13 octobre 1905 : Vote de la Charte d’Amiens sur les rapports entre parti et syndicat

vendredi 14 octobre 2022.
 

Du 11 au 13 octobre 1906, le Congrès syndical d’Amiens discuta du rôle du syndicat par rapport au parti et vota une charte devenue célèbre. Son centenaire doit être l’occasion de reprendre un débat indispensable.

PLAN

1 Introduction

1.1 Partis - Syndicats : un dialogue de sourds

1.2 Un malentendu qui vient de loin

2 Qu’est-ce que la Charte d’Amiens ?

2.1 Le texte

2.2 La " Charte d’Amiens " : une simple motion d’un congrès syndical

2.3 Le syndicalisme révolutionnaire dominant en France en 1906

3 Le destin historique de la " Charte d’Amiens "

3.1 Une " spécificité française " pour justifier la division syndicale

4 Il faut se reposer les questions de 1906

4.1 Et si Renard avait eu raison ?

4.2 Le syndicalisme révolutionnaire est mort au début du XXème siècle...

4.3 ... Mais l’épouvantail stalinien l’a remplacé

5 En guise de conclusion

5.1 Vive l’unité ouvrière, vive la République Sociale !

A) 13 octobre 1905 : Vote de la Charte d’Amiens (Nicolas Voisin, PG)

1 Introduction

1.1 Partis - Syndicats : un dialogue de sourds

Congrès de fondation de la CGT en 1895

Les tendances centrifuges de la gauche sont nombreuses, mais parmi elles, il y a ce dialogue de sourds qui s’est instauré depuis longtemps entre ce qu’il est convenu d’appeler la " gauche sociale " et la " gauche politique ", la première principalement structurée par le syndicalisme, la seconde par les partis politiques dits " de gouvernement ".

Le malentendu se nourrit certainement des erreurs récentes d’une partie de la gauche, notamment lors de la dernière expérience gouvernementale sanctionnée comme on le sait un certain 21 avril 2002. Mais à y regarder de plus près, cette discorde entre " gauche sociale " et " gauche politique " existe depuis plus de cent ans.

1.2 Un malentendu qui vient de loin

En 2006, on célèbrera le centenaire de la " Charte d’Amiens ". En France, lorsqu’on pose la question du rapport entre le syndical et le politique, c’est à ce texte adopté en 1906 par le congrès de la CGT qu’on fait immédiatement référence. Et d’habitude, le débat s’arrête là, puisque cette " Charte " est censée avoir, sinon définitivement réglé l’affaire, en tout cas posé les principes fondamentaux à partir desquels il faudrait se déterminer.

Cependant, loin d’avoir été clôt, le débat a traversé tout le XXème siècle en France, mais aussi dans tout le mouvement ouvrier international, et, en ce début de XXIème siècle, il agite encore la Gauche.

Qui, parmi les militants politiques de gauche, engagé parallèlement en tant que salariés - ou en tant qu’étudiant - dans le militantisme syndical n’a pas été confrontés un jour ou l’autre à la question du rapport entre l’action syndicale et l’action politique ? Cette question se pose au niveau des structures syndicales elles-mêmes, c’est à dire au niveau des appareils syndicaux dans leurs rapports avec les partis de gauche et avec les institutions politiques, l’Etat, tout particulièrement lorsque la gauche est au pouvoir. Cette question se pose également au niveau individuel, dans la vie quotidienne des salariés syndicalistes par ailleurs engagés politiquement, amenés à gérer en permanence le degré d’influence d’une forme d’engagement sur l’autre.

L’un des dernier exemples en date : la campagne du référendum sur la Constitution Européenne. On a pu observer la difficulté pour les directions syndicales à adopter une position lors de ce vote politique, et avec, au-delà des conflits apparus notamment à la direction de la CGT, le véritable déchirement qu’ont pu connaître individuellement des milliers de militants syndicaux et politiques devant se déterminer en tant que citoyen sur un vote à partir de consignes contradictoires formulées par leur syndicat et leur parti...

Ainsi, l’argument de la Charte d’Amiens pour toute réponse à ces questions complexes n’est pas satisfaisant :

- d’abord parce que la référence à la " Charte d’Amiens " sert à affirmer des choses assez contradictoires comme on le verra plus tard,

- ensuite parce que ce texte de 1906 a été élaboré comme une réponse très circonstancielle à un moment très particulier de l’histoire du mouvement ouvrier français. Sa sacralisation et sa pérennisation n’ont été réalisées qu’ultérieurement pour servir d’autres intérêts au cours du XXème Siècle,

- enfin, parce que ce texte a été élaboré au sein d’une Confédération syndicale unique, en rapport avec un Parti Socialiste qui venait lui aussi de réaliser son unité, et quelques années seulement après la mise en place des institutions républicaines de la IIIème République dont on venait de mesurer à la fois la force avec la mise en place des grandes lois sur l’éducation, sur les libertés syndicales et associatives, sur la séparation des Eglise et de l’Etat, mais aussi la fragilité avec le Boulangisme ou l’affaire Dreyfus (bien qu’à chaque fois, la République sortit grandie de ces épreuves...).

Aujourd’hui, il est évident que le texte de la " Charte d’Amiens " ne peut plus être brandi comme un catéchisme contenant clé en main toutes les réponses.

2 Qu’est-ce que la Charte d’Amiens ?

La " Charte d’Amiens " a été adoptée en 1906 par la Confédération Générale du Travail (CGT) lors de son IXe congrès confédéral. Elle affirme l’indépendance du mouvement syndical vis-à-vis des partis politiques et marque la prééminence du syndicalisme révolutionnaire. Le texte est suffisamment court pour pouvoir être cité intégralement :

2.1 Le texte

Le Congrès confédéral d’Amiens confirme l’article 2, constitutif de la CGT : " La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat ".

"Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe, qui oppose sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en oeuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière. Le Congrès précise, par les points suivants, cette affirmation théorique : dans l’oeuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’oeuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale. Le Congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation des salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait, à tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat. Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué, de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors. En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale.

2.2 La " Charte d’Amiens " : une simple motion d’un congrès syndical

Le vote de cette motion est intimement lié au contexte social et politique en France du début du XXème siècle.

Il faut d’abord se rappeler que ce texte est élaboré en réponse à une motion déposée par Victor Renard, dirigeant de la Fédération du textile, animant une sensibilité proche de Jules Guesde, c’est-à-dire de socialistes qui venaient de réaliser leur unité lors du Congrès du Globe en 1905.

Cette motion Renard déclare " qu’il y a lieu de ne pas se désintéresser des lois ayant pour but d’établir une législation protectrice du travail (...) les élus du Parti socialiste ont toujours proposé et voté des lois ayant pour objectif l’amélioration des condition de la classe ouvrière. " La conclusion de la motion propose donc : " Le Comité Confédéral est invité à s’entendre toutes les fois que les circonstances l’exigeront, soit par des délégations intermittentes ou permanentes, avec le conseil national du Parti socialiste pour faire plus facilement triompher ces principales réformes ouvrières ".

La motion Renard est en fait la conclusion logique de l’analyse par les socialistes de trois phénomènes en cours de réalisation en France :

* L’affirmation de la République comme cadre institutionnel stable et dominant (car sorti triomphant des assauts monarchistes et antiparlementaires des 20 années précédentes) et capable de légiférer dans le sens du progrès démocratique et social ;

* L’unification du mouvement socialiste dans la SFIO, mettant fin à des décennies d’émiettement conduisant à une incapacité totale à offrir des débouchés politiques aux luttes sociales, corporatistes et catégorielles ;

* Le développement du syndicalisme comme structure d’organisation de la classe ouvrière dans une industrie en plein essor (la deuxième révolution industrielle), rendu possible par l’adoption en 1884, de la loi Waldeck-Rousseau qui abroge la loi Le Chapelier de 1791 et donne un statut légal aux syndicats.

* En outre, la motion Renard tire les enseignements des expériences allemandes et britanniques, avec l’expansion d’un syndicalisme réformiste de masse intrinsèquement lié à l’action des partis sociaux-démocrates (d’une façon assez différente néanmoins, puisque dans le premier cas, c’est le SPD allemand qui est à l’initiative du développement de syndicats de masse, alors que ce sont les trade-unions britanniques qui ont provoqué la naissance du labour party).

Dans une CGT aux effectifs relativement réduits (quelques centaines de milliers d’adhérents à comparer aux millions allemands et britanniques), la motion proposée le 8 octobre 1906 par Renard et les socialistes, dès l’ouverture du congrès de la CGT, apparaît donc comme une initiative rationnelle : les divisions des socialistes étant surmontées, la conquête du pouvoir politique étant un objectif désormais crédible, il n’y a donc plus d’obstacle à ce que les liens entre la SFIO et la CGT soient resserrés. Cette option est néanmoins durement rejetée par la CGT, puisque la proposition de Renard ne recueille que 34 voix pour, contre 774. En revanche, le texte déposé le 13 octobre par Victor Griffuelhes (secrétaire général de la CGT de 1901 à 1909) et devenu depuis " La Charte d’Amiens " obtient 830 voix contre 8.

2.3 Le syndicalisme révolutionnaire dominant en France en 1906

Les raisons de ce rejet et de cette affirmation de ce que l’on appellera plus tard le syndicalisme révolutionnaire (ou anarcho-syndicalisme) sont nombreuses.

Il y a d’abord des motivations directement liées à la vie interne de la CGT. Ainsi, dès octobre 1886 au moment de la fondation de la Fédération nationale des syndicats, puis en 1892 la Fédération des bourses du travail un affrontement a lieu entre la ligne marxiste portée par des Guesdistes et la ligne anarchiste selon laquelle le prolétariat organisé syndicalement peut assurer le triomphe de la révolution sociale sans recourir à la conquête de l’Etat. Du fait de l’émiettement du mouvement socialiste à cette époque (l’opération de prise de contrôle des syndicats par les Guesdistes est celle d’un groupe politique minoritaire, pas encore celle de la SFIO), l’influence anarcho-syndicaliste l’emporte et s’affirme encore lors de la fusion entre les bourses du travail et la CGT en 1902. Lorsque Renard présente sa motion en 1906, il est vu par les cadres syndicaux de la CGT comme celui qui, sorti par la porte quelques années plus tôt, cherche à revenir par la fenêtre...

2.3 Le syndicalisme révolutionnaire au début du XXème siècle

Il y a aussi les conditions de travail abominables existant à cette époque (avec par exemple la tragédie de Courrières où 1.100 mineurs sont tués le 10 mars 1906) et une répression féroce dont font l’objet les luttes ouvrières. L’Etat, la République, le parlementarisme apparaissent alors aux yeux de millions d’ouvriers plus comme un outil des ennemis de classe que comme l’outil de transformation sociale promis par les socialistes.

Révélateur de cette défiance vis-à-vis de l’Etat et du socialisme, Victor Griffuelhes écrira plus tard : " Le citoyen Renard voulait placer le mouvement syndical sur le terrain légal, but ardemment désiré par les officines du ministère du Commerce et du Travail. Il s’agissait, au fond, en plaçant le syndicat sous le tutelle du parti, de transformer l’organisation confédérale, en la transposant sur le terrain de la légalité. "

Il y a enfin la conception même du syndicat et du parti, et des groupes sociaux que l’un et l’autre entendent représenter. Le syndicat, selon les dirigeants de la CGT de 1906, c’est la seule organisation de la classe ouvrière, se situant sur le terrain exclusif de la lutte des classes. Alors que le parti, la SFIO notamment, regroupant ses membres sur une base idéologique, peut accepter en son sein des représentants de la bourgeoisie. Et c’est d’ailleurs, selon bon nombre de dirigeants syndicalistes, cette composante sociale qui dirige en réalité le parti. Victor Griffuelhes confirme cette conception inconciliable : " le syndicat, on ne saurait trop le répéter, ne groupe que les travailleurs, parce que salarié, pour les opposer au patron. Là seulement réside la véritable lutte de classe : rien ne l’atténue ni ne l’amoindrit. Au contraire, dans le comité politique, se réunissent ouvriers et patrons (...). Ensemble ils collaborent à une œuvre commune qui, pour être commune, doit sauvegarder les intérêts du plus fort et, partant, sacrifier les intérêts ouvriers ". Tout est dit.

3 Le destin historique de la " Charte d’Amiens "

3.1 Une " spécificité française " pour justifier la division syndicale

Comme on vient de le voir, le texte devenu la " Charte d’Amiens " est en réalité très étroitement lié à un contexte et à des circonstances particulières des débats traversant le mouvement ouvrier, syndical et socialiste en 1906, opposant notamment deux conceptions théoriques de l’action politique, l’une d’inspiration anarchiste et l’autre marxiste. C’est finalement là l’une des manifestations d’un débat fondateur du mouvement ouvrier, avec les particularismes de l’histoire politique de la France, pays des révolutions de 1789, 1848 et 1871, ou Proudhon et Blanqui ont largement influencé la conscience ouvrière, et où le marxisme ne s’est imposé qu’assez tardivement.

Ce qui est troublant, c’est le prolongement de cette controverse tout au long du XXème siècle, et la sacralisation de la Charte d’Amiens en dépit de l’extinction de l’anarchisme en tant que théorie influente du mouvement ouvrier et en tant que force politique organisée significative.

Ainsi, la référence à la " Charte d’Amiens " est permanente, et mise particulièrement en avant dans les débats lors de l’éclatement de la CGT en 1922 à la suite de la scission de la SFIO, puis lors de la création de la CGT-FO au début de la guerre froide en 1947, puis encore en 1968 ou lorsque les socialistes arrivent au pouvoir en 1981, enfin lors du débat sur le référendum sur la Constitution Européenne en 2005...

Ce texte d’inspiration clairement anarcho-syndicaliste est devenu en France un argument d’autorité autant dans la bouche des syndicalistes réformistes, des socialistes, que dans celle des communistes, bref : tout sauf des anarchistes !

Et cela pour affirmer des choses assez contradictoires, dans une lecture toujours partielle du texte de la " Charte ", et coupant en quelque sorte le fameux article 2 du texte constitutif de la CGT : " La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat ". Les uns se retrouvant avant tout dans la première partie de la phrase avec l’inaliénable indépendance syndicale vis-à-vis des partis et de l’Etat. Les autres préférant rappeler surtout le rôle révolutionnaire du syndicat décrit dans la deuxième partie... Les uns et les autres s’accordant pour reconnaître au syndicalisme son caractère spécifique " de classe ", à la différence des organisations politiques.

Référence absolue du syndicalisme français dans la quasi-totalité des organisations syndicales, il est pourtant assez facile d’en contester le caractère fondamental et incontournable. Il suffit pour cela de dépasser les frontières de notre pays : à quelques rares exceptions près (et de toutes façons tombées en désuétude comme la CNT espagnole ou l’IWW américaine), la tradition anarcho-syndicaliste ou syndicaliste révolutionnaire n’existe pas ou a été ultra minoritaire.

S’étonnant déjà de la longévité de l’influence de ce texte dans le débat français, Léon Trotsky écrivait en 1921 à Pierre Monatte, l’un de ses correspondants introduit dans le syndicalisme français : " Je connais bien l’aversion des milieux ouvriers français passés par l’école du syndicalisme anarchiste à l’égard du "parti" et de la "politique". Je conviens volontiers qu’on ne peut heurter brusquement cet état d’esprit, que le passé suffit parfaitement à expliquer, mais qui est pour l’avenir extrêmement dangereux ". Pour lui, le syndicalisme, et a fortiori le syndicalisme révolutionnaire, était un " embryon de parti révolutionnaire "... Parti qu’il n’est jamais devenu en France.

Néanmoins, le destin extraordinaire de la " Charte d’Amiens " jusqu’à aujourd’hui serait inexplicable si les termes de ce débat (au-delà même des enjeux spécifiques à 1906, et au-delà des mots employés dans la " Charte ") ne renvoyait à quelque chose de fondamental dans le statut de la lutte syndicale et de la lutte politique : l’action syndicale doit-elle se borner à organiser sur le terrain strictement professionnel la résistance sociale et les combats pour une amélioration limitée des conditions de travail, ou doit-elle s’inscrire dans une perspective plus vaste, plus générale, de progrès social, contribuant à transformer les bases même de l’organisation sociale et politique de la société ?

Incontestablement, la " Charte d’Amiens " pose ces questions... mais en réalité, et contrairement à ce qu’on en dit généralement, elle n’y répond pas, elle ne tranche pas, et historiquement, elle aura surtout servi à légitimer toutes les ambiguïtés. C’est encore Trotsky qui écrivait qu’" invoquer la charte d’Amiens, ce n’est pas résoudre, c’est éluder la question. "

Et puis d’une façon empirique, on peut mesurer à quel point, en dépit des postures, la vie politique françaises s’est confondue avec la vie syndicale, et réciproquement.

Unifiée en 1895, c’est bien sur la toile de fond de la scission de la SFIO à Tours en 1921 entre communistes et socialistes que la CGT a scissionné en 1922.

Plus tard, en 1936, la réunification syndicale s’est réalisée dans le même mouvement social et politique qui amènera le Front Populaire au pouvoir. La CGT réunifiée soutien d’ailleurs explicitement le gouvernement du Front Populaire.

Lorsque la guerre froide commence en 1947, séparant une nouvelle fois communistes et socialistes, la CGT se scinde une nouvelle fois en deux... voir en trois, avec " l’autonomie " de la FEN.

Depuis, cette tendance à la division ne s’est pas inversée, et bien au contraire, on assiste depuis une vingtaine d’année à l’émiettement pathétique du syndicalisme français.

Dans le contexte actuel, où chaque sensibilité politique, pour ne pas dire chaque fraction, se retrouve aujourd’hui à animer telle ou telle organisation syndicale, qu’elle soit considérée comme de rupture ou de réforme, d’accompagnement ou de transformation, il est vraiment extraordinaire que la Charte d’Amiens soit encore présentée par presque tous comme une référence.

4 Il faut se reposer les questions de 1906

4.1 Et si Renard avait eu raison ?

On a vu plus haut comment la sacralisation de la " Charte d’Amiens " relève presque de l’imposture historique. Si nous proposons ici de revenir sur la motion Renard du congrès de 1906, ce n’est pas à notre tour pour lui donner une dimension historique qu’elle n’avait pas. Cependant, en tant que motion défendue par des militants syndicalistes de sensibilité socialiste à un moment clé de l’histoire de la vie politique française et du mouvement ouvrier, elle vaut la peine d’être revisitée... Car comme nous le disions, ce débat aborde réellement des questions fondamentales.

Au fond, que demandaient Renard et ses camarades ? Citons une nouvelle fois la motion : " Il y a lieu de ne pas se désintéresser des lois ayant pour but d’établir une législation protectrice du travail (...) les élus du Parti socialiste ont toujours proposé et voté des lois ayant pour objectif l’amélioration des condition de la classe ouvrière. (...) Le Comité Confédéral est invité à s’entendre toutes les fois que les circonstances l’exigeront, soit par des délégations intermittentes ou permanentes, avec le conseil national du Parti socialiste pour faire plus facilement triompher ces principales réformes ouvrières ".

A y regarder de plus près, la motion de Renard ne mérite pas le procès qu’on lui a fait par la suite, trouvant dans son initiative une manœuvre pour " politiser " et " récupérer " le syndicat au profit de la SFIO dans le cadre de sa stratégie de conquête du pouvoir.

Au contraire, en relisant les formules utilisées dans sa motion, on s’aperçoit que le rapprochement proposé entre la CGT et la SFIO est présenté comme un moyen de clarifier l’action de la CGT en la recentrant sur les questions professionnelles et corporatistes, et en assignant à l’action politique du parti - par l’action parlementaire ou directe - la tâche de conquérir le pouvoir pour transformer les bases du fonctionnement de la société.

Cette volonté de créer une liaison organique entre la SFIO et la CGT relève en quelque sorte d’une vision " apolitique " du syndicalisme... Pour autant, elle n’anéantit en rien la réalité de " double besogne " que doit accomplir le mouvement ouvrier sur la voie de son émancipation. Il s’agit en fait d’une répartition des rôles tenant compte de la maturité désormais acquise du mouvement socialiste.

4.2 Le syndicalisme révolutionnaire est mort au début du XXème siècle...

La motion Renard sonne en 1906 le glas du syndicalisme révolutionnaire. Et effectivement, le syndicalisme révolutionnaire est mort en France au début du siècle : avec la réalisation de l’unification du mouvement socialiste dans la SFIO, mais aussi l’influence grandissante de la ligne de la République Sociale fixant le cadre républicain comme celui de l’accomplissement du socialisme, l’espace de l’anarcho-syndicalisme anti-étatique et anti-parlementaire s’est définitivement refermé.

Pour autant, les hommes et les femmes formés à l’école du syndicalisme révolutionnaire, agissant pour l’essentiel et depuis des décennies à l’extérieur des fractions socialistes, n’ont pas pris conscience de ce changement. En 1921, Léon Trotsky, trouve encore les mots justes pour décrire à Monatte ce phénomène qui explique sans doute la défaite cinglante de la motion Renard et du processus que ce dernier chercher à impulser : " Il y a une certaine difficulté psychologique à franchir le seuil d’un parti après une longue action révolutionnaire en dehors d’un parti, mais c’est reculer devant la forme au plus grand dommage de la chose. Car, je l’affirme, tout votre travail antérieur n’a été qu’une préparation à la fondation du parti communiste, à la révolution prolétarienne. Le syndicalisme révolutionnaire d’avant-guerre était l’embryon du parti communiste. Retourner à l’embryon serait une monstrueuse régression. "

4.3 ... Mais l’épouvantail stalinien l’a remplacé

Si les conditions politiques étaient mûres dès 1906 en France pour l’extinction du syndicalisme révolutionnaire, c’est la 1ère Guerre Mondiale, et surtout la révolution russe de 1917 et ses répercutions en Europe qui ont mis un terme à son hégémonie sur l’action syndicale. C’en était alors fini de l’ère où le syndicat pouvait être considérée comme la seule organisation de classe susceptible de réaliser concrètement la révolution, l’abolition de l’Etat et du salariat par la lutte des classes dans les usines. De même, chez les syndicalistes, la conception simpliste d’un parti intrinsèquement réformiste et cantonné au gradualisme parlementaire n’était plus crédible.

Malheureusement les dirigeants staliniens des années 20 et 30 n’ont pas entendu l’avertissement de Trotsky cité plus haut, et une forme dégénérée de " syndicalisme révolutionnaire " a continué à s’affirmer à partir des années 20. Cependant, il ne s’agissait plus du tout de cet anarcho-syndicalisme autonome, mais d’une terrible " courroie de transmission " du parti communiste (conformément à la neuvième des 21 conditions de l’adhésions à l’Internationale Communiste) mais d’un parti communiste tournant le dos à son rôle révolutionnaire et s’engageant dans la voie de la stalinisation.

Dès lors, en France et ailleurs, après l’opposition du début du siècle entre les compétences de ces deux formes d’organisations ouvrières que sont les syndicats et les partis, est apparue celle de l’action " révolutionnaire " contre le " réformisme ". Opposition très discutable dès 1920 et la scission de la SFIO à Tours (il faut se rappeler le discours de Blum à la fin du congrès de Tours, déniant les tendances réformistes dont on l’accusait et s’inscrivant clairement dans une perspective révolutionnaire...), mais poussée par la suite jusqu’à la caricature par le stalinisme.

Dans cet affrontement mortifère au sein du mouvement ouvrier à partir des années 20 entre ses deux tendances principales, le communisme et la sociale démocratie, l’idéologie de l’indépendance syndicale est devenue une sorte de refuge, tant pour les bureaucraties syndicales cherchant à se préserver des coups, que pour les militants ouvriers brisés et terrorisés par les violences staliniennes. C’est en réalité cela qui a mythifié et enraciné la " Charte d’Amiens " dans l’imaginaire collectif du syndicalisme français.

Et cette tendance s’est encore renforcée avec la brutalité du début de la guerre froide, en 1947, qui a conduit à la nouvelle scission entre la CGT et la CGT-FO. Il faut reconnaître que dans ce contexte, le " bouclier " offert par la référence à la " Charte d’Amiens " aux syndicalistes refusant l’enrôlement dans le système stalinien international était difficile à remettre en cause.

5 En guise de conclusion

Aujourd’hui, depuis la chute du mur de Berlin en 1989, ce n’est bien sûr plus l’affrontement entre le stalinisme et la sociale démocratie qui divise la gauche. Néanmoins, les divisions demeurent et elles continuent de nourrir la division syndicale et à entretenir l’idéologie bornée de l’indépendance syndicale élevée comme mythe fondateur. Œuvrer pour l’unité de la gauche, c’est pour les militant de PRS contribuer partiellement résoudre la question du rapport entre le syndicalisme et la politique.

Jean Jaurès

La République sans le Socialisme est inutile, le Socialisme sans la République est impossible

5.1 Vive l’unité ouvrière, vive la République Sociale !

Mais au-delà du lien de conséquence entre les divisions de la gauche et l’incapacité à concevoir sereinement une relation entre syndicalisme et action politique dans la perspective d’une transformation sociale alternative au capitalisme, il faut également soulever la question de la reconnaissance du cadre républicain comme cadre d’action pour l’émancipation.

Comme on l’a vu, la tradition anarcho-syndicaliste qui s’est enracinée en France est le produit, à l’origine, d’une double défiance : Défiance, d’abord, vis-à-vis des partis, caractérisés par leurs divisions, rejetés pour leur " influence déprimante de l’action politique sur les syndicats " (comme disait Griffuelhes), et stigmatisés pour leur réformisme intrinsèque.

Défiance surtout vis-à-vis de la République. Toujours selon Griffuelhes, la construction de la CGT à partir de 1899 est marquée par " la réaction des syndicats contre la démocratie ".

Or, le socialisme républicain dont se réclament les militants de PRS s’inscrit dans la lignée de la pensée de Jaurès selon laquelle la République sans le Socialisme est inutile, le Socialisme sans la République est impossible.

Il y a là une contradiction fondamentale entre les militants républicains de gauche et ceux des syndicalistes (ou autres militants politiques d’ailleurs) qui entretiennent une ambiguïté sur l’acceptation - ou non - du cadre républicain comme celui de l’action sociale et politique. Cette ambiguïté sur la question républicaine n’est peut-être pas étrangère au fait que le mythe de la " Charte d’Amiens " ait traversé le siècle, offrant là un abris confortable permettant d’éviter d’y répondre clairement.

Comme on le voit, le concept de République Sociale permettra peut-être de revitaliser un débat sclérosé sur la question du rapport entre syndicalisme et politique. Jean Jaurès, infatigable combattant pour la réalisation de République Sociale ne s’était-il pas fixé, juste après que l’Unité socialiste ait été réalisée en 1905, l’objectif supérieur de la réalisation de " l’Unité ouvrière ", c’est à dire l’unification du combat social et politique pour l’émancipation ?

A l’occasion du centenaire, nul doute que le débat va ressurgir. Il y aura bien sûr des nostalgiques qui, pour une raison ou une autre, contribueront à entretenir le mythe du texte inaliénable d’Amiens, se refusant à le considérer comme un événement historique susceptible d’être reconsidéré à l’aune des événements et des enjeux de notre époque. Il semble cependant qu’au sein des différentes sensibilités de la gauche, et au sein des organisations syndicales elles-mêmes, des voix commencent à se faire entendre pour poser des questions pertinentes, tant sur le texte lui-même, et son histoire, que sur la problématique que la " Charte d’Amiens " pose.

A suivre, donc...

B) Octobre 1906, le congrès de la CGT adopte la «  charte d’Amiens  »

Fondée en 1895, la jeune centrale syndicale, à l’occasion de son IXe congrès, met en débat l’indépendance syndicale vis-à-vis des partis politiques, notamment par rapport à la toute jeune Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). En sortira un texte fondateur.

Du 6 au 13 octobre 1906, la CGT, fondée en 1895, réunit son IXe congrès à Amiens. Longtemps inconsistante, la jeune centrale s’est refondée quatre ans plus tôt et des militants de formation anarchiste se sont trouvés placés à sa tête. Depuis 1902, la CGT a fortement grandi (elle est passée de 122 067 adhérents à 203 273) et a amélioré son fonctionnement, mais elle reste une organisation d’avant-garde.

Le congrès, composé de 297 délégués, est essentiellement saisi de onze points de discussion.

La question des « rapports de la CGT et des partis politiques » doit être examinée lors de la discussion des « Modifications aux statuts ». Autant dire qu’assez peu d’attention est accordée à un sujet qui paraît, dans son principe, résolu depuis les origines de la CGT.

Remettre la question à l’ordre du jour n’est cependant pas incongru, en raison de la création, une année plus tôt, de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), dont le congrès doit, en novembre 1906, examiner l’attitude à adopter à l’égard de la CGT.

L’émergence de la SFIO, qui s’affirme fortement orientée à gauche, inquiète beaucoup la CGT qui voit en elle une concurrence possible et redoute également que la subordination du syndicalisme au politique que prône Jules Guesde ne se combine aux dérives opportunistes possibles d’un socialisme parlementaire incarné par Jean Jaurès.

En tout cas, la question « des rapports devant exister entre les organisations économiques et politiques du prolétariat » vient l’après-midi du jeudi 11 octobre.

Quarante-deux délégués se sont inscrits pour la discussion qui va occuper trois séances, mais, en définitive, trois courants s’étant révélés, neuf orateurs parleront à raison de trois par courant,

Victor Renard, secrétaire de la fédération du textile et guesdiste affiché, ouvre la discussion en proposant que le comité confédéral s’entende « toutes les fois que les circonstances l’exigeront, par des délégations intermittentes ou permanentes, avec le conseil national du Parti socialiste, pour faire plus facilement triompher les principales réformes ouvrières ». Cette position est combattue par ceux qui, de formation anarchiste, considèrent que l’action économique (syndicale) est essentielle et ne doit pas se mêler à l’action politique (parlementaire). Auguste Keufer, du livre, connu pour ses positions réformistes, préconise une action parallèle qui n’implique pas une entente officielle.

Au cours du débat, plusieurs ordres du jour sont proposés en opposition à celui du textile qui, mis aux voix, ne recueille que 34 suffrages (on dénombre 736 voix contre et 37 bulletins blancs). À la suite de ce vote, Victor Griffuelhes, qui se déclare syndicaliste révolutionnaire et est alors le principal dirigeant de la CGT, présente sous son nom, à son tour, un ordre du jour auquel va se rallier le congrès puisque 834 voix se portent en soutien (on décompte huit voix contre et une abstention).

Une conception syndicale profondément originale

Que propose la charte d’Amiens  ? Que faut-il penser de ce texte qui va bientôt entrer dans la légende sous l’intitulé de « charte d’Amiens »  ? Le texte se situe en droite ligne de la rédaction de l’article 1.2 des statuts adoptés en 1902 qui déclarait  : « (La CGT) groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat ». Le rapport salarial déclaré conflictuel et sa nature strictement économique fondent le syndicat comme « groupement essentiel » chargé d’une double besogne, immédiate et d’avenir. Autrement dit, le syndicat est conçu comme un organisme de défense et de conquête jusqu’à la prise en main de la société par les producteurs associés.

Les partis sont mis sur le même plan que les sectes (le mot a intrigué mais paraît désigner les organisations anarchistes). Au fond, la « charte d’Amiens » affirme le refus simultané de l’apolitisme réformiste, du parlementarisme socialiste, de la chapelle libertaire.

On observera que l’État n’apparaît pas de manière explicite dans le texte et que, plus généralement, demeure implicite la question de l’expropriation capitaliste dont les formes de substitution ne sont pas évoquées.

Le silence de ce texte sur des questions aussi lourdes nourrira beaucoup de débats à l’heure de la révolution d’Octobre et ouvrira sur des interprétations diverses dont les échos sont encore sensibles aujourd’hui. En affirmant le syndicalisme comme pansyndicalisme, autrement dit comme le moyen capable de provoquer et de réaliser une révolution sociale radicale fondée sur une auto-organisation des producteurs, la « charte d’Amiens » a, en tout cas, établi dans le paysage social international une conception syndicale profondément originale et installé, pour quelques années, les stricts principes d’une orientation syndicaliste révolutionnaire. la charte d’amiens (extraits)

« La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat… (Cette) déclaration est une reconnaissance de la lutte de classes qui oppose, sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière. Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers. (…) Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme  ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste  ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale. »

André Narritssens syndicaliste historien

Repères

25 mai 1864 La loi Ollivier entérine la suppression du délit de coalition et de grève.

21 mars 1884 Vote de la loi légalisant les syndicats professionnels ouvriers et patronaux.

1886 Création de la Fédération nationale des syndicats (FNS), d’inspiration guesdiste.

Septembre 1895 Fondation de la Confédération générale du travail (CGT) à Limoges.


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