Quel que soit le jugement moral et politique que l’on peut rétrospectivement porter sur son action, Lénine a su coller au plus près de son époque, la comprendre au point d’être en capacité de la transformer.
La manière si spécifique dont Lénine a su approcher les événements, et adapter sa tactique et les mots d’ordre en fonction d’une stratégie générale de conquête du pouvoir par le prolétariat, incite à considérer la problématique du temps en tant que fil rouge par lequel se déplie l’ensemble de son œuvre.
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A l’heure du centenaire de la mort de Lénine (le 21 janvier 1924), quel héritage peut-on garder de Lénine pour la gauche ? Rétrospectivement, son action donne l’impression d’avoir mené la voie révolutionnaire dans l’impasse, par la dictature de l’Etat-Parti plus que l’émancipation sociale et politique. Lénine est largement considéré aujourd’hui, y compris dans les milieux de la gauche radicale, comme le « méchant » de l’Histoire, et il est impressionnant de constater à quel point on a pu refouler la pensée de celui qui fut, pour le meilleur ou pour le pire, l’un des acteurs majeurs du XXème siècle (aucun livre d’ampleur n’a été écrit sur lui depuis les années 1968). L’actualité de Lénine et du léninisme semble définitivement révolue. L’épopée bolchévique appartient à l’histoire du xxe siècle, à la banqueroute de l’expérience stalinienne née en Russie, et à sa faillite sanglante. Dans ces conditions, en quoi lire Lénine aujourd’hui pourrait-il être utile ?
Il faut nous défaire de l’idéologie d’Etat du « marxisme-léninisme » en faisant retour aux textes eux-mêmes : l’enjeu d’une lecture de Lénine aujourd’hui est, nous semble-t-il, moins d’en défendre le modèle d’action politique que de saisir la logique de sa pensée. Dans ce cadre, à la lecture des Œuvres complètes, notre conclusion est que cette logique relève essentiellement d’une pensée du temps, à la manière d’un fil rouge intellectuel qui traverse les conjonctures dans lequel Lénine agit : sur la base des circonstances de la lutte de classes, Lénine a cette capacité singulière à circonscrire logiquement une période, pour y ajuster des mots d’ordre spécifiques et la stratégie d’ensemble selon une tactique changeante (avancer vite, consolider, louvoyer, ou faire des compromis et reculer si le rapport de forces est défavorable, etc.). En un mot Lénine, est le penseur éminent d’une pluritemporalité au service d’une politique « kairotique » : savoir agir au moment opportun (kairos). Or précisément, ce dont a besoin aujourd’hui la gauche d’émancipation pour trouver une boussole, ce n’est évidemment pas d’appliquer Lénine comme des recettes atemporelles, mais de refaire le geste léniniste de penser la période actuelle dans sa globalité, afin de pouvoir définir un programme d’action de rupture pertinent car ajusté au présent.
Il n’y a pas une théorie du temps dans l’œuvre de Lénine, mais précisément plusieurs temporalités séquencées. Et si le temps constitue le principal problème et enjeu de l’action politique, c’est parce qu’il oblige à comprendre la séquence historique qui est à l’œuvre et à s’y adapter tout en maintenant vive la volonté révolutionnaire. Ni opportunisme ni volontarisme abstrait : Lénine cherche le bon moment pour agir, ce qui explique son efficacité révolutionnaire. Nous qualifions de « politiques du temps » l’effort systématique mené par Lénine pour discerner un type de dynamique temporelle au regard d’une conjoncture spécifique dont il saisit l’interdépendance dynamique entre facteurs constitutifs pour en circonscrire une séquence logique et cohérente. Le temps 1 est un temps que l’on appellera « concentré » : Lénine regroupe ses forces, clarifie la doctrine, et organise le parti d’avant- garde. Puis c’est l’insurrection révolutionnaire de 1905, un « temps intense », qui oblige à avancer, c’est-à-dire à tester ses conceptions de l’avant-garde à l’épreuve de la réalité historique.
Cette première révolution, en 1905, ouvre sur une période de crise et de convulsions révolutionnaires articulées avec la question nationale, qui culmine avec le déclenchement de la première guerre mondiale, et qui constitue un choc inouï pour le mouvement socialiste européen, avec la trahison de ses chefs qui votent les crédits de guerre. La période oblige Lénine à revoir sa tactique, son rapport à la social-démocratie réformiste, en même temps qu’il théorise l’émergence du phénomène impérialiste et ce que cette nouvelle période implique en termes de tâches, de compromis avec les luttes de libération nationale et en même temps d’intransigeance nouvelle quant à la participation des socialistes aux gouvernements bourgeois à l’encontre de ce qu’il appelle le « jauressisme vulgaire ».
Les secousses de 1905 inscrivent la période dans une séquence révolutionnaire longue qui aboutit à la révolution de Février 1917 et à la préparation d’Octobre 1917. Dans cette phase de « temps extensif », Lénine révise sa théorie de la lutte pour le stade bourgeois démocratique en Russie afin d’envisager la possibilité de sa transcroissance en révolution socialiste, dans un contexte de guerre mondiale qui révèle le développement inégal et combiné du capitalisme à l’échelle mondiale et sa rupture au niveau du chainon le plus faible, la Russie. Il s’agit de transformer la guerre impérialiste en crise révolutionnaire. L’opportunité historique est là, c’est le temps d’accélération qui s’ouvre : il faut saisir l’opportunité maintenant que sont rassemblés les conditions matérielles, la doctrine et le parti, il faut accélérer et prendre le pouvoir, au risque de tout perdre.
Les textes de cette dernière période sont frappants quant à la désignation d’une conjoncture unique où il faudrait se presser d’agir. Désormais, juste avant Octobre, il faut avancer vite et fort, et Lénine se trouve très isolé quant à cette stratégie décisive d’action. Commence alors, après Octobre et la victoire politique et militaire, une longue période de construction du socialisme, avec un programme de transition, marqué par deux problématiques qui obsèdent Lénine à la fin de sa vie : premièrement, le risque de la bureaucratisation du régime, qui est nourri par l’isolement de la révolution russe (puisque la révolution est écrasée dans le sang en Allemagne) et l’arriération culturelle auquel il faut remédier par des actions efficaces d’éducation et de promotion de dirigeants d’origine populaire dans l’appareil d’Etat ; deuxièmement (et cela est lié au premier problème), le retour du chauvinisme grand-russe qui entrave l’union libre de républiques socialistes à l’intérieur de l’URSS (et Lénine évoque spécifiquement le cas ukrainien, qui fait retour dans notre actualité), et qui met en danger au cœur de la patrie socialiste le principe internationaliste du droit des nations à disposer d’elles.
Pour Lénine, par-delà les circonstances et les contingences, il est nécessaire de circonscrire la logique de la période dans laquelle les révolutionnaires agissent où, pour parler comme Lénine, la dialectique précise entre les « cycles de développement » et les « accélérateurs ». D’une certaine manière, Lénine nous rappelle la puissance du « facteur subjectif » : sans étude fine du capitalisme, de ses modalités et de sa vitesse de pénétration dans la formation sociale « arriérée » qu’est la Russie (avec l’analyse des modifications hybrides consécutives), pas de stratégie ni de de tactique opératoires. Tel était d’ailleurs l’esprit de Marx : toujours articuler l’action à la recherche fondamentale sur la dynamique du capital. Nulle révérence inutile aux textes fondateurs du marxisme dans l’œuvre de Lénine, qui constituent pour lui un guide pour l’action, rien de plus. C’est à la condition de l’actualisation du corpus fondamental du marxisme que celui-ci peut produire ses effets de vérité : Marx pensait logiquement que la révolution se déploierait d’abord dans les pays les plus avancés (Allemagne, France…), or Lénine perçoit la brèche s’ouvrir en Russie dans le contexte désormais global du capitalisme impérialiste.
« Les faits sont têtus », disait Lénine, qui insistait : « l’âme vivante du marxisme, c’est l’analyse concrète d’une situation concrète ». Il faut relire Le Développement du capitalisme en Russie (1899), ses innombrables statistiques économiques, analyses détaillées des secteurs de production et des fractions de la composition de classe dans le monde agraire et ouvrier, pour saisir à quel point 1917 n’a été possible qu’au prix de ce travail intellectuel acharné préalable. Un épisode clé de la vie de Lénine est symptomatique de cette posture indissociablement intellectuelle et pratique : en 1914, apprenant le déclenchement de la guerre mondiale, le réflexe de Lénine fut d’aller à la bibliothèque municipale de Berne pour se plonger dans les livres de Hegel, en particulier la Logique, d’où naîtra ses Cahiers sur la dialectique de Hegel. On peut s’étonner que, sidéré par l’annonce de la catastrophe dont il pressent les conséquences politiques et révolutionnaires immenses, le révolutionnaire allât trouver de l’aide en compagnie d’un philosophe du passé.
Sans doute ressentait-il le besoin de trouver les outils conceptuels pour comprendre l’irruption inédite et la dynamique d’une totalité faite de contradictions, la guerre mondiale, dont le modèle philosophique se trouve chez Hegel. On ne peut pas comprendre les principes d’élaboration consécutive de sa thèse socio-économique sur L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (en 1916), qui orienta bien des aspects concrets de la politique soviétique ultérieure, en dehors de cette dette envers Hegel. Lorsqu’au tournant du xxe siècle Lénine observe le développement du capitalisme en Russie, il analyse d’un point de vue marxiste l’impact du nouveau mode de production à tous les niveaux de la totalité sociale (économique, politique, culturel…), études concrètes et statistiques à l’appui, pour aboutir à une conclusion pratique différente de celle de Marx.
En somme, Lénine s’efforce de régler les potentialités d’action au regard d’une époque, pensée à la fois comme un complexe de contingences et d’actualisation de déterminations historiques lourdes. Dans son contexte, il était par excellence de ceux qui savaient articuler le temps long et le temps court, l’activité politique au quotidien et la patience face à la maturation d’une situation aux degrés variables d’évolution de ses composantes : par exemple gérer les écarts et la tension entre la prise de pouvoir et l’inertie bureaucratique, le fait de gagner la paix tout en cédant temporairement des territoires à l’ennemi, et aussi faire avec la pesanteur des mentalités ancestrales et donc engager dès 1917 des activités en vue de la transformation du conservatisme culturel grand-russe, jugée vitale pour l’avenir de la révolution socialiste. C’est là, selon lui, le rôle et la spécificité d’un dirigeant à gauche.
Il est curieux que l’image que l’on a aujourd’hui de Lénine soit celle d’un gauchiste impatient, alors qu’il a mené toute sa vie durant une lutte contre le gauchisme de son temps dont il dénonçait l’impuissance entretenue par le dogmatisme et le maximalisme des revendications. Pour le tacticien qu’était Lénine, l’intellectuel n’est révolutionnaire que lorsqu’il sait déceler, au-delà même de la dialectique entre longue et courte durée, ce que l’on pourrait appeler le temps plein qui permet l’action, c’est-à-dire le moment où un phénomène (qu’il soit économique, politique, social…) condense l’ensemble des contradictions d’une société et institue l’opportunité d’une faille dans la totalité historique. Cette opération stratégique, qui pense et circonscrit l’actualité de la crise au regard des cycles et des articulations entre les secteurs d’une société donnée afin de dégager l’horizon des possibles, ne préjuge pas (contrairement à l’image toute faite que l’on a sur le « léninisme ») d’un manque d’autonomie des masses ni de leur capacité d’action, mais il est vrai qu’elle refuse de se reposer sur l’hypothèse que du temps chaud de la crise révolutionnaire puisse naturellement résonner et se développer un progressisme des masses, par en bas.
Dans l’esprit de Lénine, l’analyse doit permettre de situer où et comment dans l’espace social (les secteurs et les niveaux de la totalité sociale) se condensent les contradictions qui ouvrent une brèche temporelle potentiellement fructueuse pour l’activité révolutionnaire. S’il y a un penseur de la crise, c’est bien Lénine, lui qui voulait faire sien l’imbroglio politique, en y décelant les potentiels positifs et progressistes de transformation sociale. Lors de la catastrophe que représenta la première guerre mondiale, il fut tout entier absorbé à vouloir transformer la guerre impérialiste en guerre civile, profiter de la crise comme d’un espace de possibilités nouvelles, et mener la révolution en Russie. Bien que le contexte politique et les enjeux soient aujourd’hui tout à fait différents, il n’est pas inutile de relire et de comprendre les schèmes de pensée de celui qui sut, pour le meilleur ou pour le pire, sortir son pays de la crise de régime pour en construire un autre. Lui qui insistait, à la suite de Marx, sur la centralité politique de la classe ouvrière industrielle, est aussi celui qui, dans le contexte considéré de la Russie de la fin du xixe siècle, a dû penser et construire une hégémonie, un bloc d’alliance avec la paysannerie pauvre, afin de mener la révolution là où, contre toutes les prévisions, la crise politique a éclaté.
Loin de tout déterminisme économique, il s’agit dans l’esprit de Lénine d’examiner comment circule la contradiction de classes jusque dans ses aspects politiques, idéologiques, militaires, etc., pour y construire une opportunité de transformation en profondeur des rapports sociaux. Comme Lénine aimait le rappeler, la révolution est affaire de géométrie, avec des paysages aux crètes changeantes, et non une simple arithmétique aux critères stables où il suffirait d’additionner les révoltes et les mécontentements. Par-delà même les dualismes entre minimalisme et maximalisme, il faut avancer des revendications transitoires et ne pas hésiter à intervenir en révolutionnaire dans les syndicats réformistes, ou dans une bataille idéologique, médiatique, etc. C’est à cette conditions que peuvent s’unir la « stratégie » et la « tactique », vocables qui devaient constituer initialement le sous-titre de la brochure La maladie infantile du communisme.
Quel que soit le jugement moral et politique que l’on peut rétrospectivement porter sur son action, Lénine a su coller au plus près de son époque, la comprendre au point d’être en capacité de la transformer. La manière si spécifique dont Lénine a su approcher les événements, et adapter sa tactique et les mots d’ordre en fonction d’une stratégie générale de conquête du pouvoir par le prolétariat, incite à considérer la problématique du temps en tant que fil rouge par lequel se déplie l’ensemble de son œuvre. La force de Lénine est d’avoir su à la fois s’ajuster en permanence aux aspérités d’une réalité sociohistorique toujours changeante, et de maintenir vive l’exigence révolutionnaire. En d’autres termes, Lénine est le théoricien du moment opportun (kairos).
Cette exigence intellectuelle est d’autant plus critique dans une époque comme la nôtre, confrontée à de nouvelles crises (politiques, climatique, militaires…) et marquée par une défaite pratique et théorique sans précédent de la gauche. Il devient urgent de penser la période, diagnostiquer le réel pour agir, montrer une direction en identifier les lignes de forces et de failles dans la totalité sociale, donc les potentialités d’action, dans la perspective de construire une stratégie politique ajustée au présent. Sans analyse concrète d’une situation concrète, le marxisme n’offre plus de guide pour l’action.
On l’aura compris, convoquer aujourd’hui Lénine, ce n’est pas dans notre perspective faire preuve d’idolâtrie envers le personnage, c’est une invitation à refaire son geste de pensée dans la nouvelle situation à laquelle nous sommes confrontés : non pas plaquer on ne sait quelles « recettes » de Marx et de Lénine (selon un dogmatisme qui serait d’ailleurs aux antipodes de leur matérialisme historique), mais faire fonctionner la théorie au présent. Croire qu’il existerait quelque chose comme un léninisme au sens d’une structure intellectuelle définitive est une reconstruction idéologique a posteriori qui concatène arbitrairement des théorisations partielles et changeantes qui se sont faites dans le creuset de périodes historiques. Lénine est le penseur éminent d’une pluritemporalité, c’est pourquoi il mériterait d’être moins oublié qu’il ne l’est ; mais c’est aussi la raison pour laquelle il ne saurait y avoir de léninisme dispensateur de leçons stratégiques et tactiques générales et universelles.
David Muhlmann, sociologue et psychanalyste, enseignant à Sciences Po. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le marxisme, en particulier à propos de Rosa Luxemburg (Réconcilier marxisme et démocratie, Seuil, 2010) et Lénine (Lénine en son temps. Politique du moment opportun, Puf, 2023). Il a récemment proposé une analyse de la situation française contemporaine inspirée des outils du marxisme : Où va la France de Macron ? Dynamique du capital et luttes sociales, PUF, 2023. Voir aussi l’entretien mené à Mediapart à l’occasion de la sortie de cet ouvrage.
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