Chaque année dans l’Union européenne 1000 milliards d’évasion fiscale

dimanche 22 janvier 2017.
 

Entretien avec Lucie Watrinet, de CCFD-Terre solidaire, Coordinatrice de la Plateforme paradis fiscaux et judiciaires «  La frontière entre un État normal et un paradis fiscal devient poreuse  »

Des organisations ont écrit un rapport complet sur l’évasion fiscale en Europe. Lucie Watrinet, de CCFD-Terre solidaire, a participé à sa rédaction. Elle explique que, malgré une forte mobilisation à la suite des nombreux scandales, le bilan de la lutte pour la réduire reste en demi-teinte.

Malgré les scandales LuxLeaks ou Panama Papers, vous pointez du doigt, dans le rapport que vous avez corédigé sur l’évasion fiscale avec des organisations comme CCFD-Terre solidaire, Oxfam et Tax Justice Network, une augmentation d’accords fiscaux entre pays européens et multinationales…

Lucie Watrinet C’est l’un des points saillants du rapport. D’après les données de la Commission européenne, le nombre de rescrits fiscaux a été multiplié par trois en deux ans, de 543 en 2013 à 1 444 en 2015. Un rescrit est une demande de validation d’une situation fiscale et n’est donc pas forcément condamnable, ou de complaisance. Mais les documents de LuxLeaks ont révélé que le Luxembourg avait par leur intermédiaire approuvé des taux d’imposition sur les sociétés inférieurs à 1 % et des prix de transfert ridicules, ces mécanismes qui permettent de faire passer les revenus d’une multinationale d’une filiale à l’autre, d’un paradis fiscal à l’autre. Cela interroge et vient appuyer notre demande de davantage de transparence pour s’assurer que ces rescrits ne permettent pas des mécanismes d’évasion fiscale agressive. Le problème est que tant qu’il n’y a pas de transparence, on ne connaît pas le contenu de ces accords et donc, sans lanceur d’alerte, impossible pour le grand public de savoir ce qui est signé entre la multinationale et le pays.

Et cela ne crée-t-il pas une concurrence fiscale entre les États  ?

Lucie Watrinet On en a un bon exemple avec les « patent boxes », ces régimes fiscaux privilégiés pour la propriété intellectuelle, dont le nombre a explosé ces dernières années. On a dénombré douze pays en Europe qui proposent une taxe réduite, de 0 % à Malte à 15 % en France. Cela recoupe les revenus liés aux marques, mais aussi aux savoir-faire, aux brevets… Concrètement, une multinationale valide avec l’administration fiscale le fait que tous ses revenus liés à la propriété intellectuelle seront taxés à moins de 1 %. En facturant cher le droit d’utiliser une marque ou un logo, ce système permet en même temps de faire artificiellement baisser les revenus, et donc les impôts à payer des filiales implantées dans des pays moins accueillants fiscalement. Ces montages sont extrêmement nocifs pour les autres pays. Cette tendance générale à la baisse des impôts pour les sociétés traduit l’ambiguïté de ces États, qui veulent récupérer l’argent de l’évasion fiscale mais aussi attirer des multinationales. Si l’on progresse un peu, grâce à la pression de l’opinion publique, sur les questions de transparence fiscale, les États se font de plus en plus concurrence entre eux sur les régimes fiscaux avantageux. À force, la frontière entre paradis fiscaux et États « normaux » devient de plus en plus poreuse et c’est très inquiétant.

On avance sur la transparence, dites-vous, mais la dernière directive européenne sur le secret des affaires ne va pas vraiment dans le bon sens…

Lucie Watrinet Cette progression tient en deux mesures spécifiques et importantes contre la fraude et l’évasion fiscale. On va déjà vers une avancée en matière de lutte contre les sociétés-écrans. En caricaturant un peu, ces sociétés permettaient de cacher l’identité de leur véritable propriétaire et pouvaient servir à la fraude fiscale, mais aussi à blanchir de l’argent mafieux. De plus en plus de pays sont favorables à la création de registres publics permettant l’identification des réels propriétaires de ces sociétés. La situation a changé depuis un an, grâce au scandale des Panama Papers qui a démontré la dangerosité de ces structures. L’autre point positif est qu’on sent un mouvement de fond en faveur d’un « reporting » pays par pays. L’idée est de rendre publiques les activités précises des multinationales dans chaque pays  : chiffre d’affaires, bénéfices, nombre d’employés, montant des impôts effectivement payés… Une mesure qui serait très utile pour lutter contre les pratiques d’évasion fiscale agressives. La France a pris à deux reprises des engagements en ce sens cette année. La Commission européenne en propose une version allégée qui ne va pas assez loin mais il y a un progrès. D’un autre côté, cette directive sur le secret des affaires adoptée en mai dernier, et que la France doit transcrire dans son droit avant 2018, fait peser de réels risques sur qui divulguerait des informations tombant sous le coup d’un secret des affaires à la portée élargie. Sauf que si on avance vers une obligation de transparence sur ces sujets d’évasion fiscale, les multinationales ne pourront pas faire jouer le secret. Plus largement, la directive reste très problématique pour les lanceurs d’alerte, les syndicats, les journalistes…

Vous insistez aussi dans le rapport sur les conséquences de l’évasion fiscale sur les pays du Sud… Notamment les conventions fiscales. Qu’est-ce que c’est  ?

Lucie Watrinet Il est d’autant plus important de l’expliquer que la France est le pays européen qui a le plus de conventions fiscales avec les pays en développement, 68 au total, et personne ne s’est jamais attardé sur cette question. Pourtant, certaines datent de la colonisation, d’avant les indépendances. Ce sont des traités passés entre deux pays permettant de déterminer les réglementations fiscales. Lorsqu’une entreprise française est implantée dans un pays d’Afrique, qui perçoit les impôts  ? L’idée originelle était d’éviter que les personnes et les entreprises payent deux fois. Mais en pratique, la plupart de ces accords ont été conçus de telle façon qu’ils privent les pays pauvres de recettes fiscales. Par exemple, une étude menée par ActionAid a révélé qu’une convention fiscale entre l’Ouganda et les Pays-Bas privait entièrement le pays africain de ses droits à imposer les revenus des propriétaires d’entreprises ougandaises si ceux-ci résidaient aux Pays-Bas. Aujourd’hui, la moitié des investissements étrangers en Ouganda proviennent des Pays-Bas et sont donc entièrement défiscalisés… Autre exemple de convention, l’entreprise minière australienne Paladin a fait transiter ses bénéfices réalisés au Malawi par une société boîte aux lettres néerlandaise. Pour cette seule société, le Malawi, l’un des pays les plus pauvres au monde, a perdu environ 27,5 millions de dollars de recettes fiscales. Ces conventions sont l’un des éléments d’un système global injuste. L’Afrique perd environ 60 milliards d’euros par an dans l’évasion fiscale des multinationales et, souvent, les gouvernements compensent en augmentant la TVA, qui frappe plus durement les pauvres.

Pourquoi n’en parle-t-on jamais  ?

Lucie Watrinet Les pays développés n’ont aucun intérêt à réviser ces conventions, qui sont pour la plupart à leur avantage. En plus, les négociations pour une révision du système fiscal international se font entre le G20 et l’OCDE. Uniquement les pays les plus riches. La centaine d’autres États n’a pas voix au chapitre, mais ils sont pourtant forcés d’appliquer des décisions qui ont été prises sans eux. Lors de la dernière conférence sur le financement du développement en 2014, lorsque ce problème a été à nouveau posé, c’est la France et la Grande-Bretagne qui se sont opposées à l’ouverture à tous des négociations.

Entretien réalisé par Pierric Marissal, L’Humanité


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