Par Véronique Fournier
Médecin, directrice du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin
Auteure de "L’Hôpital sens dessus dessous".
Saint André de Cubzac, Gironde. Solange, 94 ans, vit seule, chez elle. La mairie lui a octroyé deux heures d’aide par jour au titre de l’APA, la nouvelle aide aux personnes dépendantes créée par la loi de Février 2002. Une pour la toilette du matin, une pour l’aide aux repas et au coucher. Il y a 18 mois, on lui a coupé la jambe, elle souffrait d’artérite. Elle craint par dessus tout que la maladie gagne l’autre jambe. Si cela arrive, elle n’aura plus le choix, il lui faudra partir à la maison de retraite ou plutôt à l’hospice équivalent - car elle n’a pas les moyens de la première. Mais, elle l’a dit, elle n’ira pas, d’ailleurs elle a ce qu’il faut, caché là sous l’oreiller, pour alors en terminer. Plutôt mourir que de partir.
Champcueil, Essonne. Jeannette, 88 ans, pleure silencieusement au fond d’un fauteuil flambant neuf dans le hall de l’hôpital gériatrique du secteur. Elle attend sa fille, dit-elle, qui vient la chercher pour l’emmener en maison. Cette fois, c’est sûr, plus jamais, elle ne vivra chez elle. Pourtant, elle était si bien dans son petit cabanon au fond du jardin, elle ne dérangeait personne. Elle avait laissé le pavillon aux enfants et s’était faite la plus discrète possible. Mais la fille est inquiète, il n’y a pas le confort dans le cabanon, et puis si elle tombe et qu’elle ne peut pas appeler, la maison de retraite est chère mais la famille lui doit bien cela. Ils ont tellement insisté qu’un jour la vieille dame n’a plus osé refuser, la mort dans l’âme, elle a signé.
Ivry, Seine Saint Denis. Maurice, 93 ans, attend là, installé des journées entières devant une télévision assourdissante dont il est l’otage abruti et résigné. Ainsi en ont décidé ceux qui s’occupent de lui, sans lui demander son avis. Que fait-il d’ailleurs dans cet hôpital ? Pour l’y amener non plus, on ne lui a pas demandé son avis. Il est tombé chez lui. Depuis que sa femme est morte, avec l’aide de sa fille, il a tenu aussi longtemps qu’il a pu. Mais là, il semble qu’ils aient décidé que cela ne pouvait plus durer. Alors, il voudrait mourir, un matin ne plus se réveiller. Car c’était sa vie, il l’aimait, il n’en veut pas d’autres, c’est là qu’il a ses souvenirs, c’est là qu’il a vécu avec elle, il a tout bricolé dans son HLM, il ne veut pas en partir.
Bergerac, Dordogne. Denise, 78 ans, souffre depuis onze ans de la maladie de Parkinson, la forme paralysante, explique anxieusement sa fille. « Elle habite au dessus de chez moi, j’y suis matin, midi et soir, je voudrais tellement pouvoir la garder chez elle jusqu’au bout , mais je ne sais pas si j’y arriverais, je suis menue et c’est dur toute seule. Si elle a besoin d’aide 24 heures sur 24, cela ne suffira pas. Elle en mourra de partir, et moi de ne pas avoir pu tenir jusqu’au bout... »
Tonnerre, Yonne, un soir de juin 2006, l’Association Gérontologique Initiatives et Recherches (AGIR) a décidé de consacrer sa soirée mensuelle au thème suivant : « Est-il éthique d’envoyer en maison de retraite quelqu’un contre son gré ? » La question les taraude régulièrement, ils se demandent ce qu’ils font, s’ils ont raison ; certes, le plus souvent, il n’y a pas vraiment le choix, le patient est au bout du rouleau et la demande des familles est si insistante, elles n’en peuvent plus, elles sont inquiètes et tout à la fois se sentent coupables de ne pas faire plus ; mais toutes ces signatures arrachées au détour d’une confiance ou d’un chantage, et les regards désespérés qui les accompagnent, leur pèsent sur la conscience.
Ces histoires n’ont rien d’exceptionnel, elles sont quotidiennes, chacun de nous les a vécues. Or, qu’est ce que la politique sinon l’organisation de la vie de la Cité au service de tous et du mieux vivre ensemble ? L’un des principaux défis des années à venir est de repenser les conditions du vieillir.
Le vieillissement, on le sait, est massivement devant nous, individuellement et collectivement. Les chiffres parlent d’eux mêmes : en 1950, il y avait 200 000 Français de plus de 85 ans, en 2006 ils sont 1 200 000, et l’espérance de vie continuant d’augmenter en moyenne d’un an tous les quatre ans, 50% des filles qui naissent en France aujourd’hui vivront centenaires. Or, avec l’âge, les risques de solitude et de dépendance augmentent. Aujourd’hui, la réponse de la collectivité à ce risque reste pour l’essentiel l’hébergement collectif et sa conséquence fréquente, une médicalisation sans frein dont on peut se demander si les intéressés eux-mêmes ne la ressentent pas comme excessive.
Pourtant, il y a une autre réponse, à laquelle je ne vois pour ma part que des avantages, à la fois au plan individuel et collectif, socio-économique et sociétal, mais qui relève d’un clair volontarisme politique : l’aide massive au maintien à domicile, jusqu’au bout, de toutes les personnes qui le souhaitent. Certes, l’idée n’est pas récente et plusieurs plans successifs, dont le récent Plan Borloo ont cherché à favoriser le développement des services à la personne, mais les efforts restent trop timides, faute d’une argumentation politique suffisamment articulée et convaincante.
Commençons par les arguments individuels et sociétaux, ceux que signalent les diverses histoires qui viennent d’être évoquées, car ce n’est que s’ils se fondent sur la réalité concrète de ceux qui sont en situation, que les choix politiques ont peut-être enfin une chance de prendre un sens. Insistons une fois encore : c’est bien au service de cette unique perspective, d’ancrer la politique au plus près du terrain, que la rédaction de cette proposition commence par quelques histoires et non pas pour la facilité d’être anecdotique.
Au plan individuel et sociétal, il y a au moins quatre arguments en faveur d’une politique massive de maintien à domicile des personnes âgées. Le premier tient à une certaine conception du vieillissement, vu avant tout comme une continuation de soi-même, devant s’inscrire en cohérence d’une histoire de vie, le vieillissement comme « la continuation du processus de construction de son identité sociale », comme le dit Vincent Caradec, sociologue du GRACC à Lille, « ce processus consistant [...] en une attitude réflexive qui vise à établir la continuité et la cohérence de soi, à penser ce que l’on est par rapport à ce que l’on a été et à ce que l’on veut être dans l’avenir ». Donc le vieillissement dans le prolongement de soi-même, et non dans la rupture.
Ce premier argument est proche du deuxième, qui consiste à accepter de faire davantage place, ici comme ailleurs, à la montée d’une certaine revendication autonomiste et individualiste. N’y a-t-il pas une grande violence à imposer une vie en collectivité à des hommes et des femmes dont l’un des principaux combats a été de tenter d’acquérir toujours plus les moyens à la fois financiers, affectifs et culturels de leur autonomie ?
Le troisième argument renvoie à une relecture de la notion de dépendance. « Si la dépendance s’entend comme l’incapacité à vivre seul, il y a pour autant deux visions de la dépendance liée à la vieillesse », dit Bernard Ennuyer, sociologue et directeur d’un service d’aide à domicile, « celle qui renvoie à la dépendance fonctionnelle et celle qui renvoie à la perte d’autonomie, au sens d’une personne n’ayant plus la capacité de se fixer à elle-même ses propres lois. La confusion des genres est fréquente et elle amène trop souvent à considérer ceux qui ne peuvent plus accomplir seuls les principaux actes de la vie quotidienne comme n’ayant plus le droit de décider pour eux-mêmes de la façon dont ils veulent vivre ». Donc la dépendance sans nécessairement l’hétéronomie.
Enfin, le quatrième argument est lié à l’importance au plan sociétal de refonder la notion de solidarité sur celle de lien social plutôt que de protection sociale. En effet, il est trop facile de s’estimer quitte d’un devoir citoyen de solidarité, au prétexte de l’importance des cotisations sociales qui nous sont demandées. Et on peut s’interroger sur le sens d’un système national de protection sociale qui en contre-partie d’une grande solidarité financière aboutit à amoindrir le lien social.
Au plan socio-économique et collectif, les arguments en faveur d’une politique massive d’aide au maintien à domicile de nos aînés relèvent à la fois de la politique de l’emploi, de l’habitat et de la santé.
Au titre de la politique de l’emploi, la démonstration n’est plus à faire : les services à la personne, et notamment les emplois à domicile sont depuis longtemps reconnus comme une réserve encore abondante de création d’emplois. Reste à la mettre en œuvre, autrement que de façon marginale, c’est à dire en imaginant au plan financier de vrais mécanismes d’incitation et qui ne profitent pas qu’aux plus riches. Il faut aussi accompagner ces mesures d’une authentique politique de formation, d’encadrement et d’évaluation, car ces nouveaux emplois sont encore trop dévalorisés et peu accompagnés : on ne s’invente pas aidant de personnes âgées au domicile, ceux qui travaillent dans l’accompagnement des mourants ou dans les services de gériatrie le savent, le risque de malfaisance involontaire, voire de maltraitance n’est jamais loin et les manques de coordination ou les ruptures de continuité dans la prise en charge sont dans ce secteur lourds de conséquences.
Les personnes âgées qui souhaitent rester chez elles jusqu’au bout de leur vie sont souvent propriétaires de leur logement. C’est du reste un des arguments qui leur fait exprimer ce choix. En ces temps de difficultés pour beaucoup d’accès au logement, n’y aurait-il pas quelque chose à inventer de l’ordre du troc de solidarité : en contre-partie d’une aide publique au maintien à domicile, quelques années de mise à disposition du logement au profit de mal logés connus de la municipalité, comme une sorte de viager social ?
Enfin, le maintien à domicile de nos aînés permettrait probablement aussi d’éviter de les médicaliser excessivement, tendance que l’on observe volontiers une fois qu’ils sont accueillis en hébergement collectif. Car l’hospitalisation en gériatrie s’accompagne volontiers d’un impressionnant quiproquo : les soignants et notamment les médecins en charge de ces personnes âgées les considèrent comme des patients à qui ils doivent le maximum des capacités de la médecine, dans le souci de leur offrir le meilleur projet de vie possible, alors que les intéressés, eux, souffrent d’être en hébergement collectif au point de souhaiter que cette nouvelle vie , qui souvent pour eux n’en est plus une, ne s’éternise pas, ils ne se vivent pas comme des patients et comprennent mal l’intérêt de soins qu’ils ne réclament pas.
Pour conclure, une remarque inspirée d’une comparaison avec nos voisins européens du Nord et du Sud. Alors que nous sommes situés à mi-chemin des uns et des autres, de la Suède et de l’Italie, notre politique de prise en charge du vieillissement n’a su tirer les leçons ni des uns ni des autres. Après avoir créé massivement de l’hébergement collectif et institutionnel destiné aux personnes âgées, nos voisins suédois en reviennent aujourd’hui. Ils réfléchissent à de nouvelles formules plus proches du domicile, à base par exemple de structures de jour ou de petits appartements partagés, quand nous sommes vingt ans plus tard encore en train de prôner le développement de nouveaux long-séjours et autres maisons de retraite. Quant à nos voisins italiens, cela fait longtemps qu’ils ont su laisser se développer, sans les contraindre au plan réglementaire, les services d’aide à la personne à domicile. L’offre vient en général de populations migrantes en quête d’emploi, comme par exemple celles venant des pays de l’Est. Les personnes ainsi employées consolident le réseau des solidarités familiales et de proximité qui semble être resté plus dense au sud qu’au nord de l’Europe. Quant à nous, entre Europe du Nord et Europe du Sud, où sommes-nous ? En tous cas, bien peu concernés collectivement par les conditions du mieux vieillir !
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