dont l’effet n’est pas immédiat. De surcroît, le renforcement des actions au plan national, seul capable de faire céder le gouvernement, n’est pour le moment pas envisageable. Cette appréciation tient compte d’un contexte politique général. »

En octobre, c’est la grève des conducteurs du métro de la RATP qui se réalisera contre la volonté affirmée des dirigeants syndicaux. Les conducteurs parviennent à imposer une assemblée générale aux dirigeants qui n’en veulent pas. L’un des grévistes lance : « Les syndicats à nous, les permanents à notre service ! » Mais les conducteurs ne constituent pas leur comité central de grève ; sans direction, leur grève se disloque.

D’autres mouvements significatifs ont lieu.

Un événement politique d’importance se produit : la construction. d’un nouveau Parti socialiste. La participation de la SFIO à la mise en place de la V° République, Guy Mollet se faisant au Parlement le fourrier de De Gaulle, sa participation aux premiers gouvernements de la V° République l’ont dis­loquée et presque détruite Mais il existe en France dans la classe ouvrière et les masses populaires une tradition socialiste, et donc une place pour un parti ouvrier bourgeois de type parlementaire. Dans la tradition de la vieille SFIO, sans que ce soit celle‑ci, un Parti socialiste, bien que très hétérogène, s’est construit et a occupé la place laissée libre Il en résulte une modification dans les rapports à l’intérieur du mouvement ouvrier, de la classe ouvrière et des masses populaires. A condition d’apparaître comme un parti ne collaborant pas aux gouvernements de la V° République, un tel parti peut regrouper derrière lui de larges masses. Il doit également se situer sur le terrain de l’unité d’action avec le PCF et répondre aux aspirations unitaires. De son côté, le PCF prendrait de grands risques d’isolement en s’opposant aux aspiration unitaires des masses. Dans un temps la direction du PCF va choisir, pour endiguer et noyer l’aspiration unitaire des masses pour la dénaturer, la vieille tactique du front populaire, dénommé cette fois « Union de la gauche ». Le 27 juin 1972, le PS et le PCF signent le « Programme commun de gouvernement ». Le « Programme commun de gouvernement » se situe totalement dans le cadre de la V° République, de sa Constitution et de ses institutions ; c’est ce qui lui confère son caractère. Pour que nul n’ignore qu’il se situe entièrement sur ce terrain, le 12 juillet, le groupe des « radicaux de gauche » le ratifie. A de multiples reprises, en particulier au cours de la campagne électorale pour les élections législatives de mars 1973, Mitterrand et Marchais affirment leur respect de la V° République, de sa Constitution, de ses institutions, notamment de la majorité présiden­tielle, de la majorité à l’Assemblée nationale, reflet de la majorité prési­dentielle. Aux élections législatives de 1973, fortement entamée (par rapport à 1968 elle perd 2 300 000 voix), la coalition des partis de la V° Républi­que reste majoritaire, majorité prési­dentielle et majorité parlementaire coïncidant encore. En un premier temps, I’ » Union de la gauche » a rempli sa fonction, au moins sur le plan électoral, en endiguant l’aspiration à en finir avec la V° République et ses gouvernements.

D’importants mouvements de grève se produisent encore entre les élections législatives de mars 1973 et les élections présidentielles de mai 1974 : grève des OS-presses de chez Renault à Boulogne‑Billancourt, la grève de la Sécurité sociale, d’autres mouvements encore. Il faut signaler plus particulièrement le mouvement des lycéens en mars 1973 contre la loi Debré. Un évé­nement fortuit, la mort de Pompidou, va contribuer à dégager la modifica­tion en cours des rapports politiques, aussi bien en ce qui concerne les rap­ports entre les classes qu’en ce qui concerne les rapports à l’intérieur des partis de la V° République, les rap­ports entre le PS et le PCF, les rapports au sein du mouvement ouvrier et des masses populaires. Alors qu’aux élections législatives de mars 1973, le PS et le PCF ne totalisaient ensemble que 41 % des suffrages exprimés, Mit­terrand, premier secrétaire du PS, candidat unique de la « gauche », en obtenait 49,3 % au second tour des élections présidentielles de juin 1974. Le candidat de l’UDR, Chaban-Delmas n’obtenait au premier tour que 15,1 % des suffrages exprimés. Il s’en fallait donc d’un souffle pour que y compris dans le cadre de la V° République, dans celui d’un scrutin au caractère bonapartiste évident, les par­tis de la V° République ne. soient bat­tus sur leur propre terrain Entre le premier et le second tour, le PCF, en tendant la main à l’UDR, avait tout fait pour qu’il n’en soit pas ainsi. En même temps, l’UDR, parti par excellence de la V° République, subissait une défaite retentissante.

Les élections présidentielles de 1974 exprimaient une fantastique poussée politique de la classe ouvrière, la crise sans issue de la V° République, la recherche par la bourgeoisie d’une solution politique... Mais laquelle ? Les masses avaient conscience d’avoir remporté un succès politique qui pouvait rapidement déboucher sur la victoire décisive contre la V° République et ses gouvernements. Giscard d’Estaing, vainqueur de l’UDR, désireux de réaliser l’ouverture à gauche, c’est‑à‑dire d’intégrer à sa couverture parlementaire, sinon au gouvernement, le PS, était contraint de constituer un gouvernement qui ménage l’UDR, le gouvernement Giscard-Chirac. Il lui fallait également poursuivre les « grandes réformes » de la V° République. Alors que la bourgeoisie l’avait fait élire afin de réaliser une transition, intégrer un maximum de parlementarisme dans le fonctionnement de la V° République, Giscard d’Estaing se trouvait et devait se trouver de plus en plus contraint d’accentuer le caractère bonapartiste du régime, de concentrer de plus en plus le pouvoir entre ses mains, de réduire de plus en plus ouvertement l’Assemblée nationale à une chambre d’enregistrement.

Dès avant les élections présidentielles, d’importantes grèves exprimaient le mouvement en avant de la classe ouvrière : au début de l’année 1974, les mineurs de Lorraine imposent aux dirigeants syndicaux la grève, au lieu des grèves tournantes ; en avril, c’est au tour des travailleurs des banques d’imposer la grève.

Après les élections présidentielles dès le 21 juillet, les travailleurs de l’ORTF manifestent devant l’Assemblée nationale, à qui le gouvernement a soumis la loi qui disloque l’Office. Les dirigeants syndicaux réduisent à l’impuissance les travailleurs de l’ORTF en leur imposant à la rentrée les grèves tournantes, comme ils vont réduire à l’impuissance les marins du « France » qui ont spontanément débrayé et occupé le navire contre son désarmement, en les isolant.

Mais le mouvement le plus important de cette année 1974, c’est la grève des postiers. En novembre, les postiers d’un centre de tri, puis des bureaux-gares, puis l’ensemble des PTT se mettent en grève. Ils imposent la grève pour leurs revendications aux dirigeants qui n’en veulent pas. La grève prend son point d’appui sur l’ordre de grève que donnent les dirigeants FO des PTT au niveau de la région parisienne. La grève dure plusieurs semaines. Mais les postiers ne parviennent pas à imposer le front unique des organisations syndicales, à arracher l’ordre de grève générale aux fédérations des PTT, à constituer l’outil indispensable d’unification de la grève qui rassemble les organisations syndicales et les délégués de tous les centres et bureaux. Ce mouvement a un contenu politique précis : pour les revendications, contre le gouvernement Giscard‑Chirac. Les postiers ne parvenant pas à réaliser ou à imposer l’unification du mouvement, sa centralisation, le mouvement s’effrite. Les postiers sont contraints de reprendre le travail. Mais ce mouvement est l’un des plus importants depuis la grève générale de mai-juin 1968. Il s’inscrit dans la lutte des classes comme un moment capital de la maturation politique de la classe ouvrière.

Au PS et au PCF : Réalisez l’unité pour en finir avec le gouvernement Giscard‑Chirac !

Mais les résultats des élections présidentielles indiquent que le gouvernement Giscard‑Chirac et la V° République peuvent être battus et renversés en utilisant leurs propres consultations électorales. D’anciens ministres du gouvernement Messmer n’ont pas été intégrés à la nouvelle coalition gouvernementale. Ils ont fait démissionner leurs suppléants à l’Assemblée nationale et se représentent à la députation. Le 30 septembre, aux élections législatives partielles, la coalition de la V° République perd, par rapport à 1973, des milliers et des milliers de voix. Au second tour, le 4 octobre, deux anciens ministres, dont Joseph Fontanet, sont battus. En relation avec les résultats des élections présidentielles et des élections législatives partielles, un mot d’ordre s’impose : « dissolution de l’Assemblée nationale ! », mot d’ordre qui fait appel aux aspirations démocratiques des masses, lesquelles se conjuguent à leurs luttes de classe. Le 15 décembre 1974 se tient, à l’initiative de l’OCI, l’« Assemblée nationale des délégués pour que le gouvernement Giscard‑Chirac disparaisse, pour que soit porté au pouvoir un gouvernement du PCF et du PS sans ministres représentants des organisations et partis bourgeois, pour le front unique des organisations ouvrières, partis et syndicats ». Elle lance un appel au comité directeur du PS et au comité central du PCF. On y lit :

« vous vous réclamez de la démocratie parlementaire, du suffrage universel.

Nous constatons l’écrasement de l’UDR qui, le 5 mai dernier, a recueilli moins d’un sixième des voix, alors qu’à l’Assemblée nationale le parti, gaulliste, dominant l’État, l’ayant investi depuis seize ans, continue à occuper plus d’un tiers des sièges. Il y a violation de la démocratie. L’Assemblée nationale reflète un passé révolu. Elle ne représente pas le pays. Les mesures anti-ouvrières qu’elle vote (démantèlement de la Sécurité sociale, de l’ORTF, budget d’austérité) sont entachées d’arbitraire. La démocratie parlementaire et le suffrage universel vous accordent le droit d’engager une grande campagne nationale, mobilisant les travailleurs et la jeunesse, pour la dissolution de l’Assemblée nationale. Que disent encore la démocratie et le suffrage universel ? Le 19 mai 1974, les travailleurs ont voté François Mitterrand, premier secrétaire du Parti socialiste, contre Giscard d’Estaing.

Le 30 septembre 1974 dans ses fiefs, la majorité présidentielle a perdu des milliers et des milliers de voix. Deux ex‑ministres ont été battus.

La démocratie parlementaire et le suffrage universel disent : le gouvernement Giscard‑Chirac pas plus que l’Assemblée nationale sur laquelle il s’appuie n’ont aucune légitimité pour gouverner le pays.

Il ne peut, en aucun cas, se réclamer de la souveraineté populaire pour mener une politique réactionnaire aux conséquences désastreuses.

La démocratie parlementaire, le suffrage universel, la volonté populaire, vous accordent le droit de mener une grande campagne nationale mobilisant les travailleurs et les jeunes pour la disparition du gouvernement Giscard‑Chirac, pour substituer à ce gouvernement capitaliste menant le pays à la catastrophe, bafouant la démocratie, votre gouvernement, celui du Parti socialiste et du Parti communiste français sans ministres bourgeois. C’est pourquoi nous vous appelons à réaliser l’unité à laquelle aspirent la population laborieuse et la jeunesse, pour en finir avec le gouvernement capitaliste Giscard‑Chirac. »

Liant cette ligne politique au développement de la lutte des classes, à l’intervention dans les entreprises, les usines, la jeunesse, les grèves, l’OCI organise trois rassemblements le 27 avril à Lyon, Nantes et Paris, auxquels des milliers de militants, de travailleurs, de jeunes, participent.

Au printemps et au début de l’été 1975, le conflit entre les besoins et aspirations des masses et la politique des appareils s’est manifesté au cours de nombreuses et importantes grèves, notamment dans la métallurgie. Ce sont les grèves des caristes de chez Renault, de Chausson, d’Usinor, etc. Ces mouvements expriment I’aspiration au combat uni pour leurs revendications, contre le patronat et pour le gouvernement des travailleurs. Les appareils, et particulièrement l’appareil stalinien de la CGT, que la CFDT flanque le plus souvent, imposent les grèves tournantes, les journées d’action disloquantes et liquidatrices. Le 10 juillet, la direction de la CGT organise une journée d’action d’un nouveau type : des « délégations des entreprises en lutte » sont rassemblées au Champ‑de‑Mars ; au pied de la tour Eiffel, elles saucissonnent et mangent des frites. Se heurtant à la bousille systématique de leur mouvement, conscients que la lutte pour la satisfaction de leurs revendications est indissociable du combat unitaire contre le gouvernement Giscard‑Chirac et pour en finir avec lui, au cours des six derniers mois de 1975, les travailleurs hésitent à engager d’importants mouvements de grève.

Tandis que l’appareil stalinien de la CGT s’emploie à disloquer et à liquider les mouvements de grève authentiques, le PCF a engagé dès le lendemain des élections législatives partielles de septembre‑octobre 1974 une campagne contre le PS. Au cours d’une conférence de presse tenue le 10 février 1975, Marchais explique :

« Il apparaît maintenant avec netteté que la direction du Parti socialiste utilise la stratégie du Programme commun à des fins essentiellement partisanes. Elle le fait pour se renforcer et nous affaiblir, en prenant au besoin sur les campagnes que l’adversaire développe contre nous ( ... ). Je retire du congrès de Pau l’impression d’une direction et d’un premier secrétaire sûr de lui et dominateur. »

En effet, se confirme et se renforce ce que les élections présidentielles ont exprimé : l’utilisation par les masses du terrain électoral, où il apparaît de plus en plus nettement que même de ce point de vue le président de la République, son gouvernement, sa couverture pseudo‑parlementaire sont minoritaires dans le pays. Les élections cantonales de mars 1976 renforcent encore ce phénomène.

Du même coup, surgit un problème politique que la direction du PCF n’avait pas prévu : l’« Union de la gauche » ne parvient pas à endiguer l’aspiration des masses à l’unité du PS et du PCF pour en finir avec Giscard, son gouvernement, la V° République et ses institutions, et pour porter au pouvoir un gouvernement de leurs partis. Le terrain électoral peut devenir celui d’une défaite irrémédiable du régime, et ouvrir la voie à une crise révolutionnaire.

L’année 1976 est marquée par une puissante grève des étudiants. Ils se dressent contre la réforme des second et troisième cycles. Elle s’est étendue sur plus de trois mois. Les étudiants désignent leurs comités de grève. A plusieurs reprises, se réunissent des coordinations nationales des étudiants qui sont des champs de bataille entre des orientations fondamentalement opposées, staliniens et gauchistes s’opposant à la grève générale à l’Université, militants de l’AER et de l’UNEF (Unité syndicale) combattant pour. César Corte écrit dans le numéro 573 de « La Vérité » (septembre 1976) :

« Dès le 21 avril, René Maurice, secrétaire de l’UNEF‑UEC, déclarait : "Les étudiants, qui attendent une solution rapide de ce conflit, ne veulent ni crise politique, ni reddition gouvernementale, ni nouveau mai-juin 1968." Les dirigeants du SNESup opposent un non catégorique à la volonté des enseignants du supérieur qui, le 25 avril, réunis à Amiens, adoptent la résolution suivante : "L’assemblée des enseignants, membres du SGEN, du SNESup ou non syndiqués, réunis le 25 avril 1976 à Amiens, dans la journée des universitaires en lutte contre la réforme du second cycle, a constaté que les enseignants d’une majorité d’universités sont aujourd’hui en grève reconductible.

En conséquence, elle appelle les instances nationales des syndicats de l’enseignement supérieur à donner dans un délai très proche le mot d’ordre de grève nationale pour obtenir, en liaison avec les luttes étudiantes, l’abrogation de l’arrêté sur le second cycle." La logique du mouvement, c’était la grève générale de l’Université, la jonction avec les enseignants. Pour qu’il parvienne à arracher l’abrogation de la réforme du second cycle, il fallait que ce mouvement franchisse le seuil de la grève totale de l’Université, étudiants‑professeurs. Les dirigeants du SNESup, aux côtés de ceux de l’UNEF‑Renouveau, ont bloqué la réalisation de la grève générale de l’Université. Ils se sont refusés à donner l’ordre de grève aux enseignants du supérieur, malgré les demandes explicites de la coordination des enseignants d’Amiens. Et là est la raison pour laquelle le mouvement, bien qu’il ait contraint le gouvernement à des reculs, ne put arracher l’abrogation de la réforme. »

D’autres grèves ont eu lieu, comme celle des métallos de La Rochelle, que l’appareil stalinien parvient à disloquer. En revanche, la grève des instituteurs de la Seine‑Saint‑Denis pour la garantie de réemploi des suppléants à a rentrée scolaire est victorieuse. César Corte tire les conclusions suivantes :

« Par leur combat politique, unis à la base sur leurs revendications, en engageant l’action, les instituteurs de la Seine‑Saint‑Denis ont réussi partiellement à imposer le front unique, à faire jouer aux organisations le rôle pour lequel la classe ouvrière les a construites, contre ce qu’affirmaient les dirigeants, qui, parce que toute leur politique est tendue vers le maintien en place de ce gouvernement, prétendaient que ces revendications étaient irréalistes. Par la méthode de la démocratie ouvrière, lui donnant son plein contenu dans le combat de classe, ils ont arraché la victoire. Ils ont appris dans ce combat qu’ils peuvent, en décidant eux‑mêmes, en s’organisant Par le comité de grève, unissant tous les personnels, contraindre les dirigeants. C’est une leçon d’importance pour toute la classe ouvrière de ce pays. Dans cette bataille se sont renforcés et dans certains cas constitués, à l’initiative et par le combat politique des militants de l’OCI, comme instruments politiques nécessaires au combat pour le front unique, les comités unitaires de base à Aulnay, aux Lilas, à Aubervilliers, Sevran, Pantin. »

La division au secours de Giscard-Barre

Mais, en cette année 1976, la crise du régime s’accentue brutalement : la coalition Giscard‑Chirac se rompt. Elle était un colmatage de la fissure entre l’UDR ‑ cette société du 10 décembre de la V° République ‑, dont les positions clés dans l’appareil d’État étaient de plus en plus mises en cause, et ce qui allait devenir l’UDF. Giscard d’Estaing et son équipe politique investissent à leur tour l’État. La rupture a été provoquée par les résultats des élections cantonales , les grèves, la proximité des élections municipales et, un an et demi plus tard, des élections législatives . La déroute est en vue, et chacun s’efforce de tirer son épingle du jeu. Chirac se refuse à prendre en charge la politique d’« austérité » que la crise économique rampante exige. Ce sera au nouveau gouvernement Giscard‑Barre d’en assumer la responsabilité. En même temps, I’UDR ne peut casser la « majorité » à l’Assemblée nationale sans précipiter la catastrophe. Barre, présenté comme un « technicien », sera donc assisté de trois ministres d’État « politiques », Poniatowski, Lecanuet et Guichard.

Une fois encore, les appareils vont s’employer à désamorcer une explosion possible à la suite de l’accentuation de la crise du régime et de l’annonce du « plan Barre ». Le PS et le PCF continuent à considérer comme parfaitement légitime cette majorité de députés UDR et giscardiens minoritaires dans le pays, et ils le disent. La CGT, la CFDT et la FEN appellent en commun à une grève nationale le jeudi 9 octobre contre le plan Barre. Mais c’est le 17 octobre que l’Assemblée nationale prendra position sur une motion de censure PS‑PCF, qui n’obtient que 181 voix, alors que la majorité absolue est de 242 voix. Les dirigeants du PS et du PCF se sont bien gardés d’appeler à manifester ce jour‑là devant et contre l’Assemblée nationale. En conséquence, le plan Barre est adopté.

En suite de quoi, une série de grèves tournantes disloque la possibilité d’un véritable combat. D’autres mouvements sont, au cours de cette fin d’année, sabotés par les appareils.

Aux Chantiers de Saint‑Nazaire, la direction refuse de renouveler les accords salariaux qui garantissaient la parité des salaires pratiqués dans cette entreprise avec ceux pratiqués dans la métallurgie parisienne. Pour prévenir un mouvement qui s’amorce, les dirigeants CGT, CFDT et FO décident d’organiser des débrayages tournants et l’occupation du « Bellamya ». Ils provoquent le lock‑out et finalement capitulent devant la direction. Les dirigeants syndicaux isolent un autre mouvement important qui dure trois mois, celui de la Caisse d’épargne de Paris, et provoquent sa défaite.

La préparation des élections municipales étale alors au grand jour la crise de la V° République. Chirac transforme l’UDR en RPR. La lutte pour la municipalité de Paris est féroce. Chirac annonce sa candidature à la mairie de Paris contre Dominati, candidat de Giscard d’Estaing. Conjointement à l’affirmation de la crise du régime, la déconfiture électorale s’accentue et, surtout, s’affirme la poussée du PS et du PCF. En ce qui concerne les villes de plus de 30 000 habitants, les listes de la « majorité » obtiennent 46,5 % des suffrages, les listes que dirigent le PS et le PCF obtiennent 51,5 % des suffrages. La signification politique est sans équivoque : si tout se passe « normalement » aux élections législatives de l’année suivante, les partis de la V° République seront écrasés en voix et en élus, la V° République s’effondrera, la crise révolutionnaire sera ouverte. Le désarroi est total au sommet de la V° République. Un nouveau gouvernement Barre est constitué, mais dont la « base » se réduit : les ministres d’État Poniatowski, Lecanuet et Guichard disparaissent. La question de la dissolution de l’Assemblée nationale se pose ouvertement devant tous.

Des mouvements importants se produisent. Sous l’impulsion de l’OCI un combat est engagé dès le deuxième trimestre de l’année scolaire 1976‑1977 contre les décrets parus au « Bulletin officiel » de décembre 1976, qui signifient, s’ils sont appliqués, le licenciement de 10 000 maîtres auxiliaires à la rentrée de septembre 1977. Un rassemblement national se tient le 6 mars. Il appelle les enseignants du secondaire et des CET à une grève le 15 mars. 6 000 grévistes. C’est évidemment une minorité. Mais, dans ce cas, ils ouvrent une voie, celle de l’action et du combat unitaires pour la garantie d’emploi aux MA et aux MI‑SE. Le 16 mars, une coordination nationale des délégués des comités d’unité publie le texte suivant :

« Pour ces garanties, les MA, les MI‑SE, les enseignants dans les établissements ont commencé à réaliser l’unité. Ce qui est possible dans les établissements doit l’être nationalement.

Directions nationales des organisations syndicales, il est de votre devoir de réaliser l’unité pour que soit arrachée immédiatement la garantie d’emploi pour tous. Les actions engagées démontrent que le personnel enseignant attend les décisions d’action unie jusqu’à satisfaction totale de notre revendication unanime : garantie d’emploi pour tous ! » En quelques jours, 19 000 signatures sont recueillies sur cet appel. Le 17 avril, une nouvelle coordination se tient et lance l’appel suivant :

« Les MA disent : pourquoi les propositions d’action ne sont‑elles pas unifiées ?

Est‑il possible qu ’au niveau des directions nationales l’unité ne se réalise pas ?...

Grèves tournantes, division, journées d’action sans lendemain ? Les enseignants n’en veulent plus ! ( ... ) Nous nous sommes mis d’accord pour proposer aux dirigeants des syndicats une action générale unitaire et efficace : MARCHE NATIONALE SUR PARIS ! »

Ce sont aussi les dockers du port de Dunkerque qui décident la grève générale jusqu’à satisfaction de leur revendication : maintien de la réglementation du travail sur le nouveau quai aux aciers, réglementation qui oblige à la présence de deux dockers lors de toute opération. Ils exigent également que ce quai soit exploité comme un quai public et commercial, et que les salaires qui y seront pratiqués soient ceux du port de commerce. Le syndicat du port de Dunkerque dirige la grève. Tous les dockers sont syndiqués. Pourtant, les dockers élisent leur comité de grève. En fait, une lutte ouverte oppose la fédération CGT des ports et docks, le bureau confédéral que Krasucki représente, et la direction du syndicat des dockers du port de Dunkerque. La direction de la CGT est pour l’acceptation de la réglementation qu’Usinor veut imposer. Les dockers sont victorieux.

Le 24 mai, l’ensemble des centrales ayant conjointement appelé à une grève générale de vingt‑quatre heures, la grève est totale.

Pour l’appareil stalinien, il faut à tout prix briser le processus qui se développe. Ce sera d’abord la conclusion du « mouvement » des travailleurs du « Parisien libéré ». Après deux ans d’« actions rodéo », de solidarité financière opposée à la grève générale de la corporation, un accord est signé entre la fédération du livre CGT, le patron d’alors du « Parisien libéré » et le gouvernement, accord qui est une pure et simple application des projets patronaux de rationalisation, de déqualification, de licenciements.

Mais l’essentiel est à ce moment d’empêcher à tout prix la défaite des partis de la V° République aux élections législatives. La direction du PCF engage l’attaque qui aboutira à la rupture avec le PS, le prétexte invoqué étant la nécessité d’une « réactualisation du Programme commun ». Voici comment « La Vérité » n° 579 (décembre 1978) apprécie la politique du PCF :

« Une majorité de députés du PCF et du PS à la prochaine Assemblée nationale est du domaine du possible.

Mais ce serait un double échec de la politique de l’« Union de la gauche ». Premièrement : défaite des partis de la V° République que l’« Union de la gauche » conforte. Deuxièmement : la ligne de retraite de la constitution d’un gouvernement d’Union de la gauche qui subordonne le prolétariat à la bourgeoisie, au travers de ses partis, deviendrait difficile à défendre et à tenir. Le vote classe contre classe ‑ au premier tour vote pour le parti ouvrier de son choix, au deuxième tour désistement pour le candidat du parti ouvrier ayant obtenu le plus de voix au premier tour, report de toutes les voix sur lui ‑, en permettant que soit élue une majorité de députés du PS et du PCF, porterait le coup final à la V° République agonisante. La crise révolutionnaire s’ouvrirait. Porter au pouvoir un gouvernement du PS et du PCF sans ministres représentant des organisations et partis bourgeois découlerait logiquement du résultat des élections. Dès lors que cette éventualité devenait vraisemblable et proche, la direction stalinienne du PCF se lançait, sur l’ordre du Kremlin, à corps perdu dans la bataille pour éviter par tous les moyens la défaite des partis intégrés à la V° République et pour empêcher à tout prix qu’une majorité de députés du PCF et du PS soit élue aux prochaines élections législatives. La bureaucratie du Kremlin apportait son soutien ouvert au gouvernement Giscard‑Barre en recevant ce dernier à Moscou, et ensuite le ministre Bourges. Brejnev déclarait espérer recevoir Barre à Moscou l’année suivante, c’était dire qu’il souhaitait la victoire des partis de la VI République aux prochaines élections. Aux dirigeants du PCF revenait la tâche de chercher et de trouver un prétexte pour rompre avec le parti socialiste. Ce prétexte, ce fut l’"actualisation du Programme commun." »

Dès lors, les dirigeants du PCF engagent une campagne forcenée de division contre le PS, accusé d’être responsable de tous les maux, de trahir le « Programme commun de gouvernement ». A la conférence nationale du PCF qui se tient les 7 et 8 janvier 1978, Marchais affirme :

« Si la politique poursuivie par le Parti socialiste était mise en œuvre non seulement il n’y aurait pas de changement, mais les conditions seraient créées pour que la bourgeoi­sie aggrave encore sa politique d’aus­térité et d’inégalité avec plus de com­modité pour elle. C’est ce qui se passe avec les gouvernements social­-démocrates de Grande‑Bretagne, d’Allemagne fédérale, et d’ailleurs. » Le PCF refuse de s’engager au désistement automatique au second tour. De toutes ses forces, l’appareil stalinien conforte Giscard‑Barre, Chi­rac, la V° République et ses institu­tions, et il dit : mieux vaut Giscard d’Estaing, l’UDF, le RPR, que le PS et François Mitterrand. Evidemment, il faut empêcher la classe ouvrière de se mobiliser, de combattre et de vain­cre selon ses propres méthodes de lutte, dont la grève. L’appareil stalinien de la CGT, épaulé par la CFDT, impose une fois encore au mois de décembre 1977 les grèves tournantes disloquantes à l’EDF, où se pose la question des salaires, les électriciens et gaziers n’acceptant pas l’accord sala­rial que FO a signé. A la SNCF, les fédérations CGT, CFDT, CGT‑FO, CFTC liquident par une grève étalée sur trois jours, les 9, 10 et 11 décembre, la résistance à la conduite par un seul agent. Le gros oeuvre est accompli chez Michelin, où le mouvement spontané des travailleurs a réalisé la grève des usines de Clermont‑Ferrand contre le travail le samedi matin, que la direction veut réintroduire, et la reprise du travail le dimanche à 22 heures ‑ le semi‑continu.

Les travailleurs de chez Michelin ne se sont pas dotés d’un organisme centralisant et dirigeant leur grève. C’est la faiblesse du mouvement. L’appareil, lui, reste centralisé, et il est sûr dans ces conditions de rétablir son contrôle. C’est ce qui se produit. Au bout de dix jours, l’appareil stalinien de la CGT, flanqué de la CFDT, liquide la grève.

Malgré tout, au premier tour des élections législatives de 1978, une majorité de voix se porte sur les candidats du PS et du PCF. Cependant cette majorité est limitée et, compte tenu du découpage électoral, compte tenu du fait que le PCF n’appelle que dans la soirée du 13 mars au désistement en faveur du PS là où les candidats socialistes devancent au premier tour ceux du PCF, le RPR et l’UDF, minoritaires dans le pays, obtiennent la majorité en députés élus à l’Assemblée nationale. Le désastre immédiat est évité.

L’appareil stalinien s’engage à fond

Deux ans se sont écoulés depuis les élections législatives de mars 1978. Le recul du temps permet de mieux constater que la classe ouvrière n’a pas subi de défaite politique à ce moment. Au moment même des élections, une grève de la Caisse d’allocations familiales de Paris avait lieu. Elle s’est poursuivie après les élections. Elle a duré soixante‑six jours. Quelques semaines plus tard, les machinistes de la RATP débraient spontanément pour arracher leurs revendications. 19 dépôts sur 22 s’engagent dans la grève. Mais, une fois encore, les machinistes ne sont pas dotés d’un organisme qui centralise et dirige leur grève, assure son unité. Les appareils CGT, CFDT, FO et Autonomes ont les mains libres. Ils sont sûrs d’être en mesure de disloquer et de liquider la grève à un moment ou à un autre.

Immédiatement après les élections législatives, d’autres importants mouvements : une nouvelle grève des OS de Renault‑Flins, la grève des travailleurs des arsenaux.

La grève des arsenaux commence à l’initiative des ouvriers de l’Arsenal de Brest le 12 juin. La fédération FO lance l’appel à la grève générale des arsenaux. Elle s s’étend aux 100 000 travailleurs des arsenaux qui réclament le retour à la parité entre leurs salaires et ceux de la métallurgie de la région parisienne. L’OCI diffuse un appel qui reçoit 850 signatures :

« Nous demandons que, dans l’unité, avec nos organisations syndicales et à leur appel, puisque c’est de Paris que Raymond Barre et Yvon Bourges prétendent nous imposer leur loi en s’appuyant sur l’Assemblée nationale truquée, les syndicats réalisent l’unité pour appeler tous les travailleurs de tous les arsenaux à manifester le même jour au Palais-Bourbon, et pour cela organisent la montée en masse sur Paris. »

Là encore, en l’absence d’une direction centralisée de la grève, incluant les syndicats mais représentation des travailleurs en lutte, les appareils parviennent à liquider la grève sans que satisfaction ait été arrachée. C’est au cours de ce mois que la question de Manufrance est ouvertement posée. A l’initiative de l’OCI, 4 620 travailleurs de Saint‑Étienne signent l’appel que contresignent plusieurs dizaines de milliers de travailleurs :

« Sur quel objectif combattre ?

Il y a la politique des manifestations tous azimuts dans Saint‑Etienne, la politique des manifestations tenues éloignées du centre des décisions gouvernementales et de son Assemblée nationale désavouée.

Il y a la politique des délégations restreintes, qui n’ont pas empêché le gouvernement capitaliste d’avancer sur la voie des licenciements à Manufrance. C’est cette politique qui a permis la liquidation du "Parisien libéré ".

Il y a les 4 620 travailleurs de Saint‑Etienne qui demandent l’unité pour la montée en masse sur Paris contre l’Assemblée nationale.

Que craint le patron Gadot‑Clet ? Que craignent les capitalistes ?

Ce que les capitalistes et leur gouvernement craignent par‑dessus tout, c’est que se réalise l’unité des travailleurs et de leurs organisations contre leur politique dévastatrice.

Ils savent qu’ils sont en minorité.

L’unité des organisations ouvrières pour aller, de toute la France, par milliers, à Paris, pour signifier à ce gouvernement : "C’est assez !", c’est la volonté des masses laborieuses de ce pays, qui refusent de s’incliner devant ce gouvernement et qui veulent le combattre.

C’est la volonté du 12 mars faut l’organiser !

Travailleurs, jeunes, nous nous adressons à vous.

Reprenez tous notre appel.

Signez‑le tous.

Faites‑le signer.

Rejoignez les comités pour l’unité pour que les dirigeants prennent en compte ce que nous voulons tous :

Que les dirigeants réalisent un accord sur un objectif de combat uni et centralisé contre le troisième gouvernement Barre et sa cascade de mesures anti-ouvrières. »

Saint‑Etienne, le 16 juin 1978.

Sur le plan électoral, la poussée de la classe ouvrière et des masses populaires a de nouveau l’occasion de se manifester.

Le Conseil constitutionnel a invalidé cinq élections. A la fin de l’été et au début de l’automne 1978, cinq élections partielles ont donc lieu : cinq défaites écrasantes du RPR, de l’UDF et donc de Giscard d’Estaing ; quatre députés du PS, un du PCF, sont élus ; de La Malène (RPR), J.‑J. Servan‑Schreiber (UDF) sont battus. Partout, le PS et le PCF dépassent 50 % des voix, 58 % à Nancy. Le PS est le grand bénéficiaire en élus et en voix.

Cette poussée si politiquement significative s’accentue encore aux élections cantonales de mars 1979 : au premier tour, les candidats PS et PCF totalisent 55,11 % des suffrages exprimés. La poussée particulière du PS se confirme et s’accentue.

La crise politique de domination de classe de la bourgeoisie, la faillite du régime politique de la V° République se renforcent d’autant mais, de plus, elles se conjuguent aux contradictions générales de l’impérialisme, et notamment sur le plan économique. Si bien que, malgré sa crise, en dépit des rapports de forces entre les classes et en fonction de la logique du système politique et des impératifs économiques du capital, le gouvernement Giscard-Barre engage une offensive économique sans précédent depuis des décennies contre la classe ouvrière, la jeunesse et les masses exploitées : c’est une offensive tous azimuts qui vise à organiser la baisse du pouvoir d’achat, des centaines de milliers de licenciements, la polyvalence, la déqualification, le démantèlement de l’enseignement, de la santé, de la Sécurité sociale, etc.

Une contradiction véritablement explosive ne cesse de croître. D’une part, il y a la tendance du mouvement des masses à réaliser et à imposer l’unité, à en finir avec le gouvernement Giscard‑Barre, cette Assemblée nationale, la V° République. Cette tendance s’exprime aussi bien au cours de grèves, de mouvements réels que les travailleurs et les jeunes parviennent à réaliser, sans être encore cependant en mesure de les pousser jusqu’au bout, qu’au travers des résultats électoraux. Il y a la crise mortelle du régime. D autre part, il y a cette offensive sans précédent contre les masses.

Cette contradiction est aujourd’hui contenue uniquement par la politique des appareils syndicaux et des partis ouvriers, que la politique du PCF et de l’appareil stalinien ordonne. Il faut qu’ils aillent plus loin dans le sabotage des luttes ouvrières, dans la division. Ils doivent aller jusqu’à prendre directement en charge l’application de la politique d’agression contre les masses du gouvernement et de la bourgeoisie.

Se rendant parfaitement compte de cette contradiction explosive, au lendemain des élections législatives Giscard d’Estaing a proposé l’« union nationale ». Mais les rapports politiques entre les classes et à l’intérieur des classes n’ont pas permis sa mise en oeuvre. Le Parti socialiste ne peut participer au gouvernement de la V° République, ou même le soutenir, sans se condamner, se disloquer, se liquéfier. L’expérience Mollet a été significative. Si une telle expérience était renouvelée, la dislocation du PS irait infiniment plus vite. Le PS est un parti ouvrier‑bourgeois adapté à un régime parlementaire et non au bonapartisme. En outre, du point de vue de la bourgeoisie, le PS est une roue de secours indispensable, un recours nécessaire pour le moment inéluctable où la V° République s’effondrera et où s’ouvrira la crise révolutionnaire.

Mais, même du point de vue des rapports avec la classe ouvrière, l’« union nationale » ouvertement proclamée, comme au moment de la Libération et après, est impossible. Le PCF, l’appareil de la CGT ne peuvent dire à la classe ouvrière, à la jeunesse, aux masses : « Nous participons ou nous collaborons au gouvernement : il faut produire d’abord, la grève est l’arme des trusts. » C’est d’une tout autre façon qu’il leur faut prendre en charge la défense du régime et la mise en place de la politique du patronat et du gouvernement : par la division, en ayant recours à la bousille du combat réel, d’une mobilisation réelle de la classe ouvrière, de la jeunesse et des masses, au nom de « la lutte, la lutte », « l’action, l’action ». Pendant ces deux dernières années, le PCF et l’appareil de la CGT ont, sur cette ligne, réalisé des exploits.

La façon dont la résistance des métallurgistes au « plan acier », qui implique des milliers de licenciements, a été disloquée (démarches auprès des parlementaires UDF et RPR pour qu’ils ne votent pas le « plan acier » en octobre 1978 ; pseudo‑marche sur Paris le 23 mars 1979) est un exemple du genre. Le cas de Manufrance en est un autre, comme également la liquidation au bout de cinquante‑huit jours de la grève des ouvriers de l’Aisthom‑Belfort du 27 septembre au 26 novembre 1979. L’appareil stalinien de la CGT s’efforce de neutraliser la classe ouvrière en organisant une infinité de grèves tournantes ‑ dont il est impossible de tenir la comptabilité ‑, en se faisant le champion de la division syndicale, ce qui convient parfaitement aux appareils des autres centrales syndicales. Ensemble, ils coopèrent avec le patronat et signent de nombreux accords liquidant l’enseignement professionnel, instituant par l’établissement de la classification par niveaux la polyvalence et la déqualification, discutant avec lui de l’établissement de l’horaire annuel, du travail à mi‑temps, des horaires variables. Ensemble, ils désarment la classe ouvrière et donnent tous les moyens au gouvernement de « réformer la Sécurité sociale », d’instituer les stages des élèves et des enseignants en entreprise et, inversement, la pénétration des agents du patronat dans l’enseignement, etc.

La clé de voûte de ce dispositif est néanmoins la politique de division que pratique la direction du PCF contre le PS. La raison est évidente, il faut boucher à la classe ouvrière toute perspective politique, pour que le gouvernement Giscard‑Barre, l’Assemblée nationale et la V° République dont la situation s’est encore aggravée au cours de l’année 1979 survivent. Quelle que soit son habileté, l’appareil stalinien n’a pu empêcher les explosions politiques où les travailleurs ont affronté les CRS, l’appareil d’État, à Saint‑Chamond, Nantes, Valenciennes, Longwy, Denain. Les élections cantonales lui ont porté un nouveau coup. Giscard d’Estaing en a témoigné :

« Il a fallu beaucoup de doigté, beaucoup d’attention cet hiver, au moment des tensions les plus extrêmes, pour éviter que la société française se déchire. » La crise de la V° République est devenue purulente : les scandales de toute sorte, de toute nature, éclaboussent les plus hauts personnages du régime, de Giscard d’Estaing à son ami Poniatowski. Plus important encore que leur existence est le fait qu’ils soient révélés fort opportunément par la presse, ce qui situe les rapports existant à l’intérieur et jusqu’au sommet de l’appareil d’État. La session de l’Assemblée nationale de l’automne 1979 a été celle de l’utilisation massive de l’article 49‑3. Ministres ou anciens ministres se suicident ou sont assassinés. Et, pendant ce temps, la marche à la crise économique s’accélère : hausse des prix, chômage, etc. C’est au niveau de l’Assemblée nationale, de la question du gouvernement, qu’il faut absolument boucher toute perspective à la classe ouvrière, à la jeunesse, aux masses exploitées. Il faut donc affirmer et réaffirmer la légitimité de cette Assemblée nationale, en dépit des règles démocratiques les plus élémentaires. Il faut conjointement dénoncer le PS, diviser sur le terrain immédiatement politique. En fin de compte, cela conditionne la possibilité de bloquer et de disloquer tout combat réel de la classe ouvrière, de la jeunesse, des masses exploitées. Assurer la pérennité de la V° République et de ses institutions, là est l’essentiel.

Préparer, se préparer à la grève générale

Il faut revenir directement à la question de la grève générale et comprendre la signification de ce que Rosa Luxemburg a écrit :

« Ce n’est pas la grève en masse (la grève générale) qui produit la révolution, c’est la révolution qui produit la grève en masse. » En France, aujourd’hui, c’est parce que la question du gouvernement se pose directement et de façon brûlante, c’est parce que la crise de la V° République atteint son point extrême, c’est parce que la crise révolutionnaire est imminente que la question de la grève générale est à l’ordre du jour pour achever ce que la grève générale de mai-juin 1968 a commence : en finir avec la V° République, engager le processus révolutionnaire.

La grève générale qui se prépare s’est élaborée, préparée, et continue à s’élaborer dans tous les mouvements de la lutte des classes, au travers de tous les rapports politiques qui, partant de la grève générale de mai-juin 1968, se sont développés au cours de la longue agonie de la V° République.

Une chose est certaine, elle jaillira du plus profond des masses, de leur « spontanéité », en submergeant les appareils, les obstacles qu’ils dressent, leur politique. Dans une certaine mesure, ce sont les appareils, et plus particulièrement l’appareil stalinien de la CGT, le PCF, qui préparent la grève générale. Le soutien frénétique qu’ils apportent à Giscard‑Barre et à la V° République, et leur collaboration étroite avec le capital exigent qu’ils bouchent toutes les issues à la classe ouvrière et à la jeunesse. Ainsi bloquent‑ils la voie électorale. Les masses ont cependant conscience que dans chaque scrutin se dégage une majorité PS‑PCF. Elles en concluent d’abord qu’il faut en finir avec la division ; ensuite, que ce régime est antidémocratique ; enfin, qu’il leur faudra employer leurs propres méthodes et moyens, leurs propres formes d’action pour réaliser leur unité, imposer le front unique, en finir avec ce gouvernement, ce régime, arracher leurs revendications, porter au pouvoir « leur » gouvernement. Ces méthodes, ces moyens, ces formes d’action se concentrent à un moment donné dans la grève générale. Les appareils, particulièrement l’appareil stalinien de la CGT, disloquent, liquident les mouvements, les grèves réelles. Ils le peuvent car ils sont, eux, organisés et centralisés. La classe ouvrière apprend à ses propres dépens que débrayer, réaliser « spontanément » la grève, engager le combat ne suffit pas, qu’il faut l’organiser, le centraliser, constituer une direction placée sous son contrôle : c’est à partir de cette expérience que se constitueront les comités de grève, d’organisation et de direction du combat, et cela à tous les niveaux. Avec la grève générale de mai-juin 1968 et après elle, la classe ouvrière, la jeunesse, les masses exploitées ont accumulé une expérience politique d’une richesse inouïe. C’est elle qui jaillira sous l’apparence de la pure « spontanéité » lorsque la classe ouvrière se rassemblera comme classe contre les exploiteurs dans la grève générale.

C’est dire que la grève générale se prépare dans le quotidien. Le XIX° de l’OCI qui se tenait en juin 1974 lançait la formule : « préparer la révolution, se préparer à la révolution ». Sur cette ligne, l’OCI s’est totalement engagée. Elle s’est engagée à chaque fois qu’il lui était possible dans la préparation et le développement des luttes efficaces de la classe ouvrière et de la jeunesse. Elle s’est engagée en d’importantes campagnes politiques nationales. Bien sûr, il n’est pas possible ici de suivre pas à pas cette action politique dans chacune de ses manifestations. Mais il faut rappeler que, dès 1974, l’OCI s’engageait dans une vaste campagne d’agitation et d’organisation politique pour que le PS et le PCF s’unissent et appellent les masses à imposer la dissolution de l’Assemblée nationale.

Le thème central de toute l’action politique de l’OCI a été : rupture avec la bourgeoisie ; sur tous les terrains, front unique des partis ouvriers pour en finir avec la V° République, son président, son gouvernement, son Assemblée nationale, ses institutions, et pour porter au pouvoir un gouvernement PS‑PCF sans ministre bourgeois ; aider à dégager l’initiative des masses. A la fin de l’année 1977 et jusqu’à la veille des élections législatives de 1978, l’OCI est à l’initiative d’une vaste campagne pour exiger du PCF qu’il s’engage à se désister pour les candidats du PS au second tour là où ses candidats arriveraient après eux au premier tour. Au début de l’année 1980, l’OCI prend une nouvelle initiative nationale : une lettre ouverte à François Mitterrand et à Georges Marchais. Elle leur dit :

« Vous le savez mieux que personne, la Constitution de 1958‑1962, que vous avez dénoncée à l’époque comme antidémocratique, a transformé le Parlement dont vous vous réclamez en un Parlement croupion.

Ainsi, non seulement la démocratie parlementaire est un leurre sous le régime de la V° République, mais le recours multiplié à l’article 49‑ter démontre avec éclat que le président de la République, de qui procède en dernière analyse la loi, n’a même plus le soutien de la partie RPR de sa fausse majorité.

S’opposer réellement dans les faits à l’utilisation par Giscard‑Barre d’un pouvoir arbitraire, c’est respecter la démocratie.

Mais comment cela est‑il possible avec la division ? » Les militants de l’OCI et de la LCI ont rassemblé sur cette lettre 85 000 signatures. Ils ont constitué des comités d’initiative et d’unité et préparé une conférence nationale de ces comités. Elle s’est tenue les 15 et 16 mars 1980. Mesurant les aspirations de la classe ouvrière, un délégué a dit :

« Nos revendications ? Il y en a des centaines et il n’y en a qu’une : il faut renverser le gouvernement. »

Aucune revendication n’est négligeable. Toutes doivent être arrachées. La revendication qui les concentre toutes est celle du renversement du gouvernement ! Arracher les revendications dépend totalement d’une orientation qui s’inscrit dans le combat politique pour en finir avec le gouvernement. C’est pourquoi les grèves de masse, la grève générale sont à l’ordre du jour. Mais c’est aussi pourquoi le combat politique pour que se réalise le front unique des organisations ouvrières et particulièrement des partis ouvriers, le PS et le PCF, puisqu’il faut en finir avec le gouvernement Giscard‑Barre, la V° République et ses institutions et mettre au pouvoir un gouvernement de ces partis sans représentants des organisations et partis bourgeois, est aussi à l’ordre du jour.

Plus haut, cet article a souligné combien les illusions des masses sur la grève générale se suffisant à elle-même les ont désarmées et ont laissé les mains libres aux appareils pour disloquer. et liquider la grève générale de mai-juin 1968. Il faut également rappeler que, plus ou moins nettement, l’OCI a partagé cette illusion. C’est ainsi que si l’OCI a mis au centre de son combat politique la préparation de la grève générale avant mai‑juin 1968, si au cours de la grève générale elle a combattu pour la constitution du comité central de la grève générale, elle n’a pas mis au centre de cette activité la réalisation du front unique entre la SFIO et le PCF pour renverser le gouvernement, elle n’a pas lutté avec suffisamment de force au cour de la grève générale pour un gouvernement de la SFIO et du PCF.

Tout le mouvement, toutes les aspirations, toute l’expérience politique de la classe ouvrière, de la jeunesse, des masses, sont en contradiction avec la politique des appareils de soutien au gouvernement, à sa politique, à la V° République, que le PCF et l’appareil stalinien de la CGT ordonnent.

Pourtant, d’autant plus qu’il s’agit du prolétariat dans son ensemble, et non d’une couche de militants ou même de travailleurs plus ou moins » politisés » (comme certains disent), qu’il s’agit de sa mobilisation comme classe contre la bourgeoisie comme classe, ce mouvement, ces aspirations, cette expérience les amènent à vouloir intensément la réalisa­tion du front unique entre les organisations ouvrières qui les organisent, ou dont elles estiment qu’elles les représentent (bien ou mal) politiquement. Pour arracher n’importe quelle revendication, pour s’engager dans n’importe quel combat réel, les travailleurs ressentent la nécessité du front unique de leurs direction de organisations et le veulent. A bien plus forte raison lorsqu’il s’agit de la revendication des revendications, en finir avec ce gouvernement, laquelle appelle la question : quel autre gouvernement porter au pouvoir ? C’est pourquoi le mouvement vers la grève générale et pour résoudre la question gouvernementale est également le mouvement pour réaliser le front unique des organisations ouvrières, parti­culièrement entre le PS et le PCF. L’action politique en vue de préparer la grève générale, « le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs », a en son centre la lutte politique pour la réalisation du front unique des organisations ouvrières, particulièrement des partis ouvriers.

La Conférence nationale des comités d’initiative et d’unité des 15 et 16 mars 1980 a tout centré sur l’action politique pour la réalisation du front unique entre le PS et le PCF. Ainsi s’insère-t-elle dans la préparation de la grève générale. Il n’y a nulle opposition entre l’action politique pour la de grève pour diriger directement la réalisation du front unique et l’affirmation que la grève générale se réalisera par le mouvement du prolétariat lui-même. Car, encore une fois, la « spontanéité » des masses est historiquement déterminée, elle se développe dans une direction : réaliser leur unité, réaliser le front unique de leurs organisations. Les travailleurs constituant leurs comités de grève se dotent d’organismes qui les représentent, dirigent leurs combats, et dans ce sens réalisent leur unité, mais qui, pour réaliser leur unité, englobent leurs organisations. Ainsi que Trotsky l’a expliqué, les soviets sont le parlement et l’exécutif des masses, ils sont aussi la plus haute expression de la réalisa­tion du front unique ouvrier.

La grève des instituteurs de Paris du mois de mars a illustré ce rapport. Les instituteurs ont engagé la grève de leur classe, ce mouvement, ces aspirations, propre initiative, ils ont commencé à constituer des comités de grève, en même temps qu’ils exigeaient des diri­geants du SNI que le syndicat joue son rôle en appelant à. la grève. La direc­tion de la section départementale de Paris a appelé à la grève limitée à deux jours, les lundi 10 et mardi 11 mars, et à une manifestation pour le mardi 11. Des milliers et des milliers d’instituteurs ont manifesté. Mais alors que la section parisienne du SNI voulait diriger la manifestation vers l’Hôtel‑de‑Ville, les instituteurs sont allés au ministère, chez Beullac. Ensuite, des centaines et des centaines d’instituteurs sont allés au siège du SNI, dire aux dirigeants :

« Assez de journées d’action ! Grève générale jusqu’à satisfaction ! Dirigeants, appelez ! » A la conférence des comités d’initia­tive et d’unité des 15 et 16 mars, un intervenant soulignait :

« Il y a dans cette grève l’expres­sion d’ensemble de la politique que nous devons mettre en œuvre. Les instituteurs se lancent dans la bataille en élisant leurs comités de grève et s’adressent à leurs dirigeants. La grève générale est la seule possibilité de vaincre ce gouvernement sur le ter­rain de la lutte des classes. Comment cette possibilité peut-elle devenir réalité ? Il y a un même mouvement des travailleurs constituant leur comité de grève, et posant la question de la res­ponsabilité des dirigeants.

Nous n’avons bien sûr aucune illu­sion, les dirigeants savent ce qu’ils font. Cependant, en posant la question de la grève générale, les instituteurs s’adressent non seulement à l’ensemble de leurs collègues, ouvrant la voie du combat contre le ministère, mais encore, au‑delà, ils expriment au niveau le plus élevé le mouvement de toute la classe ouvrière. En posant le problème de la responsabilité des dirigeants, les instituteurs, par leur grève, appellent les travailleurs dans leur ensemble à combattre pour se saisir de leurs organisations, à donner par là encore une réponse à la question clé : s’unir pour renverser le gouvernement, s’unir pour un nouveau gouvernement, un gouvernement des partis ouvriers sans ministre bourgeois. »

Diverses grèves ont eu le même sens que celle des instituteurs parisiens, notamment dans les PTT. A Carcassonne, à Montpellier, les préposés ont imposé l’unité, leur mouvement a été victorieux. Au centre de tri du PLM, le personnel a imposé la grève. Les dirigeants se sont opposés à l’assemblée générale de toutes les brigades pour unifier la grève, comme ils ont refusé d’appeler les personnels à manifester ensemble à la direction des services des ambulants responsable de la modification des roulements et des effectifs. Finalement, ils ont réussi à briser la grève.

Pour casser le mouvement des instituteurs et des enseignants, les dirigeants du SNI, du SNES, de la FEN ont programmé des grèves tournantes. Pourtant, la volonté d’unité et de grève générale des enseignants a fait de la grève de 48 heures des 24 et 25 avril une démonstration nationale d’une puissance inégalée depuis douze ans. La question qui se pose est évidemment : et maintenant ? La réponse de « L’Humanité » est : replonger dans les grèves tournantes, les journées d’action. Celle des dirigeants de la FEN et du SNI n’est pas encore connue. Celle des centaines de milliers d’enseignants, qu’il s’agit de formuler, n’est pas douteuse : « Assez de journées d’action ! Grève générale jusqu’à satisfaction ! Dirigeants, appelez ! »

Ces exemples illustrent comment se combinent l’initiative des masses qu’il s’agit de dégager, et l’aspiration à la réalisation du front unique qu’il s’agit d’imposer. Ils illustrent aussi coin, ment se combinent les grèves réelles dans une entreprise, une corporation, et la préparation de la grève générale. Le dénominateur commun de tout ce processus ne peut être que politique. Il doit joindre réalisation du front unique pour en finir avec le gouvernement, cette Assemblée nationale, pour porter au pouvoir un gouvernement des partis ouvriers sans ministre bourgeois, et combat pour les revendications, ouverture d’une voie pour l’initiative des masses.

Ces extraits d’un tract de l’OCI donnent ainsi qu’une épure la ligne de combat qui prépare la grève générale :

« L’Assemblée nationale va siéger à partir du 2 avril. L’Assemblée nationale va "adopter " cette loi en mai. (Il s’agit de la loi Berger‑NDLR)

Les députés du PCF et du PS feront, sans l’ombre d’un doute, des discours où ils condamneront la loi. Ils voteront contre la loi.

Et la loi passera néanmoins, l’expérience le prouve ! Pourquoi les dirigeants du PCF et du PS n’appellent‑ils pas des millions de travailleurs à manifester, dans l’unité, contre l’Assemblée nationale le jour du vote de la loi Berger ?

84 000 travailleurs et jeunes ont signé la lettre d’unité à G. Marchais et F. Mitterrand.

Des millions de travailleurs veulent en finir avec ce gouvernement.

Unité PCF‑PS !

Ce gouvernement veut faire adopter la loi Berger en mai !

Il y a urgence !

Unité des travailleurs et des organisations pour la manifestation centrale le jour du vote de la loi Berger !

Dirigeants du PCF et du PS, appelez à manifester !

Nous irons manifester dans l’unité contre la loi Berger, contre l’Assemblée nationale ! »

Le rapport préparatoire au XXIV° Congrès de l’OCI insiste :

« Plus le moment du dénouement de la crise politique en crise révolutionnaire approche, plus le levier de la "démocratie" utilisé comme nous venons de l’exposer devient décisif, mais plus l’OCI doit conserver strictement son caractère de classe, et ne pas laisser les revendications de classe se noyer dans la "démocratie" en général. »

D’une certaine façon, la politique de l’appareil stalinien, en évitant que la majorité en voix PS‑PCF se transforme en majorité en élus, se tourne en son contraire : les masses sont amenées à rechercher une issue sur leur propre terrain, avec leurs propres méthodes, dont la grève générale.

La ligne politique que les extraits du tract de I’OCI exprime fait appel aux aspirations démocratiques des masses, comme toutes les campagnes politiques que l’OCI a menées, plus particulièrement de juin 1974 (pour la dissolution de l’Assemblée nationale) jusqu’à l’automne 1977 (pour une majorité en voix et en élus des partis ouvriers aux élections de mars 1978) et, depuis, pour balayer cette Assemblée nationale dont la majorité de députés, couverture du gouvernement Giscard‑Barre, est minoritaire dans le pays. Cependant, elle ne fait aucune concession à la « démocratie en général » ; tout au contraire, elle utilise le levier de la « démocratie » pour la réalisation du front unique, la mobilisation des masses sur leur propre plan, selon leur propre méthode, contre cette majorité d’élus à l’Assemblée nationale et ce gouvernement minoritaire dans le pays, qui organisent contre les masses une offensive sans précédent depuis des dizaines d’années. C’est pourquoi elle est la ligne directrice de la préparation de la grève générale, et de tout mouvement particulier pour les revendications qui s’insèrent nécessairement dans la préparation de la grève générale.

A sa manière, l’appareil stalinien témoigne de ce que la grève générale se prépare. Pour tenter de relancer les « journées d’action » les grèves tournantes et dislocantes, la direction de la CGT a dû faire référence au « tous ensemble » en la personne de Krasucki. Elle l’a fait pour saboter la préparation de la grève générale, comme elle « organise » des pseudo‑marches sur Paris pour saboter d’authentiques marches sur Paris. La première mesure de sabotage c’est l’accentuation de la politique de division, y compris la rupture avec la CFDT. La deuxième mesure a été de faire de la journée du 24 avril un salmigondis de mouvements partiels, de débrayages ici, de rodéos là, etc. Néanmoins, les rapports entre les classes sont tels que ces manœuvres de grand style ne font que souligner la nécessité du front uni­que aussi bien au niveau des centrales syndicales qu’au niveau des partis ouvriers, l’exigence d’aller véritable­ment vers la grève générale pour qu’il en soit ainsi, et que la classe ouvrière, la jeunesse, les masses exploitées s’en donnent les moyens.

Bien évidemment, l’OCI n’a pas une position objectiviste. Elle prépare la grève générale en rassemblant une avant‑garde : les meetings qui se tiendront à Paris et en province à la fin du mois de mai mesureront l’importance de la force que l’avant‑garde aura été capable de rassembler. De même, LOCI prépare la grève générale en se construisant elle‑même.

La grève générale qui se prépare sera nourrie de l’expérience politique que les masses ont acquise au cours de la grève générale de mai‑juin 1968 et depuis. Vraisemblablement, le besoin créant l’organe, des comités de grève surgiront, dans lesquels les dirigeants à tous les niveaux prendront place. Les masses tendront de toutes leurs forces à imposer l’unité des organisations ouvrières, syndicats et partis, à arracher l’ordre de grève générale, à réaliser le comité central de la grève générale. Elles voudront en finir avec le gouvernement et le régime politique actuels, porter au pouvoir un gouvernement de leurs partis, le PS et le PCF. Tout au moins, c’est sur cette voie qu’elles s’engageront_ Jusqu’où pourront‑elles aller ? Il n’y a pas de réponse à une telle question. Cela dépendra de multiples facteurs, dont le rôle que l’organisation qui construit le parti révolutionnaire sera en mesure et capable de jouer.

Encore faut‑il prendre garde que « grise est la théorie, vert est l’arbre de la vie », c’est‑à‑dire se garder des schémas pré‑établis. Il y a des lignes de développement et de multiples combinaisons et rapports concrets qui ne peuvent être prévus.

La grève générale se prépare, elle est d’ores et déjà en gestation. L’OCI combat pour la préparation de la grève générale, son élaboration dans la lutte politique et les processus concrets de la lutte des classes, parce qu’elle est « le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs, le début classique de la révolution, ». Or la crise de la bourgeoisie amène inéluctablement à la crise révolutionnaire. L’OCI la prépare et s’y prépare. Mais elle sait que la grève générale ne se suffit pas à elle‑même, qu’elle s’intègre au processus révolutionnaire mais qu’elle n’en est qu’une composante. Elle n’idéalise pas la grève générale.

Enfin : la grève générale est en gestation ; il faut la préparer et s’y préparer. Pourtant, il n’est pas écrit que c’est la grève générale qui en finira avec le gouvernement, cette Assemblée nationale, la V° République. Personne ne peut dire quel événement en finira avec eux, comment la V° République, déjà mortellement atteinte, finira. Par contre, il est sûr que, quelle que soit la forme immédiate, c’est en raison du processus de mobilisation des masses qui s’oriente vers la grève générale ; il est sûr que la chute de la V° République ouvrira la crise révolutionnaire ; grèves de masse, grève générale, manifestations se produiront alors inéluctablement à la manière dont elles se sont produites au cours de la révolution de 1905 en Russie, et en général dans tout mouvement et crise révolutionnaires, dans toute révolution prolétarienne.


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