Et le western italien fit sa révolution

samedi 20 août 2016.
 

Expression d’une lucidité politique, le « western spaghetti » a profondément renouvelé un genre à bout de souffle tout en démythifiant la fondation de l’Amérique. Décliné en « western Zapata », avec pour toile de fond les révolutions mexicaines, il donne le beau rôle au paysan basané du sud du Rio Grande, qui vole la vedette au héros yankee...

A la suite de la révolution stylistique lancée par Sergio Leone avec Pour une poignée de dollars, en 1964, le western italien enfonçait le clou et battait le fer, entre parabole politique et divertissement populaire. En 1966, alors que l’Italie, déchirée par les écarts de richesse entre le Nord et le Sud, célèbre le centenaire de son unification tout en s’acheminant vers ses « années de plomb (1) », le mètre étalon de ce qu’on allait appeler « western Zapata » surgit sur les écrans. El Chuncho, réalisé par Damiano Damiani, narre la rencontre, durant la révolution mexicaine de 1910, d’un chef de bande, El Chuncho (Gian Maria Volonte), et du « pied-tendre » yankee El Niño (Lou Castel). Le second pousse le premier à s’engager davantage pour la révolution... dans le but inavoué d’approcher et de tuer un général révolutionnaire pour le compte de l’inamovible dictateur Porfirio Díaz.

Au-delà de la référence aux assassinats d’Emiliano Zapata et de Pancho Villa, le film pointe l’ingérence de Washington en Amérique latine (et ailleurs). Un péon insurgé y note que les Etats-Unis ont soutenu la révolution puis la contre-révolution au gré de leurs intérêts. Ce même péon, quand le propriétaire terrien du coin lui demande : « Tu veux me tuer parce que je suis riche ? », réplique : « Non, señor, parce que nous sommes pauvres... et que vous avez tout fait pour ça. » Le ton est donné. Un parallèle transparaît entre l’opposition Nord-Sud en Amérique et en Italie. Comme les Latinos, les Italiens du Sud ont eu leur lot de promesses non tenues quant à la redistribution des terres aux mains des grands propriétaires. La ressemblance des drapeaux mexicain et italien facilite encore le rapprochement.

Entre attaques de train et cavalcades révolutionnaires — tournées en Andalousie au nez du régime franquiste —, El Chuncho définit les canons du genre : un péon/bandit se retrouve dans des situations développant de fil en faucille sa conscience de classe ; la cause du peuple l’emporte petit à petit sur l’appât du gain. Le gringo, lui, cache son jeu (El Chuncho ou Trois pour un massacre, de Giulio Petroni), est cynique et vénal (El Mercenario et Compañeros, de Sergio Corbucci), au mieux désabusé (Il était une fois... la révolution, de Leone), mais toujours manipulateur. Fin stratège, il émerveille le Mexicain, jusqu’à ce que ce dernier s’aperçoive qu’il s’est fait avoir. Cela permet non seulement d’user de la vieille recette narrative et dialectique des antagonistes devenant complémentaires dans l’action, mais aussi d’opposer deux visions du monde et deux réalités de classe : celle des opprimés qui n’ont d’autre choix que la lutte collective et celle du « touriste » qui poursuit ses propres desseins. Car ce dernier « n’aime pas le Mexique », comme le répètent El Niño dans El Chuncho et l’Anglais Price dans Trois pour un massacre.

La dimension politique d’El Chuncho est évidente, et se retrouve dans la composition de son équipe : membre du Parti communiste italien, Gian Maria Volonte promènera son regard fiévreux dans bien des thrillers explicites, comme Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, d’Elio Petri (1970), ou L’Affaire Mattei, de Francesco Rosi (1972, Palme d’or à Cannes). De son côté, le militant d’extrême gauche Lou Castel sera expulsé d’Italie en 1972. Entre-temps, il aura également tourné Les Poings dans les poches, de Marco Bellocchio (1965), et Tue et fais ta prière, de Carlo Lizzani (1967), autre western parabolique, avec Pier Paolo Pasolini dans le rôle d’un prêtre révolutionnaire.

Mais surtout, derrière El Chuncho se cache la patte d’un scénariste d’exception, Franco Solinas. Ce militant communiste né en Sardaigne, ouvrier, étudiant, puis journaliste et romancier, écrivit notamment pour Gillo Pontecorvo : La Bataille d’Alger (1966), interdit en France mais Lion d’or à Venise, ou Queimada (1969), tableau du colonialisme aux Caraïbes. Pontecorvo souhaitant réaliser une œuvre « tout public », en l’occurrence un western, Solinas signe El Mercenario, finalement tourné par Corbucci en 1968. Franco Nero y interprète le Polak, un mercenaire qui vend ses talents au prix fort à des péons insurgés. Comme dans El Chuncho, c’est le comportement méprisant du gringo qui fait prendre conscience à Paco (Tony Musante), ouvrier révolté par ses conditions de travail à la mine, de l’importance des valeurs de sa propre classe. Quand le Polak lui demande : « C’est quoi la révolution pour toi ? », Paco répond : « Poursuivre les patrons et leur prendre leur fric » — ingénieuse solution à l’évasion fiscale. Arrêté après avoir fait irruption dans un banquet bourgeois, il constatera que « prendre aux riches pour donner aux pauvres n’est jamais populaire... chez les riches ».

Enfin, comment oublier cette scène où, au lit avec une Mexicaine nue et endormie, Paco se fait expliquer la fracture sociale par le Polak : « Imagine que les riches, c’est la partie supérieure, la tête, et les pauvres, la partie inférieure, les fesses. Faire la révolution, c’est tenter de mettre ces deux parties au même niveau. Mais c’est impossible, parce qu’entre la tête et les fesses, il y a le dos. » Paco, philosophe, passe la main sur les fesses de son amante et déclare : « Alors, s’il faut choisir, je reste avec les pauvres. »

Corbucci récidive avec le très drôle Compañeros (1970), où Nero joue un marchand d’armes suédois débarquant au milieu de révolutionnaires dirigés par un Tomás Milián au look guévaresque. Icône du western Zapata, le versatile acteur cubain a plus que quiconque personnifié un lumpenprolétariat aussi dépenaillé que débrouillard, notamment dans les trois westerns de Sergio Sollima, qui l’élevèrent au rang de « star du tiers-monde ». Outre le rôle récurrent du péon Cuchillo dans Colorado (1967) et Saludos, hombre (1968), il incarne un bandit fruste confronté à un professeur (Gian Maria Volonte) qui prend l’illégalisme comme prétexte à ses pulsions sadiques dans Le Dernier Face-à-Face (1967). Sollima signe là une réflexion acerbe sur la fascination et la fascisation que peut engendrer le recours à la violence.

Une fascisation souvent combattue, au sens propre du terme, par les cinéastes italiens. Sollima prit part à la Résistance, de même que Petroni. En 1969, ce dernier réalise le très sombre Trois pour un massacre, scénarisé par Solinas, où Tomás Milián incarne Tepepa, un guérillero qui soutient Francisco I. Madero. Celui-ci deviendra président du Mexique (1911 à 1913) avant d’être renversé et assassiné par le général Huerta. Il avait demandé aux paysans de rendre les armes en échange des terres promises ; Tepepa comprend vite que le slogan « Terre et liberté » est loin d’être devenu réalité, et il reprend la lutte face à un colonel cruel incarné par... Orson Welles !

Après avoir recréé le western en déconstruisant les faux-semblants hollywoodiens au profit d’un réalisme cru et documenté, Leone s’oppose paradoxalement à l’optimisme politique de ses collègues avec Il était une fois... la révolution, en 1971. Sean (James Coburn), membre de l’Irish Republican Army (IRA) en exil, appâte Juan (Rod Steiger) et sa famille de hors-la-loi avec la promesse d’un casse mirifique. Mais la banque ne renferme que des prisonniers politiques, et Juan devient malgré lui un leader révolutionnaire. Leone suit de près les codes du western Zapata avec cette allégorie émaillée de multiples références au fascisme : scène d’exécutions rappelant le massacre de 335 personnes par les nazis le 24 mars 1944 dans les fosses Ardéatines de Rome ; officier allemand caricatural.

De manière plus désabusée (moins violente ?) que dans El Chuncho, c’est encore une fois le péon qui fait la leçon au gringo : « C’est pas à toi, nom de Dieu, à me parler de révolution, je sais très bien comment ça éclate ! (...) Tu comprends, ceux qui savent lire dans les livres vont voir ceux qui ne savent pas lire dans les livres, les pauvres, et disent : “Ici, il faut du changement !”, et les pauvres bougres font le changement. Après ça, les plus malins de ceux qui savent lire s’assoient autour d’une table et ils parlent et ils mangent (...), et pendant ce temps qu’est-ce qu’ils font, les pauvres bougres ? Ils sont morts ! » Cette scène, improvisée durant le tournage, reflète la désillusion politique du cinéaste : « Les hommes de ma génération ont entendu trop de promesses. Ils avaient des rêves ; il ne leur reste que des regrets (2). »

L’amitié qui finit par lier le bandit mexicain à l’artificier irlandais va aboutir à l’émancipation de l’un et au nihilisme de l’autre, qui n’a plus que les moyens explosifs de noyer son spleen. On peut y voir une critique de la fuite en avant opérée par certains des groupes d’extrême gauche d’alors, tandis que le contexte social italien va se mettre à ressembler aux images d’Epinal du cinéma populaire : émergence du néofascisme, pénétration de l’Etat par les réseaux secrets comme Gladio, attentat meurtrier de la piazza Fontana à Milan attribué à tort aux anarchistes, grèves et émeutes dans le sud de l’Italie...

Après que Leone a sifflé la fin de la récréation, le genre glisse vers la blague plus ou moins fine. Dans Viva la Muerte... tuya !, de Duccio Tessari (1971), Franco Nero et Eli Wallach rejouent, en les chargeant, les rôles qui les ont rendus célèbres. Dans Mais qu’est-ce que je viens foutre au milieu de cette révolution ?, farce parodique de Corbucci (1972), un comédien (Vittorio Gassman) et un curé (Paolo Villaggio) se retrouvent pris dans la tourmente révolutionnaire.

Reste qu’à travers le western Zapata, les Solinas, Sollima ou Corbucci ont su mêler divertissement et commentaire social en une dialectique intense. Glissant nombre d’allusions politiques au milieu de scènes d’action et faisant du « populo » leur héros, leurs films ont touché un large public, ce dont l’austérité du cinéma militant ne peut guère se vanter. Malgré ce succès, la critique a considéré le genre avec condescendance, lui reprochant pêle-mêle sa dimension commerciale, sa violence, son second degré et, globalement, ses sujets trop sérieux. Or, loin de toute caricature manichéenne et sans prétention paternaliste à éduquer les masses, le western Zapata traite fondamentalement de l’auto-émancipation des classes populaires. En cela, il n’a rien perdu de son actualité.

Daniel Paris-Clavel

Créateur et animateur de la revue ChériBibi, consacrée aux cultures populaires.


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