Nations, ethnicité et sociétés non occidentales chez Marx – « Un point de vue marxiste, dialectique »

samedi 10 octobre 2015.
 

Kevin B. Anderson enseigne la sociologie, la science politique et les études féministes à l’Université de Californie à Santa Barbara. Il est membre de l’association marxiste-humaniste internationale [1] – qui s’inspire notamment des écrits de Raya Dunayevskaya – et contribue à la Marx-Engels Gesamtausgabe. Spécialiste de Marx et de Hegel ainsi que de l’humanisme marxiste et de l’École de Francfort, Anderson travaille sur les rapports entre classes, races, genres et sexualités.

Désormais traduit dans plusieurs langues, son ouvrage Marx aux antipodes, paru en 2015 aux éditions Syllepse, traite de l’ethnicité, des nations et des sociétés non-occidentales. « Il s’impose désormais avec ce livre comme l’un des meilleurs spécialistes de Marx sur la délicate question des peuples “non-européens” » [2].

ContreTemps : Dans quel contexte académique et politique avez-vous décidé d’écrire Marx aux antipodes ?

Kevin Anderson : Comme presque partout le contexte politique était assez conservateur, mais moins conservateur qu’il y a vingt ans. Après Seattle et la récente crise économique les gens sont un peu plus critiques du système [3]. Aux États-Unis on prononce le mot « capitalisme » de temps en temps, dans le mouvement Occupy on a pris conscience de l’impact des révoltes arabes, particulièrement en Égypte. Dans la période d’avant les soulèvements arabes, mais après Seattle et la crise économique, la réaction à mon livre a été plus importante qu’anticipée : 40 critiques, dont 30 en anglais et 10 dans d’autres langues. Il suscite beaucoup d’intérêt et une 2e édition paraîtra l’année prochaine.

En ce qui concerne le contexte académique, il est clair que pendant les 30 dernières années le marxisme a été en retrait, et les chercheurs s’intéressaient davantage à des auteurs comme Michel Foucault, Edward Saïd et d’autres. De surcroît les effets de la décrédibilisation du marxisme et du socialisme depuis la chute du mur de Berlin pèsent lourd. Les années 1990 ont été très hostiles au marxisme. Richard Rorty, un grand philosophe américain, a écrit en 1992 que personne, aucun intellectuel sérieux ne croit plus à une grande théorie des problèmes : il existe des problèmes, mais on ne peut pas les renvoyer au capitalisme, à un système. Personne n’y croit, Habermas n’y croit pas, Foucault non plus. Il a également dit, et c’est un homme de gauche, en choisissant ses mots très soigneusement que pour créer de la valeur, de la richesse il faut des hommes comme Donald Trump. Je n’aime pas cela mais c’est la réalité.

Deux ans plus tard il y a eu la révolte des Zapatistes, puis en 1999 la bataille de Seattle et le livre Empire de Hardt et Negri. C’est un livre important – même si je ne suis pas d’accord avec l’ensemble du contenu – car il met au centre de l’analyse le problème du capitalisme et des classes sociales, ce livre critique ce que nous appelons la politique de l’identité. Les auteurs notent que le capitalisme américain est très habile : il y a un ambassadeur noir au Kenya, Coca-Cola a des cadres noirs et cela semble fonctionner, mais c’est toujours le capitalisme, c’est toujours un système hiérarchique et structuré par des dominations.

Depuis dix ans on voit une amélioration et un intérêt grandissant pour Marx et d’autres penseurs de gauche comme Rosa Luxemburg, cela notamment chez les jeunes intellectuels. Il y a six semaines j’ai assisté à la New York University à la conférence d’Historical Materialism et il y avait 200 participants, dont la grande majorité avait moins de 35 ans. Et ce sont pour la plupart des étudiants, des jeunes enseignants et ils mènent des recherches en histoire, sociologie et philosophie marxistes.

CT : Quelles sont les idées centrales de votre livre ?

K. A. : C’est d’un côté un livre sur Marx, le colonialisme et les sociétés non-occidentales, en Asie, Afrique, Russie et Europe de l’Est. De l’autre côté il s’agit d’une analyse de ce qu’écrit Marx sur la race, l’ethnicité et les classes dans les pays plutôt industrialisés comme les États-Unis et l’Angleterre : la question noire aux États-Unis et la question des travailleurs irlandais en Angleterre, par exemple à Manchester.

Pendant des décennies Marx a été critiqué pour ne pas avoir compris le problème du colonialisme. Non seulement Edward Saïd, mais aussi des libéraux ont pendant des décennies souligné que dans ses articles sur l’Inde de 1853 Marx soutient quasiment le colonialisme britannique comme phénomène progressiste. Marx dit que l’Angleterre est une civilisation supérieure et que la civilisation est une étape dans un développement dialectique. Mais les intellectuels marxistes spécialisés dans ce domaine, en Inde par exemple des centaines d’articles ont été publiés sur ce problème, comprennent que c’est beaucoup plus compliqué. En 1857 Marx a profondément changé sa position, il a soutenu les révoltes anti-impérialistes de l’époque, comme la Révolte des Cipayes en Inde, et celle des Chinois lors de la 2e Guerre de l’opium que les britanniques leur ont imposée. J’ai été attentif à ce développement parce que je travaille à la MEGA, la Marx-Engels-Gesamtausgabe, et parce que j’ai acquis ma formation marxiste avec Raya Dunaevskaya, qui a écrit sur Marx et les rapports sociaux de race pendant les années 1940.

À la fin de sa vie Marx écrit les Carnets ethnologiques, dans lesquels il prend des notes sur l’Inde, l’Algérie, l’Amérique du sud, le Sri Lanka, l’Indonésie et d’autres pays, et il lit les grandes anthropologues de son époque, surtout Lewis Henry Morgan. Il écrit également sur le problème du genre et de la famille. C’est intéressant puisque pendant les années 1920 le grand spécialiste Riazanov publie les œuvres complètes de Marx, ensuite publiées en Allemagne. Un des meilleurs chercheurs sur Marx l’historien allemand Hans-Peter Harstick explique en 1977 que « les yeux de Marx se détournent du monde européen. […] pour se fixer sur l’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique du Nord » [4]. À la fin de sa vie Marx commence en effet à apprendre le russe, il lit des textes anthropologiques en russes sur l’Inde, l’Amérique latine, et il les traduit en allemand.

CT : Pourtant souvent les détracteurs de Marx, mais pas seulement eux, lui attribuent une vision linéaire de l’histoire, une perspective euro-centrée. Votre livre met en cause l’idée selon laquelle Marx serait un penseur déterministe, euro-centré. Peut-on constater des étapes dans le développement intellectuel de Marx ?

K. A. : Il faut d’abord dire qu’il existe une continuité quant à certaines questions comme celle de l’émancipation des Irlandais ou des Polonais que Marx et Engels ont toujours soutenue. Même dans le Manifeste Communiste, alors qu’on cite souvent la phrase « les ouvriers n’ont pas de patrie » [5], mais une classe, à la fin les auteurs de l’ouvrage insistent sur le fait que les communistes soutiennent l’émancipation nationale de la Pologne. C’est un principe des communistes : si on est communiste il faut soutenir l’émancipation nationale de la Pologne parce que toutes les nations ont le droit à l’autodétermination et à l’émancipation nationale. Marx et Engels soutiennent également les Italiens du nord sous occupation autrichienne.

Or, concernant le colonialisme la situation est différente. Initialement, dans ses écrits Marx soutient l’idée qu’il faut saluer les aspects positifs du capitalisme, on peut trouver cela dans les cinq premières pages du Manifeste Communiste : le capitalisme crée de la richesse, il libère le potentiel des êtres humains de nouvelle manière, il détruit les hiérarchies féodales etc. Il dit la même chose par rapport à l’Inde : le capitalisme va miner le système des castes, les anciennes hiérarchies, il apporte le chemin de fer et l’industrie moderne. C’est terrible et beaucoup de personnes en souffrent, mais enfin c’est le progrès. S’opposant aux protectionnistes, Marx explique dans le Discours sur la question du libre-échange de 1848 qu’il faut laisser faire le capitalisme pour déblayer toutes les anciennes hiérarchies et dominations.

Dans les pays capitalistes il y a aussi des oppressions causées par le capitalisme, par exemple les crises qui viennent tous les dix ans, qui mettent en question le système entier : premièrement, ce système ne satisfait pas les besoins de la population, et deuxièmement le capitalisme engendre le prolétariat qui est aliéné dans son travail. Marx dit que le travail devient mécanique et répétitif et le prolétariat appauvri. Donc le capitalisme est un système limité à cause des crises de plus en plus violentes, le prolétariat devient de plus en plus nombreux et en colère contre ce système et commence à s’organiser dans les syndicats et les partis politiques.

Par rapport à l’Inde et la Chine, les premiers écrits de Marx ne sont pas dialectiques, puisqu’il n’y a pas de contradictions. Les Britanniques viennent en Inde et apportent le progrès. Il y a des résistances, mais d’après Marx elles sont réactionnaires. Cette vision change plus tard.

CT : Dans The politics of combined and uneven development : the theory of permanent revolution (Haymarket, 2010), Michael Löwy souligne que le terme de révolution permanente, employé par Marx pour la première fois dans Sur la question juive en 1844, a été notamment utilisé pour analyser des événements européens comme le coup d’État espagnol de 1856. Toutefois, dans la mesure où les débats sur la stratégie révolutionnaire ont diminué, la question de la révolution permanente est devenue secondaire. Elle fait sa réapparition environ 20 ans plus tard lorsque Marx analyse les rapports sociaux en Russie. Comment expliquez-vous l’intérêt croissant de Marx pour les sociétés non-occidentales ?

K. A. : Il existe un grand essai sur la révolution permanente, écrit en 1850 à la fin de la séquence révolutionnaire de 1848. Marx dit que la révolution est en retrait, que la prochaine révolution ne sera pas seulement démocratique, mais une révolution permanente qui doit changer les rapports de classes et économiques et non pas seulement les rapports politiques. Pourquoi ? Il y a des raisons intellectuelles mais aussi politiques. On peut trouver deux périodes pendant lesquelles Marx s’intéresse aux sociétés non-occidentales : la première, ce sont les années 1850 après la défaite de la révolution de 1848. C’était une période réactionnaire en Europe, donc il s’intéresse à d’autres parties du monde. Il est journaliste pour le Tribune ce qui implique d’aborder non seulement des sujets européens mais aussi internationaux, hormis les États-Unis.

Il remarque la révolte des Taiping pendant les années 1850 et, dans Le Capital plus tard, il dit qu’en Chine les choses bougent vraiment. Donc pendant ces années il écrit des centaines de pages de notes sur l’Inde, la Chine et d’autres pays comme l’Indonésie. Pendant la deuxième période, les années 1870, c’est un peu la même chose, après la défaite de la Commune de Paris. La publication du premier livre du Capital en Allemagne a été un succès, mais un succès limité au mouvement ouvrier. Marx voulait un grand succès tel celui de Darwin, une grande discussion, mais celle-ci n’a quasiment pas eu lieu.

Or, en Russie une importante discussion avait été déclenchée à laquelle participaient toutes les grandes revues et les grands intellectuels. La première traduction du Capital en langue étrangère était la version russe de 1872, la traduction anglaise ne fut publiée qu’en 1887, après la mort de Marx, en français la traduction est terminée en 1875. Marx commence à apprendre le russe et s’intéresse aux autres parties géographiques du monde où la situation politique pourrait évoluer significativement. En Russie il n’y a pas seulement des intellectuels, c’est le temps du mouvement populiste et un tsar est assassiné par les révolutionnaires. Dans Germinal de Zola le révolutionnaire russe est une figure assez impressionnante parce qu’il se fait sauter avec sa dynamite, et tout saute.

Un révolutionnaire russe fait tout pour détruire le système, il risque même sa vie, et les révolutionnaires russes commencent à écrire beaucoup à Marx. Marx entre en dialogue par exemple avec ce monsieur Kovalevsky, c’était un anthropologue russe qui lui a donné son exemplaire de La Société Archaïque de Lewis Henry Morgan – une étude sur la famille, la société, les indigènes. Marx rédige des notes sur cette étude, et Engels écrit L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État sur la base de l’étude. Mon maître intellectuel Raya Dunaevskaya a écrit que peut-être – Marx a aussi fait des recherches sur l’agriculture aux États-Unis – Marx aurait centré les livres deux et trois du Capital sur la Russie et l’Amérique.

Pendant les années 1870 Marx engage des recherches sur l’agriculture en Russie, en Irlande, en Amérique, il analyse les transformations de la propriété foncière, les coutumes des gens, la famille, le village et les rapports de genre. Toutes ces choses l’intéressent beaucoup et il lit des livres sur les hommes des cavernes dont l’existence a été découverte pendant les années 1870. Il rédige aussi des cahiers sur les mathématiques, toutes les sciences dures et sociales occupent les dernières années de sa vie.

Dans les années 1870 il parle de la Russie comme point de départ potentiel de la révolution mondiale, parce qu’il existe le communisme primitif dans le village russe où on partage les terres de manière collective. Contrairement à l’Europe de l’Ouest, il n’y existe pas de propriété parcellaire, et régulièrement au bout de quelques années est convoquée une réunion pour réorganiser le partage des terres en fonction de la taille des familles afin que les terres correspondent à la réalité du village. Il y a des obligations collectives pour les impôts, c’est une sorte de communisme.

Quand Marx était jeune il a écrit que c’est un communisme assez conservateur qui est à la base du despotisme et que la discipline collective est très dure. Même aux États-Unis dans le corps des marines où règne la plus grande discipline tout le groupe est puni pour une moindre performance d’une personne, afin précisément d’encourager les autres à aider leur camarade afin de faire mieux collectivement. C’est en quelque sorte du communisme, et Marx n’idéalise pas le communisme. La position de la femme était hiérarchiquement très basse en Russie, mais il dit que ces communes sont en révolte via l’agitation des populistes, des intellectuels, et que la possibilité d’une grande révolution agraire existe en Russie. Avec ces communes il pourrait éventuellement être possible d’éviter l’étape capitaliste pour aller directement au socialisme si les révolutionnaires russes se mettent en relation avec le mouvement ouvrier ouest-européen. Si les deux marchent ensemble, les conditions pour une révolution sont données.

Je pense, comme d’autres chercheurs qui travaillent sur les notes de Marx à la fin de sa vie, que Marx considère que dans les sociétés en Inde ou en Amérique latine la propriété et les rapports sociaux des villages sont organisés de façon à constituer le point de départ pour la révolution dans les sociétés non-occidentales. Des hommes comme Adolphe Thiers ou le juriste britannique Henry Sumner Maine, qui a travaillé dans l’administration coloniale en Inde, disent qu’il faut extirper la propriété communale, que c’est mauvais, que cela bloque le progrès et que c’est un danger révolutionnaire. Dans la mesure où le capitalisme se globalise, l’analyse de Marx des possibilités d’un nouveau sujet révolutionnaire se globalise également.

CT : Dans votre livre vous attirez l’attention sur des aspects souvent marginalisés dans la lecture de Marx. Marx lui-même a évolué au cours de sa vie vers une vision multilinéaire du développement des rapports sociaux. Qu’est-ce que Marx aux antipodes nous dit sur la manière de lire Marx ?

K. A. : Je suis d’accord avec Foucault qui dans Qu’est-ce qu’un auteur ? dit qu’on crée un auteur, il y a des grands œuvres d’un grand auteur mais même les grands auteurs ont rédigé des œuvres moins intéressantes. On dit que l’auteur correspond à ses œuvres principales et on distancie le grand auteur de ses autres ouvrages. À la bibliothèque publique de New York, avant la numérisation, pour trouver Marx dans le catalogue il fallait aller à « économie » et puis à « Marx ». Marx est considéré comme un économiste, y compris par les marxistes. Engels se demandait avec regret pourquoi Marx n’avait pas terminé Le Capital. Pour Althusser il y a surtout le Manifeste communiste et Le Capital, mais Marx n’est pas marxiste en 1844 quand il écrit sur l’aliénation, sur la dialectique de Hegel dans des termes positifs, ce n’est pas Marx en quelque sorte. De même, Eugene Genovese, un historien marxiste et ancien président de l’Organization of American Historians, spécialiste de l’esclavage, souligne que les écrits de Marx sur la guerre civile aux États-Unis ne sont pas marxistes. Marx serait plutôt libéral dans ces écrits parce que son opposition émotionnelle à l’esclavage aurait limité sa vision.

Or, je crois qu’il faut relire Marx dans chaque époque puisqu’il est un écrivain très subtil, en avance par rapport à son époque. Sartre a dit qu’on ne peut pas dépasser Marx tant qu’on vit encore sous le capitalisme. Dans mon livre j’essaie de relire Marx par rapport à quelques questions d’aujourd’hui. Lorsqu’on fait cela on trouve beaucoup de choses : chez le jeune Marx on ne trouve pas beaucoup d’éléments sur la mondialisation ou les sociétés non-occidentales mais des passages très intéressants sur le genre, par exemple dans les Manuscrits de 1844, dans La Sainte Famille et dans L’idéologie allemande. Une de mes étudiantes, Heather Brown, vient d’écrire un livre sur Marx on Gender and the Family, d’une certaine manière parallèlement à mon livre. Elle commence avec les ouvrages du jeune Marx et finit avec les cahiers rédigés peu avant sa mort. C’est un sujet central pour Marx. Beaucoup de ces notes sur les sociétés non-occidentales et sur la Rome antique abordent la famille et le genre. Dans l’Antiquité par exemple la famille inclut aussi les esclaves, la famille désigne tout le foyer.

CT : Pendant la période du « Marx de la maturité », qui va de 1872 à 1883 dans votre livre, pensez-vous que Marx accorde une importance accrue aux individus, aux luttes au détriment des structures ? Marx considère que la classe ouvrière en Europe n’est pas le seul sujet révolutionnaire et que la révolte en Irlande peut renverser le capitalisme ou que les sociétés rurales comme celle de la Russie peuvent constituer le point de départ d’un développement communiste en Europe.

K. A. : Non, je ne crois pas que sa position change, parce que Marx voit toujours le rapport entre l’individu et les structures. Le prolétaire perd son individualité, il est presque écrasé par le Capital. Dans le communisme le prolétaire va retrouver son individualité, au sens de l’individu créateur vraiment humain. On peut trouver ces idées dans Le Capital. L’ouvrier/rière est déshumanisé-e par le capitalisme et il/elle devient beaucoup plus cosmopolite, il/elle ne veut pas retourner au village, il/elle est urbain-e. Son humanité est développée mais aussi en même temps aliénée. Il y a un passage dans Le Capital où l’ouvrier/rière dit « j’ai travaillé dans 6 pays et à 10 postes, je suis flexible », et Marx commente que le capitalisme a créé des hommes généraux mais très déshumanisés.

Marx continue à soutenir les luttes démocratiques, un de ses derniers discours de 1881 s’adresse aux Polonais pour parler de la révolution à venir et de la propriété communale en Pologne. Ces écrits sur l’individu et la société sont probablement les plus explicites. À mon avis, il ne change pas ses conceptions philosophiques et méthodologiques les plus profondes, sa Weltanschauung ne change pas vraiment entre 1844 et 1883, contrairement à ses positions sur des questions précises comme l’Inde ou l’Irlande. Son appareil conceptuel sur la plus-value, le travail abstrait et concret ne change pas, même s’il n’a pas encore des conceptions précises. Il a la base qui mènera à ces conceptions. Engels de sa rencontre avec Marx en été 1844 dit : « Marx m’a raconté presque tout ce qu’il a développé plus tard ».

CT : Marx a comparé la situation des Irlandais en Grande-Bretagne à celle des Noirs aux États-Unis. Simultanément, il offre une critique des formes restrictives du nationalisme, notamment des versions irlandaises qui se sont réfugiées dans des identités religieuses ou qui sont restées à l’écart du peuple britannique. Grâce à quels facteurs Marx a-t-il pu distinguer entre un nationalisme susceptible de contribuer à renverser le capitalisme et des formes restrictives, conservatrices du nationalisme ? Qu’est-ce que Marx nous dit concernant la dialectique entre les rapports sociaux de classe et de race ?

K. A. : Pour Marx un des fils rouges est de savoir si dans un mouvement on peut aborder les questions de classes sociales. Par exemple en Pologne beaucoup parlaient de l’émancipation nationale, mais Marx et Engels soutiennent ceux qui en Pologne veulent également changer les rapports de la propriété foncière et libérer les paysans. En Irlande, dans les années 1860, Marx s’intéresse particulièrement au mouvement de libération nationale des Fenians parce que c’était un mouvement agraire, sans l’église, qui attaquait aussi les propriétaires irlandais et catholiques. C’était un mouvement paysan plus populiste que socialiste.

Marx soutient le droit à l’autodétermination des nations, donc pourquoi pas le Sud des États-Unis ? Mais Marx ne les soutient pas parce qu’il examine le contenu social et politique de ce mouvement qui est très réactionnaire. Au début le Nord n’est pas très courageux, il n’aborde pas l’esclavage, et insiste sur l’unité nationale puisque le Nord pense notamment aux États frontaliers comme le Kentucky, le Tennessee et le Maryland qui ont des esclaves mais soutiennent l’Union. Le Sud a rédigé une nouvelle constitution qui proclame le droit à l’esclavagisme, c’est considéré comme un droit humain. Par rapport à cela, des impérialistes britanniques critiquaient l’idée folle du républicanisme qui n’aurait pas donné de résultat sérieux, ni en France, ni aux États-Unis. Simultanément, certains ont proposé de contourner le blocus du Nord pour aller chercher le coton à la Nouvelle Orléans sous prétexte de la liberté du commerce. Toutefois, cela aurait été une déclaration de guerre au Nord. Or, un jour le Nord a trouvé un bateau britannique avec deux diplomates du Sud en voyage à Londres, donc ils ont emprisonné l’équipage du bateau. Imaginez si par exemple les Iraniens arrêtaient un bateau américain dans l’océan Indien et emprisonnaient des diplomates américains. C’était quasiment un acte de guerre de la part des États-Unis, mais le soutien au Nord des ouvriers anglais et de beaucoup d’intellectuels a été si grand que les « jingoïstes » [équivalents anglais des « chauvins » français, ndlr] britanniques n’ont pas pu s’imposer. Les États-Unis étaient une société révolutionnaire, non pas au sens prolétarien, mais révolutionnaire et démocratique. Les années 1870 ont vu l’approfondissement de cette radicalité avec des idées socialistes. Certains des grands abolitionnistes ont été membres de la première Internationale.

CT : Marx lie la tendance universalisante du capitalisme aux particularités des sociétés, des sociétés non-occidentales par exemple. Vous soulignez que Marx critiquait sévèrement les démocrates en France et en Europe de l’Ouest parce qu’ils n’ont pas réellement soutenu les Polonais dans leur lutte. Quels enseignements Marx nous donne sur l’internationalisme et le lien entre l’internationalisme et l’autodétermination nationale ?

K. A. : Marx était un internationaliste selon la tradition européenne, qu’on trouve aussi chez Dante : le monde c’est ma patrie. Son internationalisme n’est pas abstrait mais toujours très concret. Il y a des nations et des gouvernements réactionnaires, et il y en a d’autres qui sont très réactionnaires comme par exemple la Russie. Alors, lorsque l’Angleterre et la France sont en guerre contre la Russie en Crimée, que dit Marx, que disent les socialistes ? Il dit que Napoléon veut donner l’impression de combattre le despotisme russe, mais en réalité il ne le veut pas, c’est une guerre fallacieuse.

L’internationalisme de Marx et Engels est toujours très concret. Initialement, ils soutiennent les Allemands dans la guerre franco-prussienne. Engels rédige des écrits presque nationalistes. Or, la situation se modifie avec la Commune de Paris : la Russie était considérée comme le pays le plus réactionnaire, mais le bonapartisme a été considéré comme le plus dangereux. Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas seulement réactionnaire, mais se mêle un peu au mouvement ouvrier et démocratique. Napoléon III soutient certains des révolutionnaires russes ce qui est très dangereux. Ainsi, sa chute est importante.

Marx et Engels ont donc toujours pris position dans des circonstances concrètes, comme en Irlande ou par rapport au Nord des États-Unis. Mais ils n’ont pas soutenu les mouvements en Europe de l’Est contre les Ottomans parce qu’ils pensent que ces mouvements sont manipulés par Moscou. Le panslavisme est une politique réactionnaire et dangereuse, même si en réalité ces considérations sont exagérées. Poutine joue à ce jeu aujourd’hui avec son monde orthodoxe en disant que le monde slave n’accepte pas l’homosexualité, il est très conservateur et en même temps il souligne qu’il faut combattre l’hégémonie des États-Unis, il soutient les revanchistes dans la communauté russe en Lettonie. Il mêle toutes ces choses.

Marx parle trois langues, anglais, français et allemand. On dit qu’un tiers de ses écrits sont en anglais, beaucoup de textes importants sont rédigés en français : La misère de la philosophie, ses lettres sur la Russie à la fin de sa vie et ses écrits sur la Pologne. Ainsi, l’internationalisme est un principe général qu’on peut voir dans la structure de la première Internationale. C’est avec la deuxième Internationale qu’advient l’idée selon laquelle chaque pays doit avoir sa propre organisation. Dans la première Internationale chaque pays a son secrétaire, mais le Conseil général à Londres prend les décisions pour toute l’organisation. Bakounine conteste cela car il voulait davantage de décentralisation.

Mais Marx voulait par exemple que les Britanniques entendent ce que les autres disent sur la question de l’Irlande. Les syndicalistes britanniques ont soutenu les Irlandais mais non pas autant que Marx le souhaitait. Un jour il y a un grand débat – le London Times écrit des articles sur chaque grande réunion du Conseil international – et un Allemand ou un Suisse dit aux Anglais : nous soutenons tous sans conditions l’indépendance de la Pologne, il faut faire la même chose avec les Irlandais. Nous ne pouvons pas distinguer entre les nations. Tous les anglais progressistes soutenaient la Pologne, c’était une des grandes causes du XIXe siècle. En quelque sorte la première Internationale était plus centralisée que la troisième Internationale.

Ce n’est pas un modèle d’organisation pour aujourd’hui, mais les idées d’organisation de Marx sont intéressantes. Marx ne contrôle pas l’Internationale, il a beaucoup d’influence, mais il y a aussi les proudhoniens et les anarchistes. Quand on parle d’internationalisme dans le mouvement social et politique il faut avoir des grands congrès, comme en Tunisie il y a quelques mois. Et là, on voit que les organisations ont des politiques différentes. Par exemple parmi les délégués arabes, qui sont anticapitalistes et anti-fondamentalistes, certains soutiennent Assad ou disent qu’il n’est pas aussi mauvais qu’on pourrait penser. Il faut négocier autour de ces différences sans sacrifier le principe. Comment faire cela ? Dans le manifeste de l’Internationale chaque mot a été débattu, et Marx écrit concernant la première adresse de l’Internationale qu’il lui a fallu faire des compromis mais pas de compromis de principe. Les statuts de la première Internationale soulignent notamment qu’on pouvait y adhérer « sans distinction de couleur, de croyance et de nationalité » et des hommes de couleur comme Paul Lafargue allaient rencontrer les ouvriers de Londres.

CT : La dialectique entre les rapports sociaux de classe et les rapports sociaux de race : dans le dernier paragraphe de votre conclusion vous dites que les écrits de Marx sur les ethnies peuvent nous aider à comprendre les événements de 2005 dans la banlieue. Que pouvons-nous tirer des écrits de Marx sur le rapport entre classe et race ?

K. A. : Il existe un prolétariat universel mais il ne s’agit pas d’une universalité abstraite. Cette idée d’universalité abstraite était une idée fausse que même Hegel a combattue dialectiquement contre Schelling. Hegel disait que pour Schelling pendant la nuit toutes les vaches sont noires, sans distinction. Concernant cet universel abstrait Hegel souligne que l’universel doit se particulariser et c’est pour cette raison que Hegel parle de l’esprit du monde en pensant par exemple à Napoléon ou Alexandre le Grand ou Jules César. Ces hommes portaient les idées universelles de leur époque et les mettaient en pratique. Pour Hegel l’idée, l’absolu doit toujours se concrétiser dans une religion, dans une philosophie, même dans un individu. Pour Marx tous les prolétaires du monde ont leur propre histoire, leurs propres divisions, leur préjugés, expériences et possibilités.

A trois reprises Marx aborde la question du racisme : entre les Irlandais et les Britanniques parce que les Irlandais sont un sous-prolétariat que les travailleurs britanniques craignent pour des raisons d’emploi ; aux États-Unis où les travailleurs américains blancs sont libres, ils ne sont pas des esclaves, ils ont le droit de vote ; le troisième exemple c’est la plèbe romaine : il y a des révoltes plébéiennes et en même temps il y avait des révoltes d’esclaves dans l’Asie mineure, les deux mouvements ne se sont pas mélangés. Marx commente donc que la plèbe romaine a eu l’attitude des Blancs du Sud des États-Unis envers les esclaves. Il ne dit pas qu’ils s’agit de races différentes, mais cette condition d’esclave, cette condition d’être immigré ou fils d’immigré, de ne pas avoir la citoyenneté, c’est une condition sociale. À ces trois moments, le plébéien romain, le travailleur blanc du Sud des États-Unis et les prolétaires anglais, ce sont trois exemples de cette attitude de supériorité, de condescendance qui est très problématique pour les luttes sociales.

CT : Vous soulignez que Marx s’intéresse aux formes d’organisation dans des villages en Inde, en Chine ou en Russie, et dans le même temps on attribue souvent à Marx une vision déterministe, économiciste, ce qui est notamment lié à la préface de la Contribution à l’économie politique où il insiste sur le fait que « les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants. […] Alors s’ouvre une époque de révolution sociale » [6]. Dans les écrits de Marx sur les sociétés non-occidentales, on trouve d’autres conditions préalables. Comment expliquez-vous que cette vision économiciste qu’on attribue à Marx est toujours aussi persistante aujourd’hui alors que Marx a une analyse des rapports sociaux beaucoup plus fine ?

K. A. : On a créé une doctrine marxiste après Marx. La deuxième Internationale a créé le marxisme et même des penseurs très originaux comme Rosa Luxemburg, Lénine et Trotsky ont été marqués un peu par cela. Par exemple lorsqu’ils lisent les écrits de Marx sur le communisme primitif cela ne les intéresse pas en tant que source de sujets révolutionnaires. Luxemburg écrit aussi sur la communauté agricole, elle a lu Kovalevsky mais son Introduction à l’économie politique – très intéressante – est marquée par un certain schématisme, selon lequel la communauté agricole va et doit se terminer parce que c’est la marche de l’histoire. Elle n’a pas toujours avancé des arguments déterministes, justement comme le remarque Michael Löwy, Luxemburg a rompu avec la conception du progrès de la deuxième Internationale dans ses écrits sur la Première Guerre mondiale. Par exemple lorsqu’elle parle de socialisme ou barbarie (d’autres comme Kautsky ont également utilisé cette formule, et même Marx va dans le même sens dans le Manifeste communiste où il parle de « la destruction des deux classes en lutte » [7].) Donc Luxemburg dit dans la Brochure de Junius que la barbarie est une fin possible du capitalisme moderne. Or, un certain schématisme persiste, elle n’a pas directement étudié Hegel.

Au contraire, Marx écrit par exemple dans une lettre de 1858 à Engels que les Indiens sont nos meilleurs alliés et qu’il a relu la Science de la logique de Hegel, ce qui lui a donné envie d’écrire un essai sur la dialectique chez Hegel. Marx a régulièrement relu les grands écrits dialectiques pour rafraîchir sa manière de penser dialectiquement, mais beaucoup de marxistes n’ont pas fait cela. Penser dialectiquement est un effort tout au long de la vie. Il faut nager dans la dialectique.

Bien entendu, aujourd’hui nous avons Marx, mais il n’a pas pu aborder certains de nos problèmes contemporains. Marx n’a rien écrit sur l’homosexualité – hormis quelques notes assez hétéro-normatives –, mais aujourd’hui nous discutons de sexualité et de genre. Des penseurs comme Foucault ont rédigé des œuvres très originales sur la sexualité et l’homosexualité. Éventuellement on peut intégrer des aspects de cette pensée dans le marxisme. Il nous faut une analyse marxiste du genre, de l’écologie – Marx les a abordés et Michael Löwy et Joel Kovel n’ont pas manqué de le souligner. The Enemy of Nature de Kovel est fortement influencé par Marx, les marxistes et particulièrement par l’École de Francfort.

Il y a des formes de nationalisme qui sont progressistes et révolutionnaires, il y a des religions et des nationalismes très réactionnaires, et notre tâche est de les distinguer afin de savoir avec qui on peut travailler politiquement. Beaucoup d’ouvrages en sociologie abordent le genre, le transgenre, le racisme et le colonialisme, mais pas en fonction d’une grille d’analyse marxiste. Il faut donc lire ces ouvrages d’un point de vue marxiste, dialectique.

Propos recueillis par Benjamin Birnbaum

* Contretemps : Revue de critique communiste (Paris) No. 27 (2015), pp. 143-55 :

Notes

[1] http://www.internationalmarxisthuma...

[2] Cf. Jean-Numa Ducange, « Marx au-delà de l’Europe. À propos d’un ouvrage de Kevin Anderson », Contretemps, n° 15.

[3] Lors du sommet de l’OMC à Seattle en 1999 des manifestations altermondialistes massives ont eu lieu.

[4] HARSTICK, Hans-Peter, Karl Marx über Formen vorkapitalistischer Produktion, Frankfurt/Main, Campus Verlag, 1977.

[5] https://www.marxists.org/francais/m...

[6] https://www.marxists.org/francais/m....

[7] https://www.marxists.org/francais/m....


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