Port des talons au travail : « Plus on est en bas de l’échelle, plus les attentes sont sexistes »

mercredi 19 juin 2019.
 

Alors qu’au Japon les femmes s’insurgent contre l’obligation de porter des talons hauts dans certains secteurs professionnels, en France, le code du travail n’empêche pas un employeur de dicter la tenue de ses salariés, jusqu’à pouvoir imposer une féminité stéréotypée, surtout dans les emplois précaires.

Les talons hauts obligatoires pour travailler ? Les Japonaises en ont par-dessus la jambe. Lundi, une pétition signée par plus de 19 000 femmes a été remise au gouvernement nippon pour protester contre cette injonction imposée aux femmes dans certaines sphères professionnelles. En janvier dernier, l’actrice Yumi Ishikawa dénonçait sur Twitter cette obligation qu’elle a elle-même vécue lorsqu’elle était hôtesse dans un hôtel. La jeune femme de 32 ans, a créé le hashtag #KuToo, jeu de mots avec kutsu (qui signifie chaussure) et kutsuu (la douleur), en écho à #MeToo, vite devenu viral.

Une histoire qui n’est pas sans rappeler celle de Nicola Thorp, licenciée pour être arrivée à une mission de réceptionniste en intérim sans porter les chaussures réglementaires. La Londonienne avait elle aussi lancé une pétition, au printemps 2016, pour obliger les députés britanniques à légiférer contre à les codes vestimentaires sexistes qui peuvent être imposés aux femmes. Pour l’heure, le gouvernement japonais ne semble pas s’engager dans cette direction. Au contraire, le ministre Japonais de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, Takumi Nemoto, a même pris la défense des entreprises devant une commission parlementaire. « C’est quelque chose qui est socialement accepté et qui tombe dans le domaine de ce qui est professionnellement nécessaire et approprié », a-t-il réagi ce mercredi.

« Une performance de genre érotisée »

Et en France ? Le code du travail ne protège pas mieux les salariées qu’ailleurs. L’avocate Valérie Duez-Ruff, spécialiste des risques psychosociaux et des discriminations affirme que « le code du travail ne contient aucun article interdisant à un employeur d’obliger une salariée à porter des talons ». L’article L1121-1 stipule que « nul ne peut apporter aux droits des personnes […] de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». L’avocate résume : « Le patron qui veut exiger de ses salariées le port de talons hauts doit donc se demander si cette tenue est nécessaire. Et de ce fait, s’interroger sur le but recherché de cet accessoire. » Il reste à définir si les talons hauts, ou tout autre vêtement stéréotypé du vestiaire féminin, sont nécessaires pour la tâche à accomplir par une hôtesse de l’air ou une réceptionniste par exemple.

Isabel Boni-Le Goff, sociologue et docteure de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, explique que les femmes qui travaillent dans des métiers de service, comme c’est le cas de Yumi Ishikawa et Nicola Thorpe, doivent réaliser, sans que cela ne soit demandé explicitement, « une performance de genre érotisée pour construire une relation privilégiée avec des clients qui sont plutôt des hommes ». Les diktats de genre pesant sur les femmes dépendent de leur position dans la division verticale du travail. « Selon qu’elles soient cadres ou salariées en restauration, ou tout métier de service, elles ne se voient pas imposer les mêmes contraintes, analyse-t-elle. Plus on est en bas de l’échelle sociale, plus ces attentes sont sexistes et contraignantes. »

Chez les cadres, les contraintes sont plus indirectes et le dress code moins marqué. « Elles vivent une double injonction en étant confrontées à une contradiction : devoir respecter des codes ritualisés de la féminité (porter les cheveux longs, des bijoux, un peu de maquillage), tout en veillant à ne pas aller trop loin dans la sexualisation, au risque de ne pas paraître suffisamment professionnelles », analyse la sociologue.

« Capital esthétique et érotique »

Plus un métier est placé haut dans l’échelle sociale, plus les femmes peuvent se débarrasser des injonctions telles que l’obligation du port de talons hauts, sans être pour autant débarrassées de l’intégralité du problème. « La féminisation des métiers de cadre dans les dernières années a permis aux femmes d’utiliser leur présence massive pour s’opposer à ces injonctions », constate Isabel Boni-Le Goff. De plus, d’un point de vue juridique, les recours sont possibles. Valérie Duez-Ruff explique qu’une salariée peut saisir le Conseil de prud’hommes si elle refuse de se plier à une demande vestimentaire de son patron qui ne serait pas justifiée par la nature de son emploi, sur le fondement de l’article L1132-1 du code du travail qui interdit toute mesure discriminatoire fondée sur « l’apparence physique ».

Mais dans les secteurs plus précaires, comme la restauration ou l’hôtellerie « il y a une moins grande protection syndicale de ces emplois, et donc moins de recours possibles pour celles qui subissent le caractère inégalitaire de ces pratiques, nuance Isabel Boni-Le Goff. A la base, toutes les femmes qui travaillent partagent les mêmes expériences d’exploitation de leur capital esthétique et érotique, mais toutes n’ont pas les mêmes ressources pour y échapper. Donc plus elles sont précaires, moins elles peuvent les éviter. » Après le Royaume-Uni et pourquoi pas, un jour peut-être, le Japon, à quand, en France, un projet de loi contre l’obligation du port de talons hauts ? Histoire de faire un premier pas, à plat, dans la bonne direction.

Emeline Paillasseur


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