La Corse ne mérite ni le dédain, ni la séparation (Roger Martelli)

jeudi 16 novembre 2017.
 

La conjoncture - et notamment l’imbroglio catalan - a relancé les questions lancinantes qui touchent à la Corse depuis près d’un demi-siècle. La proximité des élections territoriales sur l’île donne à ces interrogations un relief particulier. Le texte qui suit a été rédigé il y a plus d’un an. Je l’ai repris pour l’essentiel, en tenant compte des développements plus récents

La Corse est à un moment crucial de son histoire. La réforme institutionnelle va l’instituer en collectivité unique au 1er janvier 2018, comme c’est le cas pour Mayotte, la Guyane et la Martinique. La région de droit commun et les deux départements institués en 1970 et 1976 ont vécu. L’île est ainsi la pièce maîtresse d’une expérimentation territoriale dont l’expansion tourne le dos à plus de deux siècles d’histoire française. Nous verrions triompher, dans le cadre d’une Europe libérale et technocratique des régions, le couple des espaces régionaux élargis et des intercommunalités, au détriment de celui des départements et des communes. À cela s’ajoute une dimension proprement insulaire : en décembre 2015, l’exécutif régional est passé sous le contrôle des formations nationalistes, qui ont confirmé leur emprise aux élections législatives de juin 2017.

En apparence, il s’agit de rendre plus souple un cadre territorial qui accumule les dysfonctionnements. L’État national est sous le feu des critiques. Mais est-on sûr de mettre le doigt sur les causes véritables de ce qui ne peut plus durer ? L’État souffre-t-il d’être « jacobin » ou d’être de souche « bonapartiste » persistante ? Est-ce la forme publique qui étouffe l’initiative ou, au contraire, est-ce le fait que l’espace public est, depuis trop longtemps, contaminé à la fois par l’empiètement permanent des intérêts privés et de la technostructure ? La « flexibilité » à l’européenne qui s’envisage est pensée dans le cadre jugé intangible d’une alliance que le traité de Lisbonne a mis au cœur de la construction européenne : celle de la concurrence et de la gouvernance. La loi des marchés financiers et la « compétence » des technocraties… Là est le cœur du problème.

Voilà des années que les « clans » anciens ou nouveaux, droite insulaire, gauche de résignation ou nationalisme aux aguets s’affrontent, sans pour autant remettre en cause ce couple infernal qui est la véritable source de tous les maux. Or, si l’on ne s’attaque pas à la racine des problèmes, aucune forme territoriale, centralisée ou décentralisée, n’est à même de répondre aux angoisses et aux espoirs de la population insulaire. Laisser faire ceux qui ont occupé ou occupent les leviers du pouvoir serait une faute : la Corse mérite qu’on lui ouvre la possibilité d’une nouvelle maîtrise de son destin. On ne le fera pas, si on ne met pas le doigt sur ce qui aliène aujourd’hui sa liberté.

Il est vrai que la Corse déroute depuis toujours. Mystérieuse et confuse pour l’opinion, redoutable pour des pouvoirs publics qui ont toujours hésité entre deux attitudes : tenir l’île pour si spécifique qu’elle peut à peine relever de la loi républicaine ; considérer au contraire que nulle spécificité ne légitime que l’on déroge à la règle commune. Dans un cas, on réduit l’action publique à son strict minimum, en laissant la gestion de l’île au jeu classique des notables et des clans. Dans l’autre cas, on récuse tout particulier comme une entorse insupportable à l’unité et l’indivisibilité de la République. Ni l’une ni l’autre de ces attitudes n’a été opérationnelle. Il a fallu le sang versé d’Aléria, en 1975, pour que l’on commence à traiter la Corse dans sa singularité. Mais les réponses données depuis n’ont pas donné à l’île le sentiment d’un destin maîtrisé.

Qu’est-ce que la Corse ? Le territoire d’un peuple et une portion de l’espace national français. Il y a quelques années – c’était en juillet 1997 - Jean-Pierre Chevènement affirmait qu’à ses yeux il n’y avait pas plus de « peuple corse » que de « peuple belfortain ». Je lui laisse la responsabilité de juger du peuple belfortain, mais je sais que le ministre de l’Intérieur a fait preuve d’une singulière méconnaissance en déniant l’existence d’un peuple corse. Ce peuple n’est pas un fantasme, mais une réalité, le parfum d’une langue, d’une culture et d’un mode de vie spécifiques, soudés par une longue histoire commune. Un peuple, donc, qui faillit même devenir une nation, à la fin du 18e siècle, à l’époque où Jean-Jacques Rousseau écrivait pour lui un Projet de constitution. Mais si les Corses frôlèrent le statut national, ils ne purent s’y installer et il n’y eut jamais d’État corse, sinon pendant l’éphémère indépendance de 1730-1768.

L’histoire a ainsi voulu que le peuple corse, sur plus de deux siècles, associe son destin à celui de la nation française. « En ce jour de régénération du genre humain, je puis vous annoncer la nouvelle que notre pays brise ses chaînes. L’union à la libre nation française n’est pas servitude, mais participation de Droit » : c’est en ces termes que le patriote corse, Pascal Paoli, écrit à l’Assemblée, le 23 décembre 1789. Il en est résulté une double appartenance mentale, corse et française, qui est à mes yeux un des traits les plus structurants de l’identification corse contemporaine. L’ultranationalisme français et le nationalisme corse récusent cette dualité et préfèrent les conforts simplistes de l’Un à la riche complexité du multiple. Ils ont tort : si une dynamique est envisageable, elle n’est pas dans le retour à une « identité » qui n’a jamais existé.

À la limite, elle n’est même pas dans une prudente dualité. La richesse d’un peuple est dans la multitude des appartenances qui le constituent. Celle des Corses est dans l’étonnant métissage, sur un territoire restreint, des composantes méditerranéennes, continentales et même mondiales, anciennes ou plus contemporaines. Le métissage est une chance, alors la clôture ethnique est une malédiction. Être une tête de pont entre l’espace maritime et le continental, entre l’Europe et la Méditerranée, être soi-même un mélange n’est pas une contrainte mais une chance. En renonçant à sa spécificité insulaire ou, au contraire, en se coupant d’une histoire nationale continentale et planétaire, la Corse s’appauvrirait et ses habitants se priveraient d’une ressource extraordinaire, dans un monde incertain.

La Corse souffre-t-elle de son ancrage français ? Elle souffre d’abord d’un sentiment d’abandon lié au fait qu’elle se trouve dans l’aire périphérique de l’Europe, à l’écart de l’axe central de la prospérité, de ce « croissant fertile » qui va de Londres à Barcelone en passant par Milan. On objecte souvent à ce sentiment d’abandon le poids des dépenses consenties par la communauté nationale. Mais mesure-t-on que ce poids n’est que la conséquence directe du non-développement, du vieillissement démographique, de l’implosion de l’agriculture insulaire et d’un développement industriel atrophié et, au bout du compte, sacrifié ? Par-delà toute référence au folklore insulaire, mesure-t-on que, en l’absence de projet clair de développement, élaboré en Corse et articulé aux niveaux national et européen, toute aide tourne nécessairement à l’assistanat, avec la double blessure qui en résulte, de l’abandon et de la charité ?

On ne surmontera pas cette blessure par la multiplication de crédits qui s’épuisent dans les circuits privés, les réseaux clientélaires, les procédures illégales ou les constellations mafieuses. C’est d’une remise en cohérence de l’économique, du social, du culturel et de l’institutionnel que la Corse a vraiment besoin. Elle n’est ni l’Île-de-France ni la Lozère. Elle ne sera jamais une forteresse industrielle et son agriculture ne rivalisera jamais avec celles de la Beauce ou de la plaine du Pô. Mais elle ne manque pas de ressources, naturelles ou humaines. La difficulté tient d’abord à ce que la réalité corse se vit, comme inexorablement, sur le registre du déclin. La population vieillit, l’agriculture de montagne se meurt, les champs et les terrasses retournent au maquis, les services publics s’ankylosent et l’industrie, toujours atrophiée, a complètement disparu.

À l’amertume de l’abandon s’ajoute – et c’est plus grave encore – le doute qui tenaille sur l’avenir. La Corse, en un mot, manque de projet. On ne fera jamais de cette île une Ruhr ou une Lombardie. Faut-il pour autant rêver d’en faire une Ibiza et une zone franche, paradis du tourisme de luxe et de l’argent facile ? Certains le souhaitent et usent de positions acquises – ah ! les vertus naguère de « l’impôt révolutionnaire » – pour se préparer à cette Corse de la frime et du loisir. Les Corses, pourtant, ne semblent pas majoritairement prêts à ce choix. Beaucoup cultivent la nostalgie, mais elle n’est plus ce qu’elle était. La culture patrimoniale, celle des polyphonies pastorales et de l’austérité des Anciens, n’exclut plus la création vivante, ouverte sur le monde et ses solidarités. La culture n’est rien, toutefois, si elle ne s’appuie pas sur de la créativité sociale. Elle ne vaut que si la communauté qui la porte peut se doter de projets partagés. Encore faut-il qu’il y ait de la dynamique politique collective pour y parvenir. Encore faut-il qu’il y ait des structures institutionnelles qui la rendent possible. Or c’est là que le bât blesse, du côté corse comme du côté national.

La décentralisation de 1982 n’a pas brisé l’alliance de l’État et des clans. « Élites » anciennes et nouvelles, « jeunes » et « vieux » clans ne l’ont pas voulu, de la droite aux nationalistes. Ils ont eu la partie d’autant plus facile que, sur le plan national, la logique de décentralisation a privilégié les exécutifs, eu détriment de la représentation et, plus encore, de la société concrète, c’est-à-dire du peuple « d’en bas ». On a déconcentré les administrations et transféré les pouvoirs vers les décideurs locaux et les notabilités, fort peu vers les citoyens.

Une décentralisation mal conduite fait douter de ceux qui en sont responsables. Des échecs de cette décentralisation en demi-teintes, déduira-t-on que plus rien n’est possible dans le cadre français ? Les nationalistes veulent imposer cette idée et jouent la carte d’une indépendance à terme, dans le cadre d’une Europe des régions. Un principe général d’indépendance ne saurait certes être discuté, pas plus en Corse qu’en Catalogne, même si l’histoire de la centralisation espagnole et celle de la France ne se confondent pas. Si le peuple corse la souhaitait, rien ne saurait empêcher qu’il l’obtienne. Le droit à l’autodétermination est indivisible et imprescriptible ; aucune portion de l’espace ne peut a priori être exclue du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais, en France comme ailleurs, il n’est pas bon de s’accoutumer à un exercice permanent de ce droit, aboutissant à l’émiettement des espaces de pouvoir, quand il faudrait que l’humanité apprenne à vivre ensemble au lieu de se séparer.

En fait, mieux vaut expérimenter d’autres voies, qui concilient la cohérence de territoires assez vastes et la reconnaissance sans frilosité de toutes les particularités. On peut tout à la fois comprendre que la République ait une langue commune et juger qu’elle se grandirait à reconnaître solennellement l’égale dignité des langues qu’abrite le territoire national. Que l’on ne s’y trompe pas en effet : ce n’est pas en niant la particularité que l’on vainc l’esprit de sécession. Quand le mépris d’une minorité est trop fort, il provoque nécessairement le désir de l’éloignement pour panser à l’abri les blessures. Il est arrivé, bien souvent, que la sécession devienne la seule solution raisonnable quand les haines se sont accumulées. Mais que de gâchis et de drames, aussi, auraient pu être évités si le mépris avait été plus tôt éradiqué.

Les Corses veulent être reconnus dans leur dignité et leur identification particulière et, pour l’instant du moins, nul ne peut ignorer que celle-ci est multiple. Le centralisme et l’indépendantisme l’agressent ? Il faut les repousser. Alors, autonomie ? Pourquoi pas, si l’on s’entend sur sa philosophie. Il y a une conception simple de l’autonomie, qui a à voir avec la « subsidiarité ». Elle consiste à dire que tout ce qui peut être assumé par le « bas » devrait être délégué par le « haut » ; tout ce qui peut relever de la compétence locale, en matière économique, sociale et culturelle, peut être délégué par l’État national, sous réserve que s’appliquent les normes d’une responsabilité publique et nationale, les statuts nationaux du travail et les grandes règles de droit public et privé.

Le transfert de compétences était inscrit dans le Statut particulier de la Corse comme dans les lois de décentralisation de 1982. Mais son exercice a été restreint et ni la Collectivité unique en Corse ni ailleurs la loi portant sur la Nouvelle Organisation Territoriale de la République (NOTRe) n’envisagent un renforcement des dotations publiques et des services publics. Si l’autonomie élargit les compétences locales, de la commune jusqu’à la région, elle devra le faire de façon responsable et cohérente, en portant ce transfert vers la société elle-même, plus que vers ceux que leur notoriété ou l’ampleur de leur clientèle désignent comme ses représentants.

Il reste un point à débattre : celui du cadre européen. On dit souvent que l’Europe, par vocation, est plus à même de conduire une autonomie régionale dont le centralisme « jacobin » ne pourrait pas s’accommoder. L’Europe des régions contre la France jacobine ? Pour une large part, le débat n’a pas de sens. La France n’est pas moins capable que tout autre pays de réguler de façon souple les rapports du centre et de la périphérie. Quant à l’Europe régionale, elle n’est pas a priori protégée de la centralisation et de l’étatisme, comme le montre sa gestion de l’affaire catalane. Simplement, elle est une donnée de fait. Il existe d’ores et déjà une législation, des financements et un appareil européens tournés vers l’aménagement régional intra-communautaire. Ce cadre peut être utilisé, dès l’instant seulement où il est débarrassé des logiques financières qui compriment les dépenses sociales et contredit les intérêts des régions périphériques. Dès l’instant où l’on rompt avec les logiques lourdes qui étouffent l’Europe, l’insertion pratique dans l’espace européen de devrait pas poser de problème.

Ce qui est plus délicat, en revanche, c’est la dimension politique de l’affaire. L’espace national est un espace politique installé. La démocratie n’y fonctionne pas de façon satisfaisante ; mais un face-à-face s’y est installé historiquement entre un peuple politique et un État. L’Europe, quant à elle, est un marché et c’est un espace de droit. À partir de là, on veut en faire un État ou un quasi-État ; le problème est que ce n’est pas une communauté politique. Bien sûr, rien n’empêche d’imaginer que finiront par s’installer les bases d’une telle communauté. Il n’y a rien d’absurde à rêver d’un jour où la solidarité pratique des individus et des peuples instituera les bases déployées d’une société civile européenne et d’un cadre politique solide mise en commun.

Mais pour l’instant cette constitution est à peine amorcée. De ce fait, la nécessaire insertion des régions dans un cadre européen doit aujourd’hui éviter un double piège : celui d’une logique libérale qui pénalise à terme les régions « périphériques » ; celui d’une construction politique déséquilibrée qui, faute de société politique européenne, donne au dialogue des technostructures et des notables une place décisive dans l’élaboration des choix.

Certains souhaitent un système territorial européen, associant la constitution d’un État fédéral développé et de régions de plus en plus autonomes. Qu’on le veuille ou non cette logique aboutirait à l’éclatement des structures nationales de pouvoir. La démocratie participative y gagnerait-elle ? Rien n’est moins sûr, en l’absence en tous cas d’une pratique politique commune suffisamment éprouvée, à l’échelle de l’Europe comme à celle des régions. Faute de telles solidarités vécues, le pouvoir pourrait tendre plus que jamais à se fixer sur les technostructures et sur les notoriétés installées.

L’absolutisation des nations me semble stupide, mais il me paraît tout aussi déraisonnable d’occulter qu’elles sont à ce jour le seul cadre installé de politisation populaire. Un cadre à démocratiser, radicalement, mais un cadre tout de même…

Pourquoi la Corse choisirait-elle entre la France et l’Europe ? Elle a la chance d’être en position charnière. Mieux vaut cultiver la continuité de cette fonction de passage. Elle peut contribuer à briser les tendances centralisatrices d’une certaine culture française, aider à valoriser les spécificités, non pour exalter les différences, mais pour promouvoir le mélange. Elle peut participer à l’essor démocratique du cadre européen, en le sensibilisant aux apports de ses périphéries latines, en le débarrassant d’une culture trop étroite de l’efficacité technicienne. La Corse n’a pas à choisir entre l’Europe et la France ; elle doit participer à leur élan et à leur modernisation démocratique. Ce faisant, elle assiéra son originalité dans une perspective d’ouverture et non d’enfermement passéiste.

Ne pas opposer mais articuler les niveaux… Grosso modo, cela peut donner quatre affirmations complémentaires :

- une fois débarrassée des logiques qui l’étouffent, l’Europe est le cadre des échanges et des projets inter-régionaux démocratiquement maîtrisés et contrôlés ;

- dès l’instant où elle repose sur l’exercice d’une souveraineté démocratiquement fondée, la France est le cadre de définition de la responsabilité publique et l’instance majeure de péréquation des développements régionaux et locaux ;

- dès l’instant où elle n’est pas la proie des intérêts égoïstes, la région est le cadre de mobilisation de la société civile, autour de projets de développement régional, appuyés sur la législation régionale européenne et adossés aux instruments nationaux de régulation économique et sociale ;

- préservés enfin des petites féodalités, les départements et les communes sont le lieu par excellence de la mise en commun citoyenne, de l’appropriation concrète de leurs choix par ceux qui vivent et travaillent au pays.

Alors l’autonomie pourrait n’être ni une chimère ni un leurre, ni la destruction du corps politique national, ni la constitution d’une chasse gardée pour notables claniques locaux. Alors la démocratie pourrait prendre un autre visage, moins « bonapartiste » et plus républicain. Dirai-je, par provocation : plus authentiquement « jacobin » ?

Je terminerai par une réflexion plus générale qui, bien au-delà du cadre insulaire, touche à ce que l’on pourrait appeler un « air du temps ». Nous vivons une époque inquiète, où les espoirs se tournent trop souvent en leur contraire, où le désir de partage est miné par la peur de l’autre, où la richesse de l’échange est contredite par la peur de « ne plus être chez soi ». On nous dit que notre temps n’est plus celui de l’égalité, mais celui de l’identité. Une identité qu’il faudrait défendre, en la bordant par des frontières qui prennent de plus en plus l’allure de murs. Le temps serait au « choc des civilisations » et à « l’état de guerre ».

Il ne faut pas se laisser prendre par cet air si délétère qu’il en devient irrespirable. Si notre monde étouffe, ce n’est pas parce qu’il y a trop de mouvement, trop d’interdépendance, mais parce qu’il n’y a pas assez de partage, pas assez de mise en commun. Ce qui est « raisonnable » n’est pas de repousser, mais d’accueillir, non pas de construire des murs mais de bâtir des ponts. Si chaque individu redoute « l’autre », ce n’est pas parce cet autre est une menace, mais parce qu’il y a, dans l’ordre du monde, quelque chose qui empêche la rencontre. Or, ce qui freine ce contact, c’est une logique qui s’impose depuis trop longtemps, dans tous les territoires sans exception. Elle a deux piliers inséparables. D’un côté, on nous affirme que la création de richesses suppose plus de concurrence « libre et non faussée », moins d’État, moins de services publics, moins de loi. D’un autre côté, on nous explique que la démocratie est bien malade, parce que nos sociétés sont ingouvernables et qu’il faut mettre en place ce que l’on appelle depuis quelques décennies la « gouvernance », c’est-à-dire le pouvoir de ceux qui savent, des maîtres de l’économie, des experts et des technocrates.

Le résultat de cette logique, c’est que les individus sont de plus en plus séparés les uns des autres et qu’ils ont de moins en moins le sentiment qu’on les laisse maîtres de leur destin. Nous sommes dans une société où les possibilités de communiquer sont de plus en plus grandes et où le commun a de moins en moins de place. Or, quand le commun dans la société n’est pas possible, on va chercher à le recréer dans l’imaginaire des communautés protectrices, communautés majoritaires (qu’on camoufle souvent en évoquant « l’universel » dont elles seraient porteuses) ou communautés minoritaires et défensives, constituées sur des bases religieuses, ethniques ou culturelles. Mais la « communauté » est un ersatz ; elle s’impose quand le commun n’est pas possible à l’échelle de la société tout entière. La communauté est le commun par défaut ; mais un commun qui, trop souvent, au lieu de réduire les inégalités, les entérine au sein même des communautés ou entre les communautés elles-mêmes.

Il ne faut pas accepter cet engrenage. Notre horizon ne doit pas être celui de l’identité, mais celui de l’égalité (qui suppose le refus des discriminations de tous types), de la citoyenneté et de la solidarité. L’horizon ne doit pas être celui de la parcellisation, mais celui du rassemblement et de la convergence. Il ne doit pas être celui des pansements institutionnels, des placebos qui cachent l’essoufflement démocratique, mais celui de la construction partagée de projets, autour de valeurs humaines, sociales, démocratiques et écologistes.

Si la Corse et la France tout entière ont un avenir, il n’est pas dans le repli. Il est dans l’esprit de rupture, avec les « systèmes » qui érodent notre liberté vraie. En Corse plus qu’ailleurs, la gauche et la droite se sont usées à oublier que l’esprit public et la souveraineté citoyenne sont les seules bases d’une communauté politique, quel que soit le territoire de son exercice. Les courants nationalistes ont tiré profit de ce naufrage, laissant entendre que la référence à la fierté d’un territoire valait mieux que les valeurs et les logiques sociales, sans lequel pourtant un territoire n’est qu’une immense abstraction.

Le temps n’est plus de cultiver cette illusion. Les Corses n’ont pas besoin de cultiver leur différence, mais de valoriser ce qui les rattache à tous les autres peuples. Ils ont besoin à la fois d’égalité et de liberté, d’autonomie et de solidarité, d’espace pour leur initiative individuelle et de lieux de partage. La gauche les a déçus, parce qu’elle a cessé d’être elle-même, parce qu’elle est devenue une gauche affairiste et une gauche de résignation. Ce n’est pas une raison pour se détourner de ses valeurs fondamentales, celles que la Révolution a imposées et dont la République a fait son socle. Ce sont ces valeurs qui doivent redevenir le ferment de la souveraineté populaire, et pas l’improbable « identité » corse ou l’ultranationalisme français.

Il n’y a pas d’avenir pour un territoire sans peuple souverain pour le promouvoir. Il n’y a pas de peuple durablement libre, s’il n’appuie pas sa liberté sur la communauté de destin qui le relie aux autres peuples. Pour les populations que la Révolution française a réunies, il n’y a pas d’avenir hors de la refondation républicaine et sociale qui rompra avec les trop longues décennies vouées à la concurrence et à la gouvernance.

Réconcilier la souveraineté populaire, la combativité sociale et la fierté d’une gauche sûre de ses valeurs reste un enjeu fondamental. La Corse ne saurait manquer de s’y atteler.

Roger Martelli


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