Fabrice Flipo "La question de la nature renouvelle la question communiste"

jeudi 21 avril 2016.
 

Fabrice Flipo : « L’écologisme est le futur grand intégrateur »

Philosophe des sciences et techniques, Fabrice Flipo est maître de conférences à Télécom École 
de management et membre de la revue "Mouvements". Ses recherches portent aussi bien sur l’anthropologie de la modernité et de la globalisation, les relations internationales, 
le développement durable, la décroissance que sur l’écologie des infrastructures numériques.

Dans Nature et Politique, vous décortiquez le débat qui a opposé défenseurs et pourfendeurs des droits de la nature. Sur quoi ce désaccord philosophique est-il fondé  ?

Fabrice Flipo : L’idée de droit renvoie à l’idée de dignité. Dans la modernité, il y a la proclamation que seul l’homme a une dignité. Au départ, même les femmes n’entraient pas à l’intérieur de ce champ. Nous avons hérité cette idée générale par la culture. Elle a été historiquement programmée par les révolutions américaine et françaises autour de l’homme blanc masculin, avant de s’élargir. L’idée que la nature puisse avoir des droits paraît antinomique car seuls les êtres humains pouvaient jusque-là y prétendre. Quel est le soubassement de ce choc  ? La raison profonde sur le plan écologique, c’est que, avec les droits de l’homme, reprenant la critique que Marx en faisait en son temps, vient l’ordre économique. Celui de l’homme économique qui échange. Dans l’échange, la nature est un pur instrument parce qu’elle est précisément la matière qui est échangée. Cela correspond à l’ontologie moderne cartésienne, dans cet ordre les limites de la nature disparaissent. C’est un rapport au monde matériel qui exclut le vivant. C’est un rapport urbain au milieu.

Qui sont les vigiles contemporains de cette conception bornée  ?

Fabrice Flipo : En France, sans en avoir forcément conscience, Luc Ferry reprend ce discours. C’est une caisse de résonance d’idées libérales très présentes dans la société qui identifie la nature à un ennemi. Tout ce qui incarne le vivant renvoie, à ses yeux, à de l’organique et donc à l’Ancien Régime. Le discours écologique étant porteur de droits à la nature est donc jugé antimoderne. Or Luc Ferry confond deux conceptions de la nature, la biosphère, déterministe et régie par des lois, et l’écosystème, qui est lui plastique et auquel l’activité humaine donne forme, créant une interdépendance entre elle et l’homme. C’est donc une erreur totale de considérer que la nature est seulement déterministe. L’agriculture industrielle est un exemple assez caractéristique de cette méprise  : on prend toutes les ressources sous terre qu’on apporte à la plante et on fait pousser la plante dans le désert  ! Si les limites ne se présentent pas d’emblée c’est qu’on détruit les sols à coups de tracteurs car on n’en a pas besoin. Il y a là un arrachement illusoire à la nature, car le problème est que les ressources sont épuisables, c’est la face cachée. Cela pose la question de l’essence de l’humanité, que Ferry pose comme la menace d’une naturalisation, au prétexte que toutes les idéologies qui ont voulu assigner une essence à l’homme sont totalitaires. Mais il se prend les pieds dans le tapis de sa propre argumentation puisque le type d’ordre qu’il défend au nom de la modernité c’est le libéralisme. Ce principe d’une société des libertés est fondé lui-même sur une idée de la nature humaine. L’«  Homo œconomicus  » est censé peindre l’homme tel qu’il est. L’écologisme assigne lui aussi une nature à l’humanité qui revendique d’être autre.

Sommes-nous en prise à un déni écologique  ?

Fabrice Flipo : Il y a un déni organisé. Lorsque les institutions publiques découvrent des activités polluantes, on feint une gêne ou de le regretter mais tout est fait pour que cela ne se sache pas. Si les autorités réagissent ainsi, on imagine les positions du privé. Tout est fait pour désinhiber la consommation : des dizaines de milliards d’euros sont dépensées à cet effet. Il faut «  invisibiliser  » le problème. C’est comme la Cocotte-Minute, on essaie de bien fermer le couvercle mais subitement quelque chose en sort, diffus. Je reste persuadé que le consommateur n’est pas suicidaire ou idiot, c’est la lutte contre ce phénomène d’invisibilisation qui est difficile.

Cette difficulté désarme-t-elle l’écologie politiquement  ?

Fabrice Flipo : Les séries de situations identiques dans lesquelles on vit permettent de voter des lois qui les font évoluer. Le problème en écologie, c’est que nous disposons de peu de situations identiques. L’exemple de la taxe carbone est exemplaire. Quel que soit le niveau de la taxe, il y a dans tous les cas un groupe social qui va être trop impacté par rapport à sa responsabilité. Même des taxes faibles sont encore trop élevées. D’où la difficulté à sérialiser les problèmes écologiques. Le travail des minorités actives s’opère sur les valeurs et la sérialisation de ces questions, pour faire que nous parvenions, petit à petit, à un diagnostic commun. De situations différentes, il faut faire en sorte de trouver du même à partir duquel peut s’engager la décision politique. L’institutionnalisation de l’écologie, par le biais des lois, passe par la sortie de cette atomisation. Ce problème surgit aussi avec l’isolation des bâtiments et le constat qu’il n’y a pas un bâtiment pareil. On parle désormais de réorganisation des corps de métiers, il y a une ingénierie sociale de l’écologie qui est assez complexe du fait d’une société qui n’y est a priori pas adaptée. Car la société est établie depuis cent cinquante ans pour la croissance.

Vous tentez de situer la naissance d’une économie écologiste. Quelles sont les visions qui s’affrontent  ? Une synthèse est-elle possible ou ces propositions sont-elles contradictoires entre elles  ?

Fabrice Flipo : Les deux à la fois. Je privilégie une vision complémentariste des mouvements sociaux au sens où, dans cette situation sans grandes séries, il y a une diversité de modalités d’action. Il n’y a pas de «  silver bullet  » (balle d’argent qui va tuer le vampire) miraculeuse  ! Le débat autour de l’économie verte mérite d’être clarifié. La forme classique consiste, elle, à agencer des modes de vie de telle manière que le jeu des fonctions sociales soit en équilibre avec les échanges avec la nature. C’est ce qui est mis en place depuis quarante ans  : l’agriculture bio, le vélo, les transports en commun… Il y a une vision anticapitaliste qui constate que le marché est en train de s’emparer de la nature. Je pense que c’est faux. Le capitalisme ne peut pas s’emparer de la nature qui est une condition de fonctionnement, un bien public, ce n’est pas quelque chose avec quoi on fait de l’argent. Il peut y avoir de la spéculation sur la nature mais le capital ne peut pas s’y reproduire de manière élargie. Aujourd’hui, il y a une approche à développer qui ne soit, au sens classique du terme, ni capitaliste, ni anticapitaliste, c’est autre chose. Mais une question demeure  : qui est l’obligé de qui  ? Le risque qui existe depuis Stockholm c’est que les pays industrialisés fassent réaliser l’écologie par les pays en développement. C’est une forme d’agrarisme. Les pays du Nord se comportent en propriétaires fonciers, en achetant par exemple des terres dans le Sud pour pomper le carbone. Un autre courant considère que l’État et le privé se désintéressent des préoccupations écologistes. Il faut donc mettre en place des mécanismes qui permettront aux bonnes volontés de protéger la nature. La motivation première de ce public-là c’est la protection de la nature. On rémunère un service au service d’un projet concret, comme avec la compensation carbone. C’est une forme de capitalisme autre  : il y a bien propriété privée des moyens de production mais il n’y a pas accumulation de capital monétaire ou financier. C’est une accumulation du capital naturel, différente du sens classique combattu par le mouvement ouvrier.

Une mutation écologique est-elle réellement en cours, ou ce revirement est-il cosmétique, voire, pire, opportuniste  ?

Fabrice Flipo : Nombreux sont les récupérateurs et les parasites. Il y a un paquet de passagers clandestins même si l’écologie est devenue partiellement un problème public. Un patron ne peut plus faire n’importe quoi, on doit se situer et on ne peut plus faire comme si ça n’existait pas. C’est une victoire mais il reste beaucoup d’enfumeurs, majoritaires, qui utilisent l’argument écologique pour des raisons parfaitement anti-écologistes. L’écologie de l’innovation contre l’écologie de la punition fait partie de ces inventions qui visent à discréditer toute vision concurrente. La marge de manœuvre est étroite car elle bénéficie encore de peu de soutien populaire, mais elle existe.

Vous écrivez que le vert est l’avenir du rouge. L’avenir du communisme passe-t-il par l’intégration de la problématique écologique  ?

Fabrice Flipo : La question de la nature renouvelle la question communiste. Mais il faut bien comprendre ce qu’on veut dire car l’imaginaire occidental reçoit encore ce concept de manière biaisée. Les gros étouffent les petits. On ne s’enrichit pas impunément  : « Il n’y a pas de repas gratuit.  » Ceux qui mangent trop mangent la nourriture des autres. Tout le monde est apte à comprendre qu’il n’y a pas de raison à ce que certains prennent tout. Tout le monde a le droit d’avoir une place, c’est le fondement de l’idée communiste qui n’a rien à voir avec le totalitarisme. Il n’est pas évident de relier l’écologie à la conception marxiste classique qui estimait que la satisfaction des besoins de tous passait par l’abondance générée par les forces productives. Reste qu’il faut partager, ici et maintenant. Il faut réactualiser Marx qui a écrit il y a cent cinquante ans. Il ne faut pas répéter le XIXe siècle et s’attaquer par exemple à la critique de la société de consommation. Marx a tout misé sur le mouvement ouvrier et ne pouvait évidemment pas penser cette dimension, pas plus que les conséquences du règne des machines et de l’activité industrielle. Certains mouvements ont été invisibilisés derrière ce culte de l’industrie comme symbole de progrès. Pour penser l’écologisme à proprement dit, il est donc difficile de s’appuyer sur Marx. En revanche, nous pouvons nous appuyer sur son excellente analyse du capitalisme pour voir où se situe le mouvement écologiste, dont je défends qu’il est une critique de la réalisation de la valeur. Au moment où la consommation va se faire, l’écologie dit  : ce n’est pas cela qu’il faut acheter. Le nouveau paradigme qui monte en puissance est celui de l’écologisme. C’est le grand référentiel à l’intérieur autour duquel tout le reste va s’articuler. C’est une question de temps, mais c’est le futur grand intégrateur.

Vous écrivez que Sartre dispose de tout le bagage conceptuel pour réaliser l’écologisme

Fabrice Flipo : On observe qu’il y a deux grandes formes de coordinations humaines, d’une part, les groupes, situations dans lesquelles on échange et on fait évoluer les règles qui nous gouvernent, et d’autre part, les séries, situations dans lesquelles on n’échange pas et où les règles sont données par le milieu, sans discussion. C’est l’exemple donné par Sartre lorsqu’il décrit la règle implicite de la formation de la file d’attente à l’arrêt de bus. Quand ces règles ne correspondent pas, elles génèrent des catastrophes. Les séries fondent, les individus commencent à générer d’autres règles. Comment les règles tiennent  ? Parce qu’elles sont importantes et sacrées, les hommes les sanctionnent jour après jour. Ils les pratiquent et valident leur pertinence. Comment fait-on pour générer de nouvelles séries  ? En produisant des microfusions qui font évoluer les règles à chaque fois. Les macrofusions ce sont les révolutions, Le Pen au deuxième tour et les millions de personnes dans la rue. Il peut y avoir alors des réorganisations très fortes des régulations sociales. Les marches en cours pour le climat peuvent rassembler 1 000 personnes comme 100 000 personnes, on ne sait pas. La manifestation est un répertoire génial pour manifester quelque chose de nouveau. C’est une manière de fusionner connue.

Vous évoquez la possibilité d’un réenchantement. De quelle nature est-il  ?

Fabrice Flipo : Il y a plusieurs sens possibles. Certains considèrent que la société est bien gouvernée et que les meilleurs sont à sa tête, c’est la représentation conservatrice. La représentation critique dit que ce n’est qu’une réalité qui peut être renversée. Avec l’importance accordée aux slogans, à la contre-expertise, à l’éducation populaire… Mais il ne suffit pas de dire cela, il faut mobiliser, proposer des perspectives d’avenir. Une mise en scène, un scénario d’un certain type d’acteurs sociaux, c’est déterminant. Il faut raconter des histoires, à la manière d’Hegel. L’homme comprend par le récit, avec un rapport technique on ne comprend rien. Il faut tenir compte aussi du rôle de l’émotion qui signifie étymologiquement générer le mouvement. Le mythe, c’est l’espace politique où, au travers du récit, on se raconte soi-même. Mais les mythes ne correspondent pas, ils racontent des histoires différentes.

LES ESSAIS SUR LA CRISE ÉCOLOGIQUE FONT FLORÈS

L’écologie politique est-elle progressiste ou réactionnaire ? Est-elle libertaire ou autoritaire ? S’agit-il d’une nouvelle religion, du nouveau conflit central ? Dans Nature et Politique, essai publié aux éditions Amsterdam (une version plus ramassée, Pour une philosophie politique écologiste, est disponible chez Textuel), Fabrice Flipo dissèque les débats qui agitent l’écologisme depuis les années 1960 et formule un nouveau cadre théorique et pratique. Je crise climatique (La Découverte) de la journaliste Jade Lindgaard et La nature est un champ de bataille (Zones) de l’universitaire Razmig Keucheyan entrent en résonance avec cet ouvrage

Entretien réalisé par 
Nicolas Dutent, L’Humanité


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