Perturbateurs endocriniens : Dans l’Union européenne, les lobbies comptent plus que la santé des habitants

vendredi 10 mars 2017.
 

B) Perturbateurs endocriniens : nouvel échec de Bruxelles

La Commission européenne renonce, pour la troisième fois, à soumettre au vote son projet de réglementation de ces produits chimiques dangereux omniprésents dans l’environnement.

Encore raté. L’Europe n’est toujours pas dotée d’une réglementation des perturbateurs endocriniens. Faute de majorité, la Commission européenne a renoncé, pour la troisième fois, à présenter au vote ses « critères d’identification ».

Ce sont les représentants des Etats membres de l’Union européenne, rassemblés mardi 28 février au sein du comité permanent de la chaîne alimentaire et de la sécurité animale, qui devaient examiner sa proposition. Les critères devraient à terme permettre d’interdire ces substances chimiques capables d’interagir avec le système hormonal des êtres vivants, et reliées à une multitude de maladies courantes : cancers (sein, prostate, testicule), infertilité, malformations congénitales, obésité et diabète, mais aussi troubles de développement comme l’autisme, l’hyperactivité et une diminution du quotient intellectuel.

« Niveau de preuve irréaliste »

La proposition de la Commission est la cible de critiques nourries depuis son annonce, le 15 juin 2016, de la part des organisations non gouvernementales, de plusieurs Etats membres dont la France, mais surtout de la communauté scientifique. La société savante Endocrine Society, en particulier, conteste sa capacité à atteindre son objectif : « protéger le public de ces produits chimiques dangereux ». L’industrie exprime également son insatisfaction, mais pour d’autres raisons : elle redoute le retrait du marché d’une vingtaine de pesticides. Les critères sont avant tout décidés dans le cadre d’un règlement de 2009 qui concerne la mise sur le marché des pesticides, mais devraient s’appliquer ensuite à toutes les législations européennes touchant de près ou de loin aux produits chimiques. Au niveau politique européen, on considère pourtant cette hostilité comme la preuve que l’on a « fait un bon travail ».

Que leur reproche-t-on donc, à ces critères ? D’abord, un « niveau de preuve irréaliste », selon l’Endocrine Society. En effet, la Commission ne souhaite réglementer que les perturbateurs endocriniens connus : ceux dont l’effet démontré serait la « conséquence d’un mode d’action endocrinien ». Malgré les demandes insistantes de la France, du Danemark et de la Suède, elle refuse de les identifier en fonction d’un système de catégories inspirées du classement des cancérigènes : perturbateur endocrinien suspecté, présumé ou connu. Une gradation qui permettrait aux pouvoirs publics d’établir des priorités en termes de mesures, de recherche, mais aussi d’information de la population.

Si le vote n’a formellement pas eu lieu, les opinions des différents Etats-membres sont connues. La France, la Suède et le Danemark étaient contre la proposition de l’exécutif européen. De source associative, la Pologne, le Royaume-Uni, la Grèce ou encore la Belgique se sont abstenus, alors que l’Allemagne, l’Espagne ou encore les Pays-Bas étaient favorables.

Autre disposition qui ne passe pas : une dérogation glissée en décembre 2016 dans un paragraphe de dernière minute. La Commission avait alors introduit une exception en reformulant, en des termes très techniques, une vieille demande de l’industrie des pesticides.

Celle-ci posait que les pesticides conçus pour être des perturbateurs endocriniens visant certains ravageurs ne peuvent être retirés du marché au prétexte qu’ils ciblent leur système hormonal. Le Monde avait révélé que cette disposition dérogatoire ressemblait, trait pour trait, à une idée formulée par les agrochimistes Bayer, BASF et Syngenta, et publiée dans la littérature scientifique en 2013. Et que ce traitement de faveur pouvait concerner plus de 8 700 tonnes de produits par an, rien que pour la France, d’après les calculs de l’ONG Générations futures.

Plus de trois ans de retard

Dans sa troisième et dernière mouture en date, Bruxelles était allée plus loin, ajoutant une question environnementale à l’aspect sanitaire du dossier. Non seulement les pesticides perturbateurs endocriniens « par conception » devaient bénéficier d’un statut dérogatoire, mais ils ne pouvaient être retirés du marché s’ils touchaient tous les organismes du même embranchement taxonomique que l’insecte ciblé. En d’autres termes, un pesticide perturbateur endocrinien peut toucher tous les organismes de la même famille que le ravageur, sans être interdit. Et ce, même si ces organismes jouent un rôle d’auxiliaire dans les systèmes agricoles (pollinisation, qualité des sols, etc.).

La Commission continue donc à creuser son important retard – maintenant plus de trois ans. Les critères devaient en effet être adoptés en décembre 2013. Son non-respect du délai légal lui avait valu d’être condamnée, en décembre 2015, par la Cour de justice européenne pour avoir violé le droit de l’Union.

A) Perturbateurs endocriniens : le cadeau discret mais majeur au lobby des pesticides

C’est un paragraphe qui n’a l’air de rien, ajouté tout en bas du document à la dernière minute. Il évoque, dans une formulation aussi tortueuse qu’impénétrable, une dérogation pour les produits agissant sur « la mue et/ou la croissance des organismes nuisibles ». Mais, reformulé en langage commun, il s’agit ni plus ni moins d’une concession de la Commission européenne au lobby des pesticides.

Quelques jours avant Noël, mercredi 21 décembre, avec trois ans de retard, la Commission doit soumettre au vote sa proposition de réglementation sur les perturbateurs endocriniens, ces produits chimiques omniprésents, capables d’interférer avec le système hormonal des êtres vivants à des doses parfois infimes. Cette proposition est censée appliquer une disposition très stricte du règlement européen sur les pesticides : l’interdiction des pesticides qui seront reconnus comme perturbateurs endocriniens.

Ce sont donc les critères qui permettent de les identifier que la Commission a élaborés et que les représentants des Etats membres doivent adopter ou rejeter. Le vote se tiendra au sein du comité permanent de la chaîne alimentaire et de la sécurité animale après six mois de tractations.

Si le diable se cache dans les détails, le paragraphe inséré par la Commission à la dernière minute n’a, lui, rien d’anecdotique. Alors que le « règlement pesticides » exige de retirer les perturbateurs endocriniens du marché, il crée une dérogation pour tout un groupe de pesticides qui ont justement la particularité… d’être des perturbateurs endocriniens. Certains pesticides, en effet, anéantissent les insectes ou les plantes dits « nuisibles » aux cultures en agissant sur leur système hormonal pour bloquer leur mue ou leur croissance. En d’autres termes, ce sont des pesticides qui ont été conçus pour être des perturbateurs endocriniens. Or, plutôt que de se servir de cette connaissance pour les identifier et les interdire, la Commission propose qu’ils soient épargnés. Demande du trio BASF, Bayer et Syngenta

Cette dérogation majeure est en fait une vieille demande de l’industrie des pesticides. Elle a été développée par le trio des fabricants de pesticides qui seront les plus touchés par la réglementation : les géants allemands BASF (numéro un mondial de la chimie) et Bayer (en cours de fusion avec Monsanto), ainsi que le groupe suisse Syngenta. Dans un document daté de 2013, des employés de ces trois groupes plaident en faveur d’une « dérogation » pour ce qu’ils désignent comme « les perturbateurs endocriniens par conception » :

« Au sens strict du terme, ces produits correspondraient à la définition de perturbateur endocrinien, puisque leurs mécanismes endocriniens et leurs effets nocifs pour les populations visées sont souhaités et bien décrits. (...) Une catégorie d’exemption pour ces produits chimiques devrait être déterminée. »

Le nouveau paragraphe ressemble à s’y méprendre à l’article écrit par les employés des fabricants de pesticides.

Or, la dérogation est problématique pour les êtres vivants, qui pourraient être affectés par ces pesticides perturbateurs endocriniens : des plantes aux coccinelles, en passant par les écureuils alentours, soit tous ceux que la loi qualifie d’« organismes non-cibles » mais qui sont, eux aussi, équipés d’un système hormonal susceptible d’être piraté par ces produits. Désherbant classé « cancérogène possible pour l’homme »

Si aucune évaluation des conséquences de cette clause sur l’écosystème n’existe, elle aura sans nul doute un impact positif pour l’industrie. D’après les informations qu’a pu réunir Le Monde, correspondraient à cette dérogation une quinzaine d’insecticides et une poignée d’herbicides comprenant le 2,4-D, un désherbant d’ailleurs classé « cancérogène possible pour l’homme » par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) en 2015.

Selon les calculs effectués par l’ONG Générations futures, la dérogation concernerait plus de 8 700 tonnes de produits commerciaux par an, rien que pour la France. François Veillerette, le porte-parole de l’ONG, s’indigne :

« C’est aberrant dans une réglementation qui veut supprimer les perturbateurs endocriniens pour protéger l’écosystème. »

« Cette demande ne vient pas de nous, mais des autorités allemandes », a assuré au Monde Graeme Taylor, directeur des affaires publiques de l’Association européenne pour la protection des cultures (ECPA). L’organisation de lobbying de l’industrie des pesticides rejette depuis le début la proposition de la Commission « dans son ensemble », considérant qu’elle « ne va pas assez loin ». Majorité incertaine, proposition coupée en deux

Incertaine d’obtenir une majorité mercredi, la Commission européenne a coupé sa proposition contestée en deux. La première partie scientifique comporte un volet environnemental, dont fait partie cette nouvelle dérogation, et un volet santé humaine, qui fait également l’objet de vives critiques de la part de la communauté scientifique compétente, des ONG et de certains Etats membres, dont la France.

Tous dénoncent l’insuffisance du texte pour protéger la population des maladies que l’on relie à une exposition aux perturbateurs endocriniens (cancers, problèmes de développement du cerveau, infertilité, diabète, etc.).

La seconde partie de la proposition, sur les aspects réglementaires, contient elle aussi une dérogation substantielle. Si elle était conservée, les risques posés par les pesticides perturbateurs endocriniens seraient évalués au cas par cas après leur mise sur le marché, alors que la loi requiert leur interdiction a priori. Cette partie est non seulement jugée illégale par le Parlement européen, les ONG et certains pays, mais Le Monde avait révélé fin novembre, documents à l’appui, qu’elle reposait sur des conclusions écrites à l’avance par une agence officielle européenne.

« Ces propositions sont inacceptables, et elles ne répondent ni à l’inquiétude croissante du public, ni à la mobilisation pour une véritable action qui réduirait [la présence des] perturbateurs endocriniens dans notre vie quotidienne », dénonce la coalition d’ONG EDC-Free Europe. Une pétition en ligne de l’organisation SumOfUs, appelant à rejeter le projet, a recueilli plus de 260 000 signatures.

Au plus haut niveau politique européen, où l’on estime avoir fait « un bon travail », on avance qu’il a fallu composer avec une « controverse scientifique » sur les perturbateurs endocriniens. Une centaine de scientifiques respectés ont pourtant mis en garde les décideurs contre une « manufacture du doute » financée par les industriels dont les intérêts commerciaux sont menacés, à la manière de l’industrie pétrolière avec le changement climatique (Le Monde du 30 novembre). Des faits qu’un responsable européen balaye pourtant comme tout autant de « théories complotistes ».

Stéphane Horel Journaliste au Monde


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