Depuis un long moment, l’atmosphère dans la gauche de gauche n’est pas à la concorde et à l’esprit de compromis. Résultat : chacun est sommé de « choisir son camp », comme au plus fort de la guerre froide. À Regards, nous avons décidé de ne pas respecter cette injonction. Cela nous vaut souvent la haine des fanatiques. Tant pis : nous assumons.
Il nous arrive d’égratigner la France insoumise ou tel ou tel de ses dirigeants. Du coup, nous voilà tenus pour le « bras armé » d’une « offensive concertée » visant à prôner « la vieille idée du rassemblement de la gauche ». Nous prenons aussi parfois des distances avec les analyses et les choix du PCF. C’est bien sûr la marque d’un anticommunisme congénital et l’attaque « minable » d’un « petit truc confidentiel et hargneux ». Du temps des guerres de religions, il n’était pas bien vu de ne pas choisir entre les catholiques et les protestants. Haro, aujourd’hui, sur ceux qui se refusent à l’esprit d’obédience !
Mais ne voit-on pas que c’est de cela que la gauche de gauche a bien failli crever ? Elle fut longtemps archi-dominée par le PCF, à l’époque de la centralité ouvrière et du mouvement ouvrier ascendant. Ce temps n’est plus : la critique sociale demeure, et avec elle l’esprit de rupture et d’émancipation, mais les catégories populaires sont dispersées, le mouvement ouvrier est en recul et la gauche de gauche peine à se rassembler durablement. Autour de la candidature Jean-Luc Mélenchon, cette gauche de gauche a retrouvé des couleurs et donne le ton, dans une gauche globalement affaiblie. Et, sur cette base, la France insoumise est la force qui a – et de loin – le mieux tiré son épingle du jeu. Mais elle est loin d’avoir regroupé toutes les composantes de ce que l’on pourrait appeler le « parti de l’émancipation ».
Qu’y a-t-il d’absurde ou de scandaleux à penser cela, qui pousse à mesurer à la fois ce qui a été acquis et ce qui reste à gagner ? Nous pensons pour notre part que, si ce constat est juste, il n’y a rien de pire que l’esprit de suffisance, la conviction que chacun incarne à lui tout seul le mouvement tout entier. La réalité sociale dans son ensemble et le parti pris critique en particulier sont pétris de contradictions. Se les cacher n’est pas une arme pour agir positivement sur elles, pour mobiliser majoritairement, non pas contre une « caste » ou un « système », mais contre un ordre multiséculaire bien rodé, qui fonctionne à l’exploitation, à la domination, à l’aliénation des subalternes. Ne pas chercher à raboter les contours du rassemblement, repousser tout ce qui, peu ou prou, se ramène à la conviction que l’on se renforce en s’épurant : voilà ce qui constitue pour nous comme un fil rouge…
Ce n’est pas parce que l’on vitupère la vieille « union de la gauche » qu’on est par nature vacciné contre les propensions, plus vieilles encore, à l’accommodement et à l’adaptation au capitalisme. En revanche, ce n’est pas parce que l’on pense que le clivage droite-gauche n’a pas perdu de son sens et de son utilité que l’on est condamné pour autant à reproduire des méthodes de rassemblement qui ont eu leurs vertus et qui sont désormais obsolètes. Ce n’est pas parce que l’on pense qu’il faut mener en longue durée le combat pour construire une union européenne viable, que l’on est un « eurobéat ». Et ce n’est pas parce que l’on affirme que les peuples d’Europe doivent se sortir du carcan des traités actuels, que l’on refuse toute Union, tout traité européen et que l’on est, derechef, un « eurosceptique » doublé d’un « populiste ». On peut critiquer l’Europe telle qu’elle est et, en même temps, considérer que les plus grands destructeurs de l’Union sont ceux qui la gèrent aujourd’hui. « Eurobéats » contre « eurosceptiques » : pauvre Europe, si elle en est réduite à cette opposition meurtrière !
Le parti pris de Regards est celui de la diversité. Des courants qui traversent aujourd’hui le mouvement critique et la gauche politique, nous ne privilégions aucun, dès l’instant où chacun considère que les malheurs de la gauche ne tiennent pas aux deux années de gouvernement Valls, ni même aux cinq années de présidence Hollande, mais à plus de trois décennies de renoncements devant la percée de la concurrence et de la gouvernance. Dans cette gauche-là - où n’est pas pour l’instant le Parti socialiste « maintenu » – nous n’avons ni d’ennemi ni même d’adversaire. Nous n’avons pas à trancher entre la « vraie » et la « fausse » gauche, les « mous » et les « durs ».
Chacun, à Regards, pense ce qu’il veut et agit en pratique comme il l’entend. Mais notre base d’accord est notre esprit critique et notre indépendance. À notre humble avis, c’est en tenant ferme sur cette conviction que nous avons pu être utiles dans les combats de près de quinze années. C’est en toute indépendance que nous avons soutenu les cheminements du « courant antilibéral », participé à la belle campagne du « Non » au projet de Traité constitutionnel européen, accompagné le Front de gauche et mené, très tôt, les batailles présidentielles de 2012 et 2017.
Nous n’avons jamais abdiqué notre liberté. Nous avons dit la folie que représentait la dispersion des antilibéraux en 2006-2007, souligné les limites d’un Front de gauche réduit à un tête à tête JLM-PCF, critiqué les atermoiements qui ont précédé la présidentielle de 2017. Nous avons la faiblesse de penser que si, au lieu d’être rejetés, nous avions été un peu plus écoutés, dans nos inquiétudes et interrogations, les choses se seraient mieux passées à la gauche de la gauche. Mais le passé est le passé…
Aujourd’hui, nous continuons. Nous persistons à estimer que les querelles internes au parti de l’émancipation contredisent son ambition à être le cœur de la gauche et la force motrice de majorités à venir. Dès lors, nous approuvons ce qui nous paraît aller dans le bon sens et prenons nos distances avec ce qui nous inquiète. Mais d’accord ou pas d’accord, sereins ou inquiets, nous ne taisons aucune opinion, aucun parti pris. Nous faisons parler toutes les forces et sensibilités, tous les courants – il suffit de consulter le programme des « Midinales » depuis quelques mois.
Notre liberté est notre marque de fabrique. Elle est notre fierté. Tant pis pour ceux qui s’imaginent que la flatterie est la seule manière de respecter une idée, un parti ou un individu.
Roger Martelli, 7 juin 2018
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