article de Gideon Lévy, journaliste et écrivain israélien, membre de la direction du quotidien Haaretz
Publié dans le quotidien israélien Haaretz le 2 mai 2018.
Netanyahou affirme « que l’Iran ment » à propos de son programme nucléaire. Mais Israël ment depuis des décennies.
Benyamin Netanyahou, le lundi 30 avril 2018, affirme que l’Iran a menti au sujet de son programme nucléaire, mais Israël ment depuis des décennies. Laissons de côté notre malaise à la vue du spectacle du premier ministre [dans son dos, au sein d’une armoire recouverte d’un drap, étaient censés se trouver des dossiers – 55’000 pages et 183 CD – « récupérés il y a quelques semaines » (sic) dans un entrepôt secret à Téhéran]. Certes, c’est là une question de style et de goût.
Mais il est impossible d’ignorer les nouveaux records qu’Israël n’arrête pas d’établir, encore et encore, par manque de conscience de soi, ou par ce qu’on pourrait aussi appeler l’application des deux poids deux mesures et de l’hypocrisie.
Les Israéliens croient réellement qu’il est choquant de découvrir à quel point l’Iran a menti effrontément au monde, tout comme ils croient réellement qu’il est terrible que les dictatures tirent à balles réelles sur les manifestants, que les régimes tyranniques emprisonnent sans procès les opposants politiques, que les Etats de l’apartheid maintiennent deux systèmes pénaux, que des résidents des pays sous dictature soient séquestrés dans leur propre pays comme dans une cage, que des gens soient persécutés pour leur religion ou leur nationalité, que des sociétés ferment leurs portes aux réfugiés, que des pays bafouent le droit international. La nation de la moralité ne peut pas rester indifférente à de tels développements choquants.
Et cette nation est effectivement périodiquement choquée ; parfois même elle exprime une indignation. Sauf lorsqu’il s’agit d’elle-même.
Lorsque Benyamin Netanyahou a prouvé avec des dossiers que l’Iran a menti sur son programme nucléaire [avant l’échéance du 12 mai, date de la décision de Trump sur la prolongation de l’accord international sur le nucléaire], personne n’a pensé qu’Israël était le dernier pays sur terre à pouvoir avoir le culot de se plaindre à ce sujet. Après tout, comment Israël a-t-il agi sur cette même question pendant des décennies ? Les archives nucléaires de l’Iran ont sans doute l’air d’une bibliothèque de quartier par rapport aux archives nucléaires d’Israël !
Mais Israël ne signe pas d’accords, il n’autorise pas les inspections et il ment. Il s’en moque avec un clin d’œil : 60 ans de mensonges nucléaires continuels. En fait, il n’a jamais dit un seul mot de vrai à propos de son programme nucléaire, programme bien évidemment établi à des fins pacifiques, tout comme l’est le programme nucléaire iranien. La centrale nucléaire de Dimona [entrée en fonction en 1963, créée avec l’aide technique de la France] a bien sûr été construite dans le service de médecine nucléaire de l’hôpital d’Ichilov (Tel Aviv Sourasky Medical Center) pour des scanners/imagerie PET/CT qui sauvent des vies !
Israël est autorisé à mentir. Israël est un cas particulier. « Israël ne sera pas le premier pays à introduire des armes nucléaires au Moyen-Orient », a déclaré Shimon Peres. Il était fier d’avoir inventé cette affirmation, qui était la duperie du siècle. Quelle est la politique d’ambiguïté nucléaire d’Israël si ce n’est une série de refus de dire la vérité ?
Chaque fois que quelqu’un essaie de dénoncer les mensonges nucléaires d’Israël, que ce soit en Israël ou à l’étranger, il est dénoncé comme étant un ennemi et un traître. Seuls les mensonges de l’Iran doivent être révélés. Les scientifiques nucléaires israéliens remportent le prix de la défense israélienne.
Selon le quotidien Yedioth Ahronoth, le Dr Mohsen Fakhrizadeh [physicien iranien impliqué dans le programme nucléaire iranien] est un « esprit dangereux » et un « Dr Folamour » [nom faisant référence au célèbre film de 1964], un « conférencier recherché le jour et un agent secret la nuit », « le président du département de la mort ».
Et ses homologues israéliens ? Sont-ils des Janusz Korczak [pédiatre, une figure reconnue de la pédagogie de l’enfance, juif d’origine polonaise, mort dans le camp d’extermination de Treblinka en 1942] ? Ou des Mère Teresa ? L’admiré professeur Ernst David Bergmann [1903-1975, physicien considéré comme un des pères du programme nucléaire israélien] n’a-t-il pas donné des cours le jour et travaillé comme agent secret la nuit ? Yuval Neeman [physicien, militaire et politique, 1925-2006] n’était-il pas un Dr Folamour ? Et le professeur Israel Dostrovsky [1918-2010, physicien travaillant pour la Commission israélienne pour l’énergie atomique] ne travaillait-il pas pour les départements de la mort ? Sans doute se consacraient-ils tous à la préservation d’espèces rares de fleurs sauvages en voie de disparition.
Quelle est la différence entre eux et le terrible Dr Fakhrizadeh, qu’Israël assassinera sans doute un jour ou l’autre ? La différence est énorme. Nous, on a le droit de faire ces choses. Après tout, nous sommes un cas particulier. Nous, on ne fait que se défendre. Nous risquons d’être détruits. Nous sommes toujours en danger d’être détruits, par Téhéran bien sûr, mais aussi par des cerfs-volants de Gaza (c’est pourquoi il nous est permis d’exécuter ceux qui font voler des cerfs-volants).
Mais peut-être le régime de Téhéran a-t-il aussi le sentiment d’être en danger d’être détruit ? Peut-être sait-il, lui aussi, que les régimes possédant des armes nucléaires sont des régimes bénéficiant d’une police d’assurance-vie ?
Israël, pays assez violent et agressif – en fait, l’un des pays les plus violents et agressifs du monde actuellement –, peut-il réellement convaincre quiconque que les armes nucléaires sont sûres entre ses mains ? Lors d’un mauvais jour entre les mains de Netanyahou et du ministre de la Défense, Avidgor Lieberman ? Entre les mains de leurs successeurs ?
Nous devons combattre le programme nucléaire iranien dans la mesure du possible, même s’il est apparemment moins dangereux que ne le dépeignent les descriptions hystériques. Mais nous devrions également examiner périodiquement la poutre dans notre propre œil.
Netanyahou a essayé de choquer le monde en prouvant que l’Iran avait menti. Mais si le monde a été choqué par les mensonges de Téhéran, il devrait aussi l’être par les mensonges de Jérusalem. Car lorsqu’il s’agit de mensonges nucléaires, il n’y a pas de différence entre eux. En fait, c’est le mensonge d’Israël qui est plus grand.
Gideon Levy
* Publié dans Haaretz, le 2 mai 2018 ; traduction A l’Encontre mise en ligne le 5 mai 2018 :
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