Frédéric Pierru, sociologue, CNRS, université Lille-II
Dans le Figaro du 7 mars dernier, un sondage précisait qu’une majorité de Français préférait une gestion directe de l’État (50 %) à celle des syndicats et du patronat, repoussait l’idée de la confier aux assureurs, tout en souhaitant faire une place aux associations de patients (18 %) et aux mutuelles (13 %). Les résultats de ce sondage sont en ligne avec ceux des enquêtes déjà disponibles, notamment du baromètre de la Drees. En effet, la Sécurité sociale, à rebours de celles et ceux qui tentent de faire croire que la « Baleine » serait une espèce appelée à disparaître, fait l’objet d’un attachement massif de la population. C’est une des institutions les plus populaires. Par ailleurs, les inégalités d’accès aux soins sont les plus mal tolérées par le corps social, parmi toutes les autres inégalités (revenu, logement, etc.). Dès lors, il n’est pas étonnant que la gestion par les assureurs de la protection maladie fasse l’objet d’un rejet massif. Rappelons au passage que jamais les assureurs n’ont voulu gérer le risque maladie dans son intégralité : les assureurs veulent écrémer les bons risques dans un cadre où les risques lourds comme les affections de longue durée ou les soins hospitaliers resteraient pris en charge par la solidarité nationale.
L’autre résultat de ce sondage est que la démocratie sociale d’après guerre a définitivement vécu. Déjà dès le milieu des années 1960, Pierre Laroque regrettait que les élections à la Sécurité sociale ne mobilisent guère les foules. La Sécurité sociale était certes « gérée » par les partenaires sociaux, mais dans le cadre d’une tutelle étatique forte qui n’a cessé de se renforcer avec la montée en puissance de l’impératif de la maîtrise des dépenses de santé. Le dernier baroud d’honneur des syndicats en matière d’assurance maladie fut le plan Juppé de 1995 (encore que c’est davantage le volet retraite qui a mobilisé). Avec la refondation sociale et le départ des représentants patronaux de la gestion des caisses puis avec la réforme de l’assurance maladie de 2004, c’en était fini de l’ambition de 1945. L’État, via le puissant directeur général de la nouvelle Union nationale des caisses d’assurance maladie, prenait clairement les choses en main. La réforme HPST de 2009 a constitué, avec la création des agences régionales de santé, une étape supplémentaire dans l’étatisation. Du coup, il n’est guère étonnant que les Français identifient la protection maladie à l’État. En un sens, l’opinion publique valide une évolution au long cours. La santé est une matière régalienne et ce sont les responsables politiques qui doivent rendre compte des défaillances, notamment en matière de sécurité sanitaire.
Je constate aussi que les mutuelles ne recueillent guère un assentiment large. Là encore les Français sont cohérents avec l’organisation du financement de la santé : les mutuelles ont un rôle important, mais accessoire dans la couverture financière des soins. Elles ne doivent pas sortir de leur lit, comme elles ont à mon avis trop tendance à le faire depuis quelques années, prises qu’elles sont dans l’engrenage concurrentiel avec les assureurs, et avec l’accord tacite de pouvoirs publics trop heureux de pouvoir transformer de la dépense publique en dépense privée pour plaire à Bruxelles.
La réalité est donc la suivante : l’État est désormais en première ligne pour ce qui est des questions de protection maladie et de santé publique. La question est : comment éviter que cela se traduise par une technocratisation autoritaire de la « gouvernance du système de santé ». On retombe ici sur le thème, éminemment consensuel car flou, de la « démocratie sanitaire ». À l’évidence, celle-ci ne peut se réduire à donner quelques strapontins aux représentants des malades et usagers. Il faut trouver des modalités de reddition démocratiques plus ambitieuses.
Répondre à cette question mérite de s’interroger préalablement sur la conception que nous voulons développer de la Sécurité sociale. Je suis de ceux qui pensent qu’elle ne peut être réduite à une technique assurancielle ou à un enjeu financier qui nous éloignent des personnes et de leurs besoins, des objectifs de bien-être et de justice sociale qu’incarne la Sécurité sociale. N’oublions pas que la solidarité nationale, la démocratie, l’émancipation citoyenne ont fondé la réussite du projet de Sécurité sociale issu du programme du CNR : ces valeurs sociétales ont construit les avancées sociales majeures et amélioré la vie et la santé de la population tout en accompagnant avec succès le redressement et le développement économiques de la France d’après guerre. Dans la France d’aujourd’hui, marquée par des injustices profondes et la croissance d’inégalités sanitaires, sociales et territoriales, il s’agit de refondre une Sécurité de notre temps sur les valeurs intemporelles de démocratie, d’universalité de droits collectifs et de développement durable. Nous avons besoin de resolidariser et non d’exclure. Nous avons besoin d’universaliser et non de segmenter, de compartimenter les droits et les personnes comme c’est malheureusement le cas aujourd’hui trop souvent. Nous avons besoin de conforter les droits et non de les précariser. Parce que l’objectif est bien d’œuvrer au bien-être, au mieux-être, à la justice sociale pour toutes les générations d’aujourd’hui. La démocratie demeure le moyen par lequel associer, impliquer, responsabiliser, créer avec les intéressés les réponses qui rassemblent, resolidarisent et permettent le vivre-ensemble. C’est, me semble-t-il, une aspiration forte que l’on retrouve dans le sondage réalisé par l’agence Elabe pour la Mutuelle familiale à l’occasion des 70 ans de la Sécurité sociale. Pour les personnes interrogées, « la Sécurité sociale est un bien commun dont nous sommes tous responsables ». De même, les citoyens sont placés en tête des acteurs qui ont un rôle à jouer pour assurer l’avenir de la Sécurité sociale, illustrant ainsi la notion de responsabilité individuelle et collective. Il faut bien reconnaître que le fonctionnement actuel ne traduit pas cette aspiration et que les évolutions dans la gestion notamment de l’assurance maladie, son étatisation, ont affaibli la démocratie et la responsabilité. Je pense notamment à la suppression des conseils d’administration et à leur remplacement par des conseils aux attributions restreintes. La suppression des élections par la nomination des conseillers a contribué à éloigner les assurés sociaux du pouvoir de s’exprimer et de choisir leurs représentants. Même si le système des élections était à parfaire, sa disparition a aussi supprimé la parole et le pouvoir d’expression, d’avis, de choix des assurés sociaux. Cela ne peut donc convenir. Il conviendrait à mon sens de repenser la gestion démocratique en commençant déjà par rétablir l’élection d’administrateurs disposant de réels pouvoirs et une représentation du mouvement social telle que les syndicats, les mutuelles, les associations avec, pourquoi pas, aussi, une représentation directe des assurés sociaux sous une forme à définir.
Pierre-Yves Chanu, vice-président CGT de l’Acoss (caisse nationale du réseau des Urssaf)
La démocratie sociale fait partie des fondements historiques de la Sécurité sociale, qui se définit dès ses origines comme un service public dont la gestion est confiée à ses usagers. Ce principe s’incarnait à l’origine dans une majorité des deux tiers des représentants des salariés dans les conseils d’administration, et surtout dans le principe de l’élection des administrateurs des caisses par les assurés eux-mêmes. On sait que ce principe a été remis en cause de longue date. À l’exception d’une courte parenthèse après 1981, il n’y a plus d’élection des administrateurs depuis 1967 ; les conseils d’administration sont constitués sur la base d’une représentation paritaire entre représentants des salariés et représentants des employeurs ; les caisses nationales sont placées sous l’étroite tutelle de l’État. Depuis le plan Juppé de 1995, les orientations budgétaires de la Sécurité sociale sont fixées par le Parlement dans le cadre des lois de financement de la Sécurité sociale. Enfin, les finances sociales sont maintenant placées sous une tutelle étroite de l’Union européenne dans le cadre de ce qu’on appelle le semestre européen et doivent par conséquent passer sous les fourches Caudines du programme de stabilité. La « gouvernance » de la Sécurité sociale est très souvent (et à juste titre) critiquée. Mais les problèmes rencontrés tiennent-ils à la présence de représentants des salariés dans les conseils d’administration (dénommés conseils dans la branche maladie), ou au contraire à l’ampleur de l’étatisation réalisée, et à l’absence de prise en compte des attentes des assurés sociaux ? L’opinion de la CGT est que la source des difficultés résulte bien de l’étatisation de la gestion de la Sécurité sociale et non du maintien dans les caisses d’une présence d’administrateurs désignés pour partie par les organisations syndicales (à côté d’administrateurs représentant les employeurs), et dont le rôle est au demeurant de plus en plus exclusivement consultatif. Aujourd’hui, la Sécurité sociale souffre avant tout de la logique comptable de « maîtrise des dépenses », tenant de moins en moins compte des besoins sociaux, portée par les gouvernements successifs, qu’ils soient de droite ou de gauche. La figure emblématique de ces régressions est incarnée par les conventions d’orientation et de gestion (COG) signées par les caisses avec l’État. Celles-ci sont l’outil principal des coupes sombres dans les budgets des caisses de Sécurité sociale, et en particulier des suppressions d’emplois, sans considération des besoins réels. On retrouve le modèle de la modernisation des politiques publiques, avec un objectif de diminution de l’emploi sans considération des besoins des assurés sociaux. Pour la CGT, la vraie réforme progressiste de ce qu’on appelle la « gouvernance » consisterait dans un retour à la démocratie sociale, en revenant au principe d’élection des administrateurs par les assurés sociaux eux-mêmes, et en rétablissant des conseils d’administration de plein exercice. Ces derniers détermineraient et contrôleraient la stratégie des branches à l’échelle nationale et des caisses à l’échelon local, et pour ce faire désigneraient (et le cas échéant révoqueraient) les directeurs des caisses, nationales comme locales. Ces élections permettraient un débat national sur les enjeux de la Sécurité sociale, et leur réappropriation par les assurés sociaux. Notons que notre conception est compatible avec le maintien de lois de financement de la Sécurité sociale, mais que le PLFSS devait alors être coélaboré par le ministère des Affaires sociales et les caisses nationales de Sécurité sociale en associant pleinement les conseils d’administration élus. Dans cette nouvelle « gouvernance », les conseils d’administration pourraient ainsi retrouver cette fonction d’« éducation à la solidarité », dans laquelle Pierre Laroque voyait l’une des fonctions essentielles de la démocratie sociale.
Dossier publié par L’Humanité
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