La proposition de loi Sécurité Globale est arrivée ce mercredi 4 novembre à l’Assemblée nationale. Une loi liberticide, de surveillance généralisée, comportant notamment l’interdiction de filmer les policiers, l’usage généralisé des drones, la privatisation généralisée des missions de sécurité, mais à l’inverse aucun contrôle de la police. Le député insoumis Ugo Bernalicis, spécialiste des questions de sécurité et de maintien de l’ordre, livre un entretien exclusif à l’Insoumission pour nous éclairer sur ce projet de loi ayant pour finalité d’invisibiliser les violences policières, de banaliser la surveillance de masse aérienne, de casser le statut des policiers et de définir la sécurité comme un marché. Une partie d’échecs en passe d’être gagnée par le libéralisme.
Bonjour Ugo, pouvez-vous nous éclairer sur l’interdiction de filmer les policiers, prévue dans la proposition de loi Sécurité Globale ?
De quoi parlons-nous. L’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale est celui qui retient le plus l’attention médiatique, car il vise à dissuader de filmer et photographier les policiers. Il n’était pas prévu dans la version initiale du texte proposé par Jean-Michel Fauvergue et Alice Thourot, députés LREM. C’est un ajout sur commande de Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur. Cette proposition est à la base faite par Alliance police, corporation policière radicalisée, qui ne supporte pas que les journalistes et les manifestants puissent filmer et diffuser les violences policières de plus en plus nombreuses, notamment sous le quinquennat d’Emmanuel Macron. Le 26 mai 2020, Eric Ciotti avait déposé une proposition de loi allant dans ce sens. Elle avait suscité un tollé dans les médias. En revanche, le député Ciotti avait eu les honneurs dans un tract d’Alliance. Puis c’est maintenant au tour de LREM de le mettre cette fois-ci à l’ordre du jour.
Le texte n’interdit pas de filmer et diffuser les images des policiers et gendarmes. Voici ce qu’il dit précisément : “Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police”.
Donc si vous ne diffusez pas les images “dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique”, vous n’avez a priori rien à craindre. Ça, c’est ce que dit le gouvernement pour rassurer celui qui ne va pas y voir de trop près, et aussi pour éviter une censure du Conseil constitutionnel. En effet, qu’est-ce que porter atteinte à l’intégrité psychique du policier ? La position maximaliste consiste à dire qu’un policier qui ne veut pas que son image soit diffusée sur les réseaux pourrait se sentir psychiquement atteint. Dès lors, vous serez considéré comme auteur d’un délit puni d’un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. Comme c’est un délit, pour faire cesser l’infraction, le policier ou le gendarme, qui se considère psychiquement atteint, peut utiliser tous les moyens de coercition présents dans la loi pour faire cesser l’infraction et présenter l’auteur devant la justice. Concrètement, il pourra par exemple vous saisir votre matériel, vous interpeller et vous placer en garde à vue. On pourrait nous rétorquer que la Justice ne poursuivra pas quelque chose d’aussi disproportionné. Peut-être. On peut l’espérer et le souhaiter. Mais en attendant, on vous aura pris votre matériel et vous aurez passé 24h en garde à vue. C’est clairement la volonté d’empêcher a priori les gens de filmer en manifestation ou dans un quartier.
On nous répliquera que ce n’est pas le fait de filmer qui est puni, mais le fait de diffuser. C’est juste. Concrètement, si vous faite un direct sur les réseaux sociaux, c’est la certitude que vous puissiez être mis en cause. Sinon il faudra espérer que le policier ou le gendarme vous croie sur parole que vous n’allez pas diffuser les images… Et quand on voit aujourd’hui, alors que cette loi n’existe pas, la manière dont les journalistes sont directement victimes de violences policières dans les manifestations, on peut craindre le pire. Je pense par exemple à ce photographe du JDD dont la main qui tenait son appareil photo a été délibérément brisée à coup de matraque télescopique. Il a déposé plainte. Classement sans suite. Ou encore Jérôme Rodrigues, figure des gilets jaunes, qui a perdu un oeil en manifestation alors qu’il était en train de faire un direct sur Facebook et ne participait à aucune violence. Plus récemment, c’est un cameraman voulant couvrir les mobilisations lycéennes contre l’incohérence des mesures sanitaires dans les établissements, qui s’est fait gazer à bout portant de lacrymo parce qu’il « gênait » les policiers.
Dès lors, avec cet article de loi, il y a des sérieuses raisons de s’inquiéter, et de s’y opposer ! Mais qu’en est-il alors de celui qui filme un policier et diffuse son image de manière visiblement mal-intentionné, notamment en publiant son adresse personnelle ? N’y a-t-il rien dans la loi qui permettre de poursuivre celui qui agirait de la sorte ? Bien sûr que si ! Il y a déjà plusieurs articles du code pénal sur les menaces et intimidations, avec circonstances aggravantes quand il s’agit d’une personne dépositaire de l’autorité publique. Mais pour cela, il faut des preuves tangibles et non pas juste mobiliser un concept aussi flou que porter atteinte à l’intégrité psychique.
Pouvoir filmer l’action de la police et de la gendarmerie est une garantie démocratique nécessaire rattachée à un impératif de contrôler celles et ceux qui exercent la contrainte, de liberté d’expression et de droit d’information. Elle est un contre-pouvoir non-violent qu’il est impératif de conserver. Si nous n’avions pas d’images amateurs ou de journalistes pour prouver les violences policières, il n’y aurait que des classements sans suite, là où tout le monde devrait souhaiter d’avoir une police républicaine irréprochable qui exerce ses missions en toute transparence.
La loi comporte également un usage généralisé des drones, pouvez-vous nous préciser ce point de la loi ?
C’est l’article 22 de la proposition de loi. Il faut bien comprendre que “les drones”, c’est clairement une priorité du Gouvernement, qui met le paquet dessus avec un tropisme technologique dogmatique. On a vu une première tentative lors de l’État d’urgence sanitaire, que le Conseil d’État a retoqué le 18 mai 2020 en ordonnant à l’Etat de cesser immédiatement la surveillance par drone du respect des règles sanitaires. Mais malgré des motifs clairs, Darmanin a remis une couche en septembre dernier avec son “nouveau schéma national du maintien de l’ordre” dans lequel il considère que les drones “sont utiles tant dans la conduite des opérations que dans la capacité d’identification des fauteurs de troubles”. Et des drones ont à nouveau été utilisés au mépris de la décision du conseil d’Etat, avant même que la loi ne soit voté.
Mais en vrai, de quoi s’agit-il ? Si l’on se contente de lire le texte, on voit qu’il s’agit de déréguler l’utilisation des caméras mobiles portées par les forces de l’ordre et de légaliser la surveillance par drone. Mais ces objectifs ne peuvent être analysés que si on comprend bien quelle doctrine est retenue par le Gouvernement dans l’organisation du maintien de l’ordre. Lorsque je défends pour ma part une doctrine de désescalade, le Gouvernement, lui, se concentre sur ce qu’on appelle l’approche confrontationnelle du maintien de l’ordre. Je vous renvoie notamment à la lecture d’un article très clair de la Quadrure du net qui montre bien le choix fait par la France.
Il est impératif de prendre en compte ce choix de doctrine, car si on réduit ce choix de l’usage des drones à une question juridique, on réduit le débat à une question technique qui enserre les libertés, par la recherche d’un équilibre. C’est d’ailleurs ce qu’a fait le Conseil d’Etat en considérant que l’usage du dispositif de surveillance par drone n’est pas de nature à porter, par lui-même, une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales invoquées.
C’est d’ailleurs ainsi que les débats en commission ont tourné, personne ne s’interrogeant globalement sur les missions de maintien de l’ordre. Donc je le redis avec force, ce n’est pas la seule question d’un outil à la disposition de la police. Il s’agit bien de la banalisation d’une surveillance de masse aérienne dont la précision est chirurgicale. L’atteinte aux libertés individuelles n’est pas un secret, mais elle participe à une logique de confrontation alors que plus que jamais nous devons revenir à une doctrine de désescalade.
Il faut coupler à cela toutes les expérimentations en cours concernant la reconnaissance faciale. Les JO de 2024 risquent d’être un terrain d’essai grandeur nature de plus. Si vous croisez cela avec des fichiers de police, notamment sur les antécédents judiciaires, ce serait un grave problème démocratique. C’est pourquoi, même si la technologie le permet, ce n’est pas pour cela qu’il est toujours judicieux de le faire. Les libertés individuelles et fondamentales doivent passer avant toutes autres choses.
Pouvez-vous nous éclairer sur les privatisations des missions de sécurité, induites par cette loi ?
C’est le point principal de ce texte. Je note d’ailleurs qu’il est peu commenté actuellement, car les associations se concentrent légitimement sur ce que j’ai appelé la liste de course de Darmanin qui est venu faire son marché sur les drones, les caméras piétons, l’interdiction des feux d’artifice, etc.
Mais il faut se rappeler l’origine de ce texte. Il vient du rapport issu de la mission d’information d’Alice Thourot, députée de la Drôme, et Jean-Michel Fauvergue député de Seine-et-Marne, qui sont les rapporteurs du texte actuellement débattu. Leur propos est d’organiser la coordination de l’ensemble des secteurs privés et publics intervenant dans le champ de la sécurité sur le territoire français : « le continuum de sécurité » dans leur jargon.
Derrière ces termes, c’est l’idéologie libérale qui s’exprime ici dans une volonté première de casser le statut des policiers et des gendarmes et de définir la sécurité et la sûreté comme une prestation de service, un marché avec des acteurs qui commercent. Pour s’en rendre compte, on peut observer la réalité des effectifs actuels : près de 250 000 policiers et gendarmes, près de 21 500 policiers municipaux et plus de 165 000 agents privés de sécurité. Ces seules données montrent d’ailleurs une fragmentation de la réponse aux besoins de sécurité sur le territoire de la République.
Pour bien comprendre mon propos, il ne faut pas tomber dans la caricature. L’existence du secteur de la sécurité privé est légitime, car l’État n’a pas à assurer par exemple des missions de gardiennage dans les supermarchés. D’ailleurs, le constat de la privatisation de la sécurité et du démantèlement d’un monopole d’Etat sur cette mission de sécurité et de sûreté, n’est pas nouveau. L’évolution du cadre normatif relatif aux activités privées de sécurité, a toujours été conduite dans cette volonté de “complémentarité” avec les forces de sécurité intérieure. Elle a même été consacrée avec la loi du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité (LOPS) par l’expression selon laquelle « les activités privées de sécurité concourent à la sécurité générale ».
Cependant, on enracine avec ce texte l’idée selon laquelle ces missions peuvent être légitimement exercées par d’autres agents que ceux de l’Etat. Le Gouvernement et la majorité prétendent ne pas confondre les missions remplies par chacun, moins encore de penser qu’ils sont interchangeables, cependant, force est de constater que les débats et les propositions de la loi vont bien dans le sens de cet amalgame.
Je prendrais deux points importants du texte qui pour moi doivent être analysés : le premier participe à ancrer définitivement la place de la sécurité privée dans le paysage du “marché de la sécurité”, le second administre un organe lowcost de régulation de ce secteur.
La proposition de loi renforce le statut des agents de sécurité privée, le rapprochant petit à petit de celui d’un agent de l’Etat. Sous couvert de vouloir renforcer la protection de ces agents privés, les députés marcheurs pensent qu’on oublie que le secteurs de la sécurité est très attractif, au détriment de la police nationale et municipale notamment. La crise de vocation et de fidélisation des policiers et gendarmes passe aussi par une capacité du privé à capter les effectifs. En cherchant à aligner le statut et les protections le texte anticipe même la possibilité d’empiéter sur des périmètres directement publics. C’est ce qui est explicitement dit dans l’exposé des motifs, quand ils évoquent la participation aux évènements de la Coupe du monde de rugby 2023 et les Jeux olympiques 2024. Il faut bien avoir conscience que la participation à de tels événements de la sécurité privée, conduit à un partage d’information notamment sur l’anti-terrorisme, sur des contrôles d’identité aux abords des stades, des participations plus actives à des actions de police judiciaire, … De la coordination à la recherche d’efficacité, on oublie les missions remplies par l’État en terme de sécurité.
Les débats ont montré d’ailleurs que le Gouvernement est ouvert à une absorption des missions de l’Etat par des agents privés. Je fais ici référence à un amendement visant à confier les missions d’extraction des personnes détenues à des agents de sécurité privée. C’est le complexe de la grenouille : on a passé le cap du simple concourt et bien malin sera le citoyen qui connaîtra le statut de la personne face à elle exerçant la force légitime de l’Etat.
Mon second point, est de souligner la défaillance de l’organe de régulation qui montre l’échec du libéralisme dans les questions de sécurité. Cet organe, s’appelle « le Conseil national des activités privées de sécurité (Cnaps) ». Il ne dispose pas des moyens pour réguler un secteur qui lui échappe totalement. Un rapport de la Cour des comptes l’a étrillé en 2018 parlant des moyens insuffisants et d’une gouvernance “peu favorable”, dans laquelle l’influence de l’État est régulièrement fragilisée au profit des représentants des sociétés privées de sécurité.
Le texte débattu n’apporte pas de réponse effective et d’ailleurs, ce n’est pas l’objet. Si certains y voient un pansement sur une jambe de bois, je préfère dire qu’il s’agit de maintenir un contrôle lowcost pour ne pas freiner un secteur en plein essor. Pourtant, ce sont bien les citoyens qui se retrouvent ponctuellement face aux défaillances de ce système libéral : un contrôle trop peu rigoureux de la moralité et de l’aptitude professionnelle des agents des sociétés privées de sécurité, une moralité et une aptitude professionnelle non garanties, des procédures marquées par des risques de fraudes avérés, …
Il est vain de chercher à “rationaliser”, “optimiser” un organe de régulation dont on organise structurellement l’inefficience.
En définitive, ce texte ne doit pas seulement être vu comme un texte liberticide, mais également comme une partie d’échecs menée par le libéralisme.
Pouvez-vous nous présenter les autres mesures que contient le texte, et nous livrer votre analyse sur le climat actuel autour des questions sécuritaires ?
Plutôt que de parler des autres mesures, je pense qu’il faut surtout parler de ce qui est absent dans ce texte.
Le grand absent de la proposition de loi ? Les Conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD). Alors que la volonté première de mes collègues est de coordonner, ils ne parlent pas de l’instance démocratique chargée de la coordination locale du contrat local de sécurité (CLS) ou de la stratégie territoriale de sécurité et de prévention de la délinquance (STSPD).
C’est quand même assez représentatif de leur vision de la police : loin de la population et de la démocratie. Je rappelle quand même que ces CLSPD sont présidés par les maires et permettent de réunir les instances judiciaires : le procureur, l’autorité de poursuite et de contrôle de la police judiciaire tout de même, mais aussi le préfet, et globalement les différents acteurs de la sécurité et de la sûreté.
Je suis le premier à dire que ces CLSPD doivent être réinvestis, approfondis par toutes ses entités et d’ailleurs, je proposerai que toutes les communes soient inclues dans ce type d’instance ce qui n’est pas le cas actuellement. Mais quand même, même en reprenant leur champ lexical, parler de continuum de sécurité sans parler des CLSPD, je dirai que c’est cocasse, si les enjeux n’étaient pas si importants. La sécurité est une exigence pour tous les citoyens et plus particulièrement pour les classes sociales les plus défavorisées et délaissées. Ouvrir la porte sans cesse à la sécurité privée tout en délaissant le contrôle démocratique et citoyens n’augure pas une société égalitaire et humaniste.
Mon second point tombe sous le sens. Ce texte ne parle à aucun moment du contrôle des policiers, gendarmes et forces de sécurité. Ça aussi ça en dit long : pour En marche le défenseur des droits a les moyens d’effectuer sa mission ? Rien à signaler du côté de l’inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) ? On nous prend pour des idiots ! C’est pourtant un texte qui augmente des prérogatives privatives de libertés tant individuelles que collectives et à aucun moment, on parle du contrôle de la police.
Si pour moi, c’est une thématique centrale dans la manière dont je conçois l’exercice des missions de police, je m’inquiète que la majorité et le Gouvernement invisibilisent ce qui s’est exprimé lors des gilets jaunes et le mouvement Black lives matter. Il s’agit pour moi d’une faute politique qui participe à accentuer encore plus la fragmentation du contrat social en France, et en définitive à réduire l’autorité de la police nationale et de la gendarmerie nationale.
Pour changer notre société sur cette question de la sécurité et de la sûreté, il faut que chacune et chacun aient le courage, l’intelligence de ne pas tomber dans l’obsession répressive et la négation des principes fondamentaux. Je crois profondément au progrès humain et en sa capacité de faire changer le cours des choses en luttant contre les passions les plus bestiales. Ce sont les idéaux de justice, de liberté et d’émancipation qui forgent la paix sociale à laquelle toute réponse de l’Etat en terme de sécurité et de sûreté doit répondre.
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