texte de 2007
Pourquoi s’intéresser à la vie politique de l’Amérique latine ? Parce qu’elle nous implique. En effet, selon les périodes, ce qui s’y passe nous prolonge, nous préfigure ou nous reprend, nous, les Européens. Je veux dire, pour être précis : ceux du Sud méditerranéen de l’Union européenne. En effet les matrices politiques à l’œuvre ont une trame commune faite d’archétypes idéologiques et de moteurs d’action similaires. Nous les Français, méconnaissons le plus souvent la part essentielle que nous y avons, et surtout l’inscription de cette dernière dans la longue durée historique.
Le miroir
Dès lors ce qui s’observe là bas fonctionne comme un miroir qui nous dépeint, nous prévient ou nous confirme, avec le décalage de rythme, de forme et même de contenu que la réalité produit toujours, même quand elle se répète. Cet effet miroir d’une rive à l’autre de l’océan n’a jamais cessé depuis la Conquête du nouveau monde. Il s’est approfondi avec la standardisation des modes de production puis celle des moeurs. Il en va de même en politique. Dès lors c’est une exigence urgente d’observer avec soin ce qui s’y passe. L’Amérique latine a été la première a recevoir le choc des politiques néo libérales dans leurs versions les plus féroces. Elle est a présent la première à connaître un processus continental de rejet de ces politiques. Différent d’un pays à l’autre, parfois très profondément, ce processus a pourtant des points communs qui peuvent nous suggérer un horizon d’action. En fait, il s’agit de la première vague révolutionnaire depuis la chute du mur de Berlin dont on avait dit qu’elle scellait la « fin de l’histoire », c’est-à-dire la fin de toute alternative au système dominant.
Hélas, aujourd’hui la pensée politique de la gauche française est quasi totalement européo-centrée. En cédant a ce rabougrissement des centres d’intérêt, le socialisme français réduit ses sources d’apprentissage et appauvrit son imagination politique. Naturellement je mets en garde : aucun modèle transposable depuis l’Amérique latine n’est disponible pour notre action,. Je note que les adulateurs de la social-démocratie européenne ne prennent jamais cette précaution intellectuelle alors même que les structures étatiques, partidaires et culturelles de l’Europe du nord sont bien plus éloignées des nôtres que ne le sont celles des républiques de l’Amérique latine.
De la révolution à la révolution
L’évidence de la langue parlée par presque tous (espagnole et portugaise) et de l’organisation culturelle du sous continent cache aux regards distraits la part française de l’histoire politique latino américaine. Elle est pourtant déterminante. Je ne parle pas des découvreurs français de telle ou telle zone, ni du commerce, ni de l’immigration, quoique l’on ait recensé sur place, avant 1912, une présence représentant 3 à 4% de la population française. Il s’agit de la participation directe des Français, c’est-à-dire de leurs idées philosophiques et révolutionnaires dans la formation de nombre de nations latino-américaines, puis dans leur développement, jusqu’au point où celles-ci ont été appropriées et développées sur des chemins parfois bien plus fermes et cohérents qu’ils ne l’étaient chez nous.
Quelques images émouvantes souvent évoquées signalent cet enracinement oublié par trop d’élites. Ainsi des dizaines de milliers d’Argentins fêtant spontanément devant le palais présidentiel à Buenos Aires la libération de Paris. Ou bien l’indépendance du Brésil célébrée au son de la marseillaise tandis que le drapeau national porte la devise positiviste d’Auguste Comte « Ordre et Progrès ». Je clos immédiatement ces évocations qui seraient trop longues à énumérer. Le plus souvent on sait que Simon Bolivar agissait au nom des principes des Lumières et de ses références à la grande Révolution française. On peut aussi lire sur l’arc de triomphe à Paris le nom du général Miranda qui combattit dans nos armées depuis Valmy et on ouvre alors un chapitre formidable de l’histoire parallèle de la Révolution française et des luttes d’indépendance nationale en Amérique latine.
Mais la contribution des Lumières à la culture révolutionnaire latino américaine a aussi des sources directes plus fortes encore. Elles appartiennent à l’histoire enfouie de l’esclavage et de la résistance que les noirs captifs ont opposée, dès la première heure, à leurs oppresseurs. Les marrons, esclaves en fuite, bâtirent de véritables zones autonomes. Ils n’étaient pas cantonnés aux seules Caraïbes où la révolution des esclaves finira par créer la République noire d’Haïti. Ils étaient répandus dans toute l’Amérique latine où les esclaves noirs ont été obligés d’assurer la relève de la servitude des Indiens. Dès lors l’abolition décidée par la Convention révolutionnaire à Paris va provoquer une vague insurrectionnelle généralisée qui venant en appui des luttes nationales et approfondir leur contenu révolutionnaire.
Les « négros francés » sont la hantise des possédants et des autorités de toute la région. Rien ne vint à bout de leur indomptable énergie, pas même la honte du rétablissement de l’esclavage par Napoléon. Non seulement les tenants locaux de l’Ancien Régime les exècrent et les massacrent sitôt qu’ils le peuvent, mais les bourgeoisies locales nationalistes ne leur sont guère plus favorables que les bourgeois de Paris a l’égard de la sans-culotterie des faubourgs. Il y avait de quoi. Un exemple parmi nombre d’autres : en 1795, sous le commandement de Victor Hugues qui avait été l’envoyé de la Convention pour promulguer l’abolition dans les colonies françaises des Caraïbes, une troupe guerrière de « négros francés » lance une attaque sur le Vénézuéla pour y établir la « loi des Français », c’est-à-dire : l’abolition et la République ! De sorte que ces hommes et leurs idées furent de toutes les luttes de leur temps au cours desquelles se fonda une identité latino américaine distincte de ses racines espagnoles et portugaises.
Longtemps encore après, « l’afrancesado » a désigné là-bas comme en Espagne, de manière pas toujours flatteuse, le raisonneur athée sous influence des Lumières. Par contre coup, ni les élites françaises locales, ni les jeunes gens du cru formés dans les écoles confessionnelles françaises, très prisées sur place, n’appréciaient beaucoup l’image sulfureuse de la France révolutionnaire vécue comme le modèle de la République quasi libertaire et anticléricale qu’il fallait éviter de reproduire. De la sorte, ce n’est pas seulement une idée qui a été propagée et réinvestie localement, c’est aussi sa contradiction et les polémiques que les deux provoquent. Je le mentionne pour souligner la profondeur des connivences que nous avons dans nos réflexes intellectuels. Elle prend place dans un cadre plus large où nous partageons déjà, outre la connotation libératrice de l’idée révolutionnaire, une définition de la nation toute politique et non ethnique ou religieuse, et un goût très prononcé pour la formalisation juridique de toutes les relations civiles et sociales. Il s’agit là pour finir d’une trame très structurante pour l’action et la pensée politique. Ainsi quand le président Hugo Chavez lit à la télévision des passages des Misérables et fait une distribution de masse dans les quartiers populaires de cette œuvre de Victor Hugo, il prolonge une vieille histoire. Mais sait-il que Victor Hugo est aussi l’auteur d’une correspondance abondante avec les révolutionnaires latinos américain de son temps qui le consultaient dans son exil à Guernesey ? Noble implication : quand les armées française s’engagent au Mexique pour soutenir l’empereur bidon que Napoléon III y a installé, le poète maintient le lien des Lumières en écrivant une adresse aux révolutionnaires mexicains : « ce n’est pas la France qui vous fait la guerre, c’est l’Empire ». C’est tout ce terreau qui est mis à contribution dans l’actuelle vague de révolution démocratique. Elle nous parle donc une langue familière.
L’ouragan libéral
Sous l’impact de la révolution néo-libérale aux Etats-Unis dans les années 1980, l’Amérique latine a été massivement soumise aux recettes de choc du libéralisme. Déréglementation, privatisation, baisse de dépenses publiques ont déferlé avec l’appui des institutions financières internationales. Enchaînés aux humeurs du capitalisme mondial par la dette et privés de leurs principaux leviers d’action économique (monnaie, ressources naturelles, budgets), plusieurs pays latino-américains furent littéralement martyrisés. Exposés aux crises financières à répétition, ils subirent une aggravation spectaculaire de la déchirure sociale de leur société déjà minées par les inégalités.
Il est frappant de se souvenir que la première expérience des recettes des monétaristes les plus exaltés fut faite au Chili sous Pinochet... Mais la vitrine de la cure libérale des pays latino-américains fut l’Argentine où les solutions de l’Ecole de Chicago furent appliquées autoritairement durant toutes les années 1970 et 1980. Ce n’est pas un hasard si ce fut dans le pays converti le plus précocement et le plus férocement au libéralisme que se déroula la crise financière puis économique et sociale la plus violente du sous-continent de 1998 à 2004. Appauvri par les baisses d’impôts pour les plus riches et réduit à ses seules fonctions répressives, l’Etat y avait perdu toute fonction de stabilisation macro-économique. L’austérité budgétaire empêchait toute relance et l’enchaînement de la monnaie nationale au dollar conduisait à une rigueur monétaire aberrante. Privatisés au profit de capitaux privés étrangers, tous les secteurs clefs du pays (énergie, transports, banques) furent saccagés par la volatilité des capitaux. Résultat : alors que l’Argentine était dans les années 1950 parmi les dix premières puissances économiques mondiales, sa richesse nationale a régressé de 21 % de 1998 à 2001, le chômage a bondi de 5 % à 23 % et les fonctions vitales du pays ont été complètement désorganisées. Des pannes géantes d’électricité et des pénuries d’essence en 2004 ont ponctué la descente aux enfers de la déréglementation généralisée. L’Etat asphyxié ne fut même plus en mesure de faire fonctionner le système monétaire. Alors l’Argentine bascula pendant des mois dans une économie de trocs et d’échanges par des monnaies de substitution. Sous la secousse devenue incontrôlable, la sphère politique se volatilisa avec l’élection de trois présidents de la République en un an.
L’exemple paroxystique de l’Argentine se retrouve sous des formes diverses dans d’autres pays. En Bolivie, la politique de privatisation systématique des compagnies pétrolières, des télécommunications, de l’électricité, de l’eau et du gaz dans des conditions léonines au profit de compagnies étrangères a laissé le pays en ruines. Déjà faible et peu performant, l’Etat appauvri est devenu incapable d’assurer des fonctions administratives aussi essentielles que le cadastre ou l’état civil. Le système fiscal évidemment disparut en grande partie. Les deux tiers de la surface du pays, en Amazonie, ont été soustrait à toute présence de l’Etat de sorte que l’esclavage y a été rétabli de fait dans les grandes propriétés. Après deux bains de sang et deux présidents en un an le système politique traditionnel s’est effondré. Au Venezuela, la combinaison des politiques de libéralisation des prix des services publics et des denrées alimentaires, et de rigueur salariale par le blocage des salaires et la réduction du traitement des fonctionnaires, coula la croissance et engendra une interminable crise sociale. Après l’inévitable période d’émeutes et de scandales de corruption tout le système politique fut volatilisé à la première élection présidentielle suivant ce chaos.
Un véritable apartheid social
Le premier résultat social des politiques libérales fut l’extension considérable du champ déjà vaste de la pauvreté de masse. Depuis les années 1980, le nombre de pauvres en Amérique latine a augmenté de 91 millions et celui des indigents (menacés dans leur survie) de près de 40 millions. En Argentine, le taux de pauvreté passa de 19 % en 1999 à 57 % en 2002 dans un pays dont le niveau de vie moyen dépassait celui de l’Espagne et du Portugal dans les années 1980. Au Venezuela le taux de pauvreté est passé de 20 % environ au début des années 1990 à plus de 50 % en 1993 au plus fort de la politique d’austérité. Au Pérou, de 1985 à 1990, le taux de pauvreté du pays a bondi de 41 % à 55 %. Au Brésil, la très grande pauvreté a explosé : à l’arrivée de Lula au pouvoir près de 10 % de la population vivait avec moins de un dollar par jour, le plus souvent en situation de famine. En Bolivie enfin, l’apartheid social recouvre un apartheid ethnique puisque c’est la majorité indienne de la population (65 %) qui vit dans la pauvreté et l’économie de survie. Elle se concentre dans les villes de l’Altiplano, et notamment à El Alto dont les 800 000 habitants cumulent tous les facteurs de pauvreté : 75 % des familles n’ont accès à aucun soin médical, 40 % de la population est analphabète, 20 % n’ont ni eau potable ni électricité et 80 % vivent dans des rues en terre. Ces exemples concentrent le tableau général. Bien sûr les peuples y ont cherché une issue.
La social-démocratie dans l’impasse
C’est d’abord vers les partis sociaux-démocrates que le camp populaire s’est tourné. Certains d’entre eux avaient incarné la résistance aux dictatures militaires ou étaient les héritiers des luttes décolonisatrices. En Bolivie (MIR), au Brésil (PSDB), au Venezuela (AD) ou encore au Pérou (APRA), ce sont ainsi des partis sociaux-démocrates, souvent affiliés à l’Internationale socialiste, qui promirent de faire reculer la pauvreté « tout en modernisant l’économie » par des mesures de libéralisation. Dès lors, en dépit des alternances électorales, les mêmes politiques économiques ont été poursuivies. Au fil du temps, la donne politique s’est ajustée et les sociaux-démocrates de tout le sous-continent sont entrés dans des alliances avec la droite pour conserver le pouvoir. L’échec de ces politiques finit dans les émeutes, les bains de sang et l’explosion pure et simple du champ politique traditionnel. Dans chaque cas le cycle est identique : une double alternance entre la droite et les sociaux-démocrates appliquant à tour de rôle ou ensemble « la seule politique possible », puis le champ politique explose. Les anciens partis sont harassés, une force nouvelle naît à gauche sur un objectif de refondation de la Nation elle-même.
L’absence de changement politique lors des alternances électorales et l’image d’une collusion générale des partis politiques pour mener les mêmes programmes ont fait émerger des mouvements sociaux massifs. Ils ont été impuissants, dans un premier temps, tant qu’ils n’ont disposé d’aucun outil d’action politique. En Bolivie, ces mouvements sociaux se sont cristallisés autour du contrôle des ressources naturelles par la population et du refus de leur accaparement par les compagnies étrangères. En 2000 se produit d’abord la « guerre de l’eau », autrement dit une révolte des quartiers populaires contre la privatisation de l’eau. Le gouvernement auquel participent les sociaux-démocrates du MIR y répond par l’instauration de la loi martiale et l’interdiction d’émettre aux radios. En 2002-2003, les « guerres du gaz » voient cette fois-ci les populations les plus pauvres tenter un véritable blocus du pays pour empêcher le pillage de ses ressources. Le gouvernement y répond cette fois-ci par l’envoi de l’armée contre les quartiers insurgés faisant ainsi plus d’une centaine de morts en 2003.
Au Venezuela, c’est contre la chute du pouvoir d’achat (explosion des tarifs publics et blocage des salaires) que se structure la révolte : le 28 février 1989 - dit « Caracazo » - la foule manifeste pacifiquement à Caracas. Elle est cernée puis massacrée par l’armée en vertu du plan Avila décidé par le président social-démocrate Carlos Andres Perez : 3 000 morts !. En 1992, de nouvelles répressions des manifestations populaires font encore 250 morts.
En Argentine, le grand réalisateur Fernando Solanas a montré mieux que quiconque dans ses films la révolte profonde d’un peuple qui affronte le libéralisme à mains nues, sans partis, ni organisations, ni programmes. Le tableau de ces mouvements de Piqueteros est saisissant. Petits commerçants, ouvriers, chômeurs, ingénieurs, enseignants, vieilles dames retraitées, tous se retrouvent pour exprimer le rejet du libéralisme. Des commerçants ruinés reconvertissent les traditionnels maillots de foot en maillots à slogan « Halte à cette politique économique » ou « Libéralisme hors la loi ». Un gérant de Mac Donald évite la mise à sac de son établissement en distribuant gratuitement des boissons aux manifestants et aux grévistes. Des femmes de petits propriétaires empêchent les expropriations ou les ventes aux enchères des terres par les banques en entonnant l’hymne argentin au milieu des tribunaux. Des médecins des hôpitaux publics mettent en place un marché social du médicament pour contourner le marché commercial auquel la moitié de la population ne peut plus accéder.
Une société mobilisée de fond en comble contre le libéralisme, mais qui finit aussi par tourner en rond au cri de « Qu’ils s’en aillent tous ». Une impasse politique qui place rapidement les leaders du mouvement social (qui est beaucoup un mouvement de quartiers) devant la nécessité de surmonter leur rejet instinctif du politique pour commencer à construire une véritable alternative politique. Ce processus s’est répété dans plusieurs pays du sous-continent d’autant plus violemment pour le système politique traditionnel qu’il combinait l’insurrection urbaine et le renouveau de l’action indigène. Ce mélange particulièrement détonnant reproduisit la figure de l’alliance qui propulsa les luttes d’indépendance nationale et les mots emblématiques de souveraineté populaire et d’égalité des droits qui faisait l’essence de la « loi des Français » exportée par les esclaves...
Le bilan pour la gauche traditionnelle est alors terrible.
Dans tous ces pays, l’impossibilité de répondre aux besoins de la population en accompagnant le libéralisme dans le cadre national a concrétisé pour le plus grand nombre l’impasse de la social-démocratie incapable d’ouvrir une alternative et se chargeant de réprimer ceux qui s’y essayaient. Dans ces conditions, à bout de souffle et en bout de course dans nombre de pays, les anciens partis sociaux-démocrates furent tout simplement éliminés du paysage politique, privés de toute base sociale (AD au Venezuela, MIR en Bolivie, Parti Libéral en Colombie). Ailleurs, d’autres sociaux-démocrates n’ont réussi à surnager qu’en occupant l’espace politique perdu par les partis libéraux de droite en déroute. C’est notamment le cas au Brésil ou au Pérou. Là, les candidats sociaux-démocrates (Alckmin du PSDB au Brésil, Alan Garcia de l’APRA au Pérou) sont les candidats qui réalisent en leur faveur aujourd’hui l’union de la droite.
La réinvention de la gauche : des sources et des formes variées
Les partis politiques traditionnels étant littéralement balayés par le rejet populaire grandissant du libéralisme, les mouvements sociaux et les militants de gauche se sont retrouvés dans beaucoup de pays sans outil politique. Partout, ils ont été ainsi confrontés, comme au premiers temps du mouvement ouvrier, à la double nécessité de construire de nouvelles organisations politiques et de faire émerger des élites politiques totalement nouvelles du fait de la corruption généralisée des classes dirigeantes en place. D’un pays à l’autre, cette refondation intégrale de la gauche emprunte à différentes sources idéologiques :théologie de la libération, nationalisme, jacobinisme, marxisme, indigénisme en les combinant souvent les unes aux autres. Au plan pratique tous naissent de l’action populaire et leur point commun est le souci de maintenir le plus haut niveau possible d’implication et de mise en mouvement les secteurs les plus pauvres de la population.
Au Brésil, le PT, grand parti de la gauche embrasse tout le spectre idéologique de la gauche de la théologie de la libération, au trostkysme en passant par le réformisme. Il s’est construit sur des bases ouvrières solides et a toujours refusé d’être assimilé à la mouvance sociale-démocrate en refusant d’adhérer à l’Internationale socialiste.
Au Venezuela, le socialisme populaire du président Chavez incorpore les anciens mouvements communistes (notamment le Parti communiste) et d’extrême gauche et renouvelle le nationalisme bolivarien.
La Bolivie combine dans le MAS l’indigénisme lié à l’oppression séculaire des indiens majoritaires dans le pays et le syndicalisme ouvrier (mineurs) et paysan (cocalero). Le président Evo Morales est à l’image de ces deux sources du MAS.
L’inclassable péruvien Ollanta Humala cherche aussi à combiner les sources traditionnelles du mouvement ouvrier à la revendication d’égalité pour les indigènes en lui donnant comme perspective globale la renaissance de la nation comme puissance d’émancipation.
En Uruguay, le Frente Amplio de Tabaré Vasquez expérimente un front cosmopolite de petites forces politiques et sociales qui ont réussi à entraîner la société par leur action conjointe et à former une majorité électorale.
En Argentine, la réinvention de la gauche est encore incertaine d’un point de vue classique puisqu’elle est aujourd’hui préfigurée par la bifurcation anti-libérale engagée par Nestor Kirchner à partir du vieux parti péroniste au passé national corporatiste sulfureux. Mais l’audace de son action gouvernementale le classe clairement dans le peloton de tête de la nouvelle vague des révolutions démocratiques en Amérique latine.
En Equateur, après 10 ans d’intenses mobilisations impulsées par les mouvements indigènes, c’est un économiste en rupture avec la classe dirigeante, Rafael Correa, qui a réussi à accéder à la présidence de la République sur une ligne politique implacable face aux firmes multinationales et aux ingérences étrangères. La gauche y reste toutefois encore très éclatée et désorganisée entre un mouvement indigène très autonome et de petites organisations de gauche issues de la radicalisation d’une partie des classes moyennes dont est issu le président Corréa.
La gauche colombienne expérimente enfin avec succès une stratégie de front antilibéral de type linkspartei avec le Polo Democratico Alternativo qui rassemble tous les petits partis antilibéraux (communistes, trotskistes, socialistes en rupture) et qui est passé largement devant le Parti libéral (membre de l’IS) aux dernières présidentielles (2006) en obtenant 22 % contre 12 % pour les sociaux-démocrates au plus bas de leur histoire. La dynamique des antilibéraux ne parvient pas toutefois à mobiliser massivement la population qui reste terrorisée par le pouvoir conservateur et autoritaire d’Uribe (60 % d’abstention aux élections).
Quand les nouvelles organisations de gauche se construisent, certains peuples se heurtent ensuite aussi au verrouillage institutionnel mis en place par les gouvernements en exercice, rendant parfois quasi impossible l’utilisation des voies démocratiques existantes pour arriver au pouvoir. C’est le cas en Colombie ou au Mexique où les élections sont officiellement démocratiques mais manipulées dans la réalité. Mais alors loin de démoraliser le mouvement d’émancipation, ces situations débouchent sur un élargissement de la base populaire et une démoralisation des élites urbaines qui laissent le champ libre à l’action spontanée du terrain.. Au Mexique ce mouvement est devenu une insurrection larvée permanente. Nulle part l’énergie du mouvement civique ne s’est affaiblie après des revers de cette sorte. Ce signal parmi tant d’autres atteste du fait que la vague continentale est loin d’être retombée et qu’au contraire elle est dans sa phase ascendante.
Une politique du peuple
Quand elles parviennent au pouvoir, les nouvelles gauches latino-américaines dessinent dans leurs politiques des programmes différents, cela va de soi. Elles n’en ont pas moins en commun quatre points fondamentaux pour rompre avec les méfaits du libéralisme.
La refondation civique des nations grâce à des processus constituants
Les nouvelles gauches au pouvoir ont appliqué à leurs pays la même méthode que celle employée pour refonder la gauche : s’appuyer sur l’implication populaire dans le changement politique et social. La première condition du changement politique est d’abord pour eux l’élargissement continu du corps électoral qui permet de faire émerger le continent civique des pauvres et des indigènes largement tenus à l’écart de l’exercice des affaires publiques dans ces pays. Au Venezuela, le nombre de votants a quasiment doublé depuis 1998 grâce à l’inscription de plusieurs millions de pauvres sur les listes et au recul de l’abstention. Elu la première fois en 1998 avec 3,5 millions de voix, Chavez a été réélu avec 7,2 millions de voix en 2006, avec plus de 75 % de participation. En Bolivie, le gouvernement Morales a engagé un vaste chantier pour donner des papiers d’identité et inscrire sur les listes électorales 2 millions d’Indiens (sur 9 millions d’habitants) qui n’ont jamais eu de papiers et ne pouvaient donc être citoyens.
L’étape suivante du changement politique est l’élection d’assemblées constituantes pour redéfinir les principes mis au poste de commande des pays - libéralisme ou socialisme ? -, refonder les règles du jeu et relégitimer toutes les institutions de la vie collective. Après la Constituante vénézuélienne de1998, c’est au tour de la Bolivie d’engager ce processus constituant depuis 2006 et encore plus récemment de l’Equateur avec un niveau de participation au vote stupéfiant même pour les organisateurs du scrutin. Ces processus constituants permettent d’aboutir à des Constitutions qui garantissent à leur tour la poursuite de l’implication populaire et civique dans le changement social. Partout ils sont présentés comme une refondation de la nation elle-même.
La récupération de la souveraineté sur les grands outils de développement et l’appropriation sociale des ressources naturelles
Ce deuxième point est la conséquence intérieure logique du retour des peuples aux postes de commande des pays. A la fois source principale de revenu et instrument géopolitique à part entière, l’énergie est le principal objet de cette réappropriation sociale de la richesse nationale. Le Venezuela a ainsi repris en main publique la compagnie pétrolière PDVSA en organisant des mécanismes d’affectation de la rente pétrolière au financement des programmes sociaux. Il organise également le retour au monopole de l’exploitation pétrolière avec la nationalisation des compagnies qui exploitent les champs sous-marins de l’Orénoque grâce à des prises de participations majoritaires de PDVSA dans ces compagnies jusque-là contrôlées par une majorité de capitaux étrangers. Afin de faire cesser l’exploitation privée de sa ressource en gaz dans des conditions très défavorables à l’Etat, la Bolivie a aussi engagé la nationalisation des principales compagnies gazières. Après des années de sous investissement des compagnies privées, la reconstruction des infrastructures de l’économie passe aussi dans ces pays par des programmes de nationalisations de certaines compagnies de communication, d’énergie et de transport. Ce processus est également engagé en Equateur. En Argentine, l’annulation de la dette a la même signification.
La priorité aux plus pauvres : alimentation, logement, santé, éducation pour abolir l’apartheid social
La première réponse des nouvelles gauches latino-américaines à la pauvreté de masse n’a pas été d’abord économique ou sociale mais politique. Cette approche est résumée par la formule de Chavez : « pour régler le problème de la pauvreté, il faut donner le pouvoir aux pauvres ». C’est ensuite la condition pour assurer durablement que les intérêts du plus grand nombre restent bien aux postes de commande de l’Etat. Les politiques sociales qui en résultent sont particulièrement audacieuses et globales touchant à la fois l’alimentation (Mission Mercal au Venezuela, plan Zéro faim au Brésil), l’alphabétisation de masse et l’éducation (Mission Robinson au Venezuela et en Bolivie), la santé pour tous avec des centres publics de santé et des médecins de proximité (Mission Barrio Adentro au Venezuela), le logement ou encore le soutien aux travailleurs (hausse du salaire minimum de 35 % au Brésil) ... Et les résultats sont tangibles : 2 millions d’adultes alphabétisés au Venezuela mais aussi une proportion de personnes vivant avec moins de 1 $ par jour (extrême dénuement) qui est passée d’après le PNUD de 14,7 % à 8,3 % entre 1998 et 2004. De même au Brésil, l’aide alimentaire apportée à 11 millions de familles pauvres a permis de faire passer le taux de pauvreté de 26,7% à 22,7 % de la population au terme du premier mandat de Lula.
Ce recul de la pauvreté est aussi vertueux économiquement puisqu’il a permis de soutenir fortement la croissance de ces pays. Cruel démenti pour les institutions financières internationales, les pays moteurs de la croissance latino en 2005 ont tous d’une manière ou d’une autre réinvesti massivement dans les budgets publics et tourné le dos au consensus libéral. En tête des plus fortes croissances on trouve en effet : le Venezuela (18%), l’Argentine (8%) et le Brésil (5%).
L’affirmation du droit à décider d’après ses propres besoins de développement face à la superpuissance nord américaine et aux institutions financières internationales
Ce point est la conséquence extérieure du programme de récupération de leur souveraineté par les peuples concernés. Cela conduit ces pays à refuser la libéralisation commerciale américaine à l’image du front Venezuela-Brésil-Argentine qui a fait capoter la proposition états-unienne d’ALCA (en français, la ZLEA, Zone de libre-échange des Amériques) au sommet de Mar del Plata en 2005. Cela les conduit aussi à une prise d’autonomie effective face aux institutions financières internationales qui avaient conduit leurs pays à la ruine : remboursements anticipés au FMI par le Venezuela et le Brésil (pour économiser les intérêts) ou même refus pur et simple d’honorer une partie de la dette par l’Argentine.
La recherche de l’indépendance dans le développement conduit aussi ces pays à explorer plusieurs voies originales d’intégration régionale, du marché commun du MERCOSUR à l’ALBA (Alternative bolivarienne pour les Amériques) - qui regroupe Venezuela, Cuba, la Bolivie et l’Equateur et préfigure un système d’échanges coopératifs non marchands entre les états - , en passant par la coopération intergouvernementale de la Communauté andine des nations. Parmi ces nouvelles gauches au pouvoir en Bolivie, au Venezuela ou au Brésil, tous font aussi le constat de l’essoufflement des intégrations purement commerciales et intergouvernementales (CAN, Mercosur) et de leur incapacité à déboucher automatiquement sur une intégration politique.
Dans les pays dirigés par ces nouvelles gauches, malgré des questions militaires et de conflits de frontières à vifs, le nationalisme refuse toute perspective guerrière, traditionnellement au cœur des nationalismes de droite. Pour eux, l’indépendance et la puissance nationale sont avant tout des instruments pour restaurer la souveraineté du peuple sur des sociétés et des économies balkanisées par les intérêts privés et les capitaux étrangers.
Ils renouent ainsi avec les sources de gauche du nationalisme issu de la Révolution française, écartant résolument les dérives droitières et xénophobes dans lesquelles finit toujours par sombrer le nationalisme européen. Leur nationalisme n’est donc nullement incompatible avec un projet ambitieux d’intégration régionale comme l’ALBA dévelopée par Chavez. Inspiré par la Révolution française, le nationaliste Bolivar affirmait dès le début du XIXème siècle que la dispersion des latinos-américains en d’innombrables poussières de peuples était le meilleur rempart des puissances coloniales de l’époque. Ainsi l’actuel projet bolivarien revisite-t-il aussi le projet jacobin issu de la Grande Révolution de 1789-1793 : seule la souveraineté absolue du peuple peut rompre les oppressions économiques et seule l’union consciente de peuples libres peut faire reculer la domination étrangère, en l’occurrence celle des Etats Unis.
Quand elles exercent le pouvoir, les nouvelles gauches latino-américaines sont aussi confrontées à terme à la même impasse que les sociaux-démocrates auparavant : l’impossibilité face à la contrainte extérieure, notamment états-unienne, d’ouvrir une véritable alternative au libéralisme dans un cadre strictement national. Certes, les pays les plus puissants comme le Brésil ou le Venezuela peuvent arriver à ouvrir seuls des brèches dans le modèle libéral, parfois même au détriment de leurs voisins. C’est pour cela qu’à l’échelle du sous-continent, l’alternative progressiste n’est pas viable sans une intégration régionale beaucoup plus poussé. Elle servirait à la fois de bouclier protecteur pour les premières réalisations alternatives et de point d’appui pour les pays où la gauche est encore en quête du pouvoir. L’intégration démocratique du sous-continent latino-américain est ainsi le principal défi que les présidents Lula et Chavez, Tabaré Vasquez, Morales et Correa veulent affronter pour que leurs pays tournent durablement la page du néolibéralisme. Ici le souci de ne pas réduire l’intégration à sa dimension économique mais de commencer dès à présent la mise en place d’instruments politiques démocratiques contraste avec l’aveuglement européen sur ce sujet...
Au total la leçon latino américaine contient une méthode d’action, la révolution démocratique et l’implication populaire. Elle affirme comme priorité la mise en mouvement des plus pauvres et désemparés. Elle assume un programme d’action économique basé sur la récupération de la souveraineté populaire dans les domaines essentiels de la vie en société et sur les biens publics du pays. Ce que j’en ai montré succinctement me semble valoir mieux que le mépris et l’ironie mal placée que j’ai souvent constaté dans certains milieux dirigeants de la gauche européenne en réalité très peu et très mal informés. Et dans tous les cas j’ai la certitude que nous y trouverons une inspiration féconde. Encore faut-il vouloir changer le monde.
Article mis en ligne le 31 mai 2007
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