Pierre Conejero, 60 ans, a eu la paume brisée par des CRS, rue Buffon, à Paris, alors qu’il tentait de quitter le cortège. Il porte plainte aujourd’hui devant la police des polices.
Au début de l’entretien, Pierre Conejero reste flegmatique et minimise un peu. Il se dit « pas si étonné » de son malheur. « La police est devenue très violente envers les manifestants. C’est une mécanique froide qui ne fait pas de détails. J’en ai fait les frais comme les autres. » Un peu plus tard, ses yeux finissent par s’embuer alors qu’on évoque ses attentes et ce qu’il espère d’une démarche judiciaire qui s’annonce pénible. La voix du sexagénaire flanche, pleine d’une tristesse qu’il voile aussitôt d’un trait d’humour : « Se faire briser la main un 1er Mai, tu trouves pas que c’est le comble pour un travailleur manuel ? » Pierre Conejero doit porter plainte aujourd’hui pour violence devant l’Inspection générale de la police nationale (IGPN).
Pierre a eu 60 ans la semaine dernière. Artisan du bâtiment, il a monté une PME qui lui a permis de s’installer à Paris il y a quelques années. Le 1er Mai, il rentrait d’un week-end en Normandie. De retour en début d’après-midi, il n’est pas trop tard pour filer à la manif. Pierre s’y rend donc directement, en solo. Manifester, c’est une tradition familiale avec laquelle il ne transige pas. « Je marche pour ne pas oublier mes origines ouvrières », résume-t-il. Ses grands-parents paternels étaient des anarchistes espagnols. Du côté, de sa mère, c’était des antifascistes espagnols, arrivés en France par le bidonville de Bagnolet.
Pierre Conejero était de tous les rassemblements contre la loi travail. Il aime observer le mouvement social, sentir l’ambiance. C’est donc en solitaire que, le 1er Mai, il passe par Bastille, parcourt la manifestation avant de revenir sur ses pas, en tête de cortège. Boulevard de l’Hôpital, Pierre décide enfin qu’il en a plein les bottes. C’est bon pour aujourd’hui : il tente de quitter le cortège par la rue Buffon. Mais un épais cordon de CRS bloque le passage. L’ambiance est bon enfant et, jusqu’ici, Pierre ne s’inquiète pas. Comme ce passage mène directement chez lui, il décide d’y attendre pendant vingt minutes, en fumant les petits cigares qu’il affectionne. Il y a des familles, des enfants, des poussettes et, donc, des policiers en armure. « Mais, a priori, ils sont là pour protéger les badauds, surtout les petits vieux comme moi, pas vrai ? » sourit notre homme.
L’ordre tombe et les policiers décident finalement de dégager la rue Buffon. Pierre Conejero, lui, refuse d’être rebattu sur le boulevard de l’Hôpital. Il habite là, derrière les CRS, il veut juste rentrer chez lui. Alors que les policiers avancent, il se fige, ne bat pas en retraite. « Je me retrouve alors immédiatement à leur contact, raconte Pierre. Apeuré, je me suis retenu fermement à un des barreaux carrés de la grille du Jardin des Plantes pour essayer de me protéger. » Depuis un grave accident, il garde une cheville fragile, par conséquent un mauvais équilibre, et il ne peut pas courir. Il s’accroche.
Tout va alors très vite. Pierre reçoit un coup de matraque sur la main, prise entre les barreaux et la matraque. Sa main est immédiatement mise en miettes mais, choqué, il ne le réalise pas tout de suite. Les policiers lui intiment l’ordre de bouger. Pierre insiste, leur répète qu’il veut juste rentrer chez lui. Erreur. Il écope de coups sur l’épaule, sur la tête et sur la cuisse. Il perd l’équilibre, tombe et se fait traîner sur une dizaine de mètres par des policiers. « Mon blouson glisse sur moi, m’est arraché et j’avoue que j’ai perdu le fil pendant un instant. Je ne sais plus du tout ce qui s’est passé après, dans la rue Buffon. » Il est balancé plus loin, « comme un paquet de linge sale ».
Peu après, Pierre revient à lui et réalise enfin que sa main est cassée. Le pouce fendu, les os détruits. La douleur finit par monter et il souffre terriblement. « Deux petits jeunes sont sortis de la foule pour m’aider », raconte-t-il. Ce sont les « street medics », ces secouristes qui interviennent dans les manifs, bien équipés et parés face à ce type de violences. « J’étais hyperheureux de les voir, ils ont assuré, raconte Pierre. Ils ont vérifié que j’étais conscient et que je n’avais pas de traumatisme crânien. » Son état attire l’attention de policiers en civil, qui lui demandent aussi sec : « Qu’est-ce que vous avez fait aux collègues pour qu’ils vous mettent dans cet état ? » Les fonctionnaires finissent par le conduire à l’hôpital de la Salpêtrière, où son calvaire s’achève. Bilan de son 1er Mai : une opération, des antidouleurs et une main de travailleur en carafe pendant plusieurs mois. À l’heure où nous écrivons ces lignes, il a toujours des broches dans la main. « Le médecin qui m’a examiné a comparé ma main à une coquille d’œuf brisé. » Pierre assure qu’il a eu « de la chance au final ». Même s’il sait déjà qu’il ne récupérera pas toute la mobilité de sa main.
Après la douleur, c’est la colère qui finit par monter. Le 15 mai, Pierre se rend au commissariat du 5e, décidé à porter plainte. On le renvoie devant l’IGPN, où il a rendez-vous aujourd’hui. Son appel publié sur Mediapart lui a déjà permis de retrouver six témoins de son drame. « Je suis décidé à me faire entendre, je vais porter plainte au pénal, pour agression », lance Pierre. Il se prépare à une longue – et sans doute épuisante – procédure.
Qu’attend-il de ce combat ? C’est à cette question que ces yeux s’embuent. Il bafouille et finit par répondre qu’il écoute en ce moment Ay Carmela, la version du Barcelona Gipsy Orchestra. « La chanson dit : “Nous nous promettons de combattre”. » Il la passe en boucle pour se donner du courage. « Je ne veux pas laisser passer cela, souligne Pierre. Pour moi, mais aussi pour tous ceux qui n’ont pas les moyens de porter plainte contre les policiers. »
Mehdi Fikri L’Humanité
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