Au-delà des appréciations politiciennes et des récupérations électoralistes de l’immigration, il est nécessaire de s’interroger sur la nature économique profonde de l’immigration sans perdre de vue les rapports de classe.
Premier texte : L’analyse marxiste de la migration
Source : http://theses.univ-lyon2.fr/documen...
Dans une perspective marxiste, le chômage est en lui-même un facteur de migration internationale. Analysant les effets destructeurs de l’avènement du capitalisme en Angleterre – destruction des structures sociales internes –, Marx évoquait les migrations d’ouvriers anglais « en surnombre » vers les colonies telles que les Indes Orientales qu’ils transformèrent en champs de production de matières premières pour la métropole32.
Marx n’a pas directement traité les phénomènes migratoires mais il a cependant souligné trois différences dont deux peuvent servir de point de départ d’une analyse de l’immigration33. La première différence est celle qui existe dans l’intensité et la productivité du travail. Pour un même volume horaire de travail, l’intensité moyenne du travail est différente selon les pays et ce d’autant plus qu’elle dépend de la nature des rapports sociaux dans chaque pays. La productivité peut aussi être différente ceteris paribus – hypothèse d’égalité de l’intensité de travail dans les différents pays. Le pays dont le travail est plus productif n’est pas obligé de baisser le prix au niveau de sa valeur, la valeur d’un travail étant égale à l’intensité fournie. D’où la différence entre prix et valeur est, en situation d’échange international, la première source d’exploitation des pays moins productifs par les nations plus productives.
Le second aspect concerne les différences dans les niveaux de salaire nominal. Le taux de salaire nominal est plus élevé dans les pays les plus avancés telle que l’Angleterre du XIXe siècle à cause notamment de l’augmentation des prix des biens salariaux.
La théorie marxiste des déplacements de facteurs ne constitue pas une originalité comparativement à l’analyse néoclassique dans la mesure où l’on retrouve presque les mêmes variables explicatives, à savoir les écarts de productivité, l’unité du marché international et la concurrence parfaite.
R.-E. Verhaeren (1990)34 propose de distinguer plusieurs niveaux d’approche dans le courant de pensée marxiste. Le premier niveau d’approche est celui qui est adopté par plusieurs auteurs. Pour ces derniers, les mouvements migratoires entre les pays s’expliquent par le salaire (nominal) élevé dans le pays récepteur. Cette approche est souvent enrichie par des réflexions axées sur le fonctionnement du marché du travail et l’équilibre entre l’offre et la demande de travail. Ce premier niveau est fondamentalement proche de certaines des hypothèses néo-classiques.
Le deuxième niveau d’approche s’intéresse à la problématique du développement supérieur dans les nations d’immigration. L’inégal développement crée une situation d’attractivité pour le niveau supérieur de développement. Autrement dit, les mouvements de main-d’oeuvre s’orientent des pays les moins avancés vers les régions plus prospères. Ainsi, l’écart entre le niveau de développement qui est la source de l’échange inégal devient aussi la source de la migration de la main-d’oeuvre. Dans cette optique, le sous-emploi est étroitement lié au sous-développement et le plein-emploi au développement supérieur du capitalisme.
Les déplacements de travailleurs répondent aux besoins supplémentaires de main-d’oeuvre des pays développés qui se trouvent en permanence dans une situation d’expansion économique et de quasi plein-emploi. Cette approche est très simpliste car elle fait fi de la réalité. En particulier, elle ne peut expliquer l’existence concomitante d’un taux de chômage élevé dans les pays développés et la permanence d’un haut niveau d’emploi des travailleurs migrants avec parfois une poursuite de l’immigration. Là aussi, l’analyse est essentiellement centrée sur le fonctionnement du marché du travail. Compte tenu de ses hypothèses restrictives, cette approche de développement inégal écarte les migrations vers les pays moins développés encore moins les migrations croisées.
R.-E. Verhaeren (1990) a proposé une théorie des migrations internationales qui, tout en intégrant les apports de la recherche économique et d’autres disciplines sur la question, se fonde sur l’oeuvre de Marx. Il puise dans l’appareil conceptuel marxiste certains concepts telles que l’accumulation primitive, la surpopulation relative pour étayer sa théorie. Chacun de ces concepts a constitué un instrument de compréhension d’une ou de plusieurs des facettes du phénomène migratoire. Il aboutit à deux principaux résultats : • L’emploi de la main-d’oeuvre immigrée constitue pour les capitalistes une opportunité d’accroître le taux d’exploitation de l’ensemble de la force de travail notamment à travers un affaissement de la structure salariale globale, une précarisation des conditions d’emploi35.
• La force de travail étrangère joue un rôle régulateur vis-à-vis de la conjoncture économique, et vis-à-vis des cycles saisonniers de l’activité. Elle permet d’augmenter la disponibilité de la main-d’oeuvre en période d’expansion du capitalisme et d’amortir les effets de la crise sur l’emploi en période de ralentissement conjoncturel ou lors des redéploiements du capital – restructurations ou réaménagements de l’appareil productif.
Ces résultats corroborent ceux établis par C. Mercier (1977) qui considérait l’immigration comme une solution à la rareté tendancielle de main-d’oeuvre non qualifiée dans les pays capitalistes développés lors des périodes de croissance extensive. Le manque structurel et permanent de forces de travail non qualifiées pendant les phases d’expansion forte constituant un blocage de l’accumulation du capital, l’immigration contribue ainsi à rétablir la rentabilité du capital.
Notes
32. M. Byé et G. Destanne de Bernis (1987), op. cit.
33. La troisième différence réside dans les compositions organiques du capital. Le niveau élevé des salaires dans le pays le plus développé engendre une augmentation du capital constant (c) par rapport au capital variable( v) et donc une composition organique du capital différente de celle du pays le moins avancé. Cette situation aboutit à une baisse du taux de profit dans le pays le plus développé ; ce qui pousse les capitalistes à aller dans les pays en développement pour compenser la baisse du taux de profit. A. Emmanuel (1969) s’appuie, entre autres, sur cette différence pour fonder une explication des mouvements de capitaux. Arrighi Emmanuel [1969]. L’échange inégal, Maspéro, Paris.
34. R.-E. Verhaeren [1990]. Partir ? Une théorie économique des migrations internationales, Grenoble, PUG, 316 p.
35. L’auteur y voit une occasion pour la classe des exploités de s’unir pour revendiquer une rémunération plus juste de la force de travail.
Fin des 2 textes
(« le prolétaire » ; N° 466 ; Mars-Avril-Mai 2003)
Source : http://www.pcint.org/03_LP/466/466_...
Le phénomène de l’immigration des prolétaires n’a rien de nouveau et les marxistes ont abondamment traité ce thème, à commencer par Engels lui-même dès 1845 dans son livre sur « La situation de la classe laborieuse en Angleterre ». Marx en parle dans Le Capital, entre autres dans le passage suivant :
« Le progrès industriel, qui suit la marche de l’accumulation, non seulement réduit de plus en plus le nombre d’ouvriers nécessaires pour mettre en œuvre une masse croissante de moyens de production, il augmente en même temps la quantité de travail que l’ouvrier individuel doit fournir. A mesure qu’il développe les pouvoirs productifs du travail et fait donc tirer plus de produits de moins de travail, le système capitaliste développe aussi les moyens de tirer plus de travail du salarié, soit en prolongeant sa journée, soit en rendant son labeur plus intense, ou encore d’augmenter en apparence le nombre des travailleurs employés en remplaçant une force supérieure et plus chère par plusieurs forces inférieures et à bon marché, l’homme par la femme, l’adulte par l’adolescent et l’enfant, un yankee par trois Chinois. Voilà autant de méthodes pour diminuer la demande de travail et en rendre l’offre surabondante, en un mot, pour fabriquer des surnuméraires.
L’excès de travail imposé à la fraction de la classe salariée qui se trouve en service actif grossit les rangs de la réserve et en augmentant la pression que la concurrence de la dernière exerce sur la première, force celle-ci à subir plus docilement les ordres du capital » (1). En résumé, la bourgeoisie utilise l’importation de travailleurs étrangers afin de grossir l’armée industrielle de réserve et augmenter la concurrence, cette « guerre de tous contre tous », entre prolétaires.
Marx détaille ce phénomène de la concurrence entre ouvriers « nationaux » et immigrés pour ce qui est des ouvriers irlandais en Angleterre et ses remarques sont extrêmement riches d’enseignement : « A cause de la concentration croissante de la propriété de la terre, l’Irlande envoie son surplus de population vers le marché du travail anglais, et fait baisser ainsi les salaires, et dégrade la condition morale et matérielle de la classe ouvrière anglaise.
Et le plus important de tout ! Chaque centre industriel et commercial en Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles, les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen hait l’ouvrier irlandais comme un concurrent qui abaisse son niveau de vie. Par rapport au travailleur irlandais, il se sent un membre de la nation dominante, et ainsi se constitue en un instrument des aristocrates et des capitalistes de son pays contre l’Irlande, renforçant ainsi leur domination sur lui-même. Il nourrit des préjugés religieux, sociaux et nationaux contre le travailleur irlandais. Son attitude envers lui est très semblable à celle des « pauvres blancs » envers les « nègres » des anciens Etats esclavagistes des USA. L’Irlandais lui rend d’ailleurs la pareille, et avec intérêts. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois le complice et l’instrument stupide de la domination anglaise en Irlande.
Cet antagonisme est artificiellement maintenu et intensifié par la presse, les orateurs, les caricatures, bref, par tous les moyens dont disposent les classes dominantes. Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, en dépit de son organisation. C’est le secret grâce auquel la classe capitaliste maintient son pouvoir. Et cette classe en est parfaitement consciente » (2). De même aujourd’hui la classe capitaliste est parfaitement consciente que la division entre prolétaires immigrés et français est un facteur clé de la paralysie de la classe ouvrière et elle entretient par tous les moyens cette division, cette hostilité, ce racisme, ce sentiment de supériorité nationale ; cela se traduit dans les syndicats et jusque dans beaucoup d’organisations qui se disent « ouvrières » ou « révolutionnaires » par une indifférence foncière envers le sort de cette fraction importante du prolétariat.
Un autre point, le rôle potentiellement très important pour la lutte prolétarienne et son internationalisation que joue l’immigration est souligné par Lénine :
« Le capitalisme a créé une sorte particulière de transmigration des peuples. Les pays dont l’industrie se développe rapidement, utilisant davantage de machines et évinçant les pays arriérés du marché mondial, relèvent chez eux les salaires au-dessus de la moyenne et attirent les ouvriers salariés des pays arriérés.
Des centaines de milliers d’ouvriers sont ainsi transplantés à des centaines et des milliers de verstes. Le capitalisme avancé les fait entrer de force dans son tourbillon, les arrache à leurs contrées retardataires, les fait participer à un mouvement historique mondial et les met face à face avec la classe internationale puissante et unie des industriels.
Nul doute que seule une extrême misère force les gens à quitter leur patrie, que les capitalistes exploitent de la façon la plus éhontée les ouvriers émigrés. Mais seuls les réactionnaires peuvent se boucher les yeux devant la signification progressive de cette moderne migration des peuples. Il n’y a pas et il ne peut y avoir de délivrance du joug du capital sans développement continu du capitalisme, sans lutte des classes sur son terrain. Or, c’est précisément à cette lutte que le capitalisme amène les masses laborieuses du monde entier, en brisant la routine rancie de l’existence locale, en détruisant les barrières et les préjugés nationaux, en rassemblant des ouvriers de tous les pays dans les plus grandes fabriques et mines d’Amérique, d’Allemagne, etc… » (...).
Et il ajoute : « La bourgeoisie cherche à diviser en excitant les ouvriers d’une nation contre ceux d’une autre. Les ouvriers conscients, comprenant qu’il est inévitable et progressif que le capitalisme brise toutes les cloisons nationales, s’efforcent d’aider à éclairer et à organiser leurs camarades des pays arriérés ».
Voilà quelle devrait être l’attitude constante des prolétaires et de leurs organisations de classe, voilà quelle est notre perspective !
(1) « Le Capital », Livre 1, 7,25 (2) Lettre à S. Meyer et A. Vogt, 9/4/70. (3) « Le capitalisme et l’immigration des ouvriers », Lénine, Oeuvres, Tome 19.
Hervé Debonrivage
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