Dix ans après, il reste beaucoup de choses du « non » au référendum du 29 mai 2005 sur le traité constitutionnel européen ! Revenir sur ce vote n’est pas en rester à la nostalgie de notre victoire. C’est plutôt aider à bien comprendre quel moment fondateur fut ce vote et la campagne électorale. On ne peut pas comprendre le présent politique du pays sans mesurer la rupture de 2005.
Souvenez-vous du paysage : Hollande et Sarkozy ensemble à une de Paris match pour appeler à voter « oui », le déchaînement médiatique contre le « non de gauche », la vague citoyenne levée par les collectifs unitaires et l’action commune des partis et groupes et associations liées à l’autre gauche. La puissance de la brèche ouverte par la décision de la CGT d’appeler au vote non. Puis l’énormité de la victoire acquise contre tous les appareils dominants de la vie du pays. Et ce moment si incroyable où tout ce que ce pays compte de pouvoirs constitués se laissa aller à des crises de rage publiques. La palme ici revenant à Serge July de « Libération » injuriant les électeurs du « non » dans son éditorial. La suite fut une succession de coups de forces contre le vote du peuple.
Depuis cette séquence, le vote « non » et le viol de la volonté populaire par le congrès de Versailles adoptant un copié-collé mélangé du texte rejeté par le peuple, la démocratie française est frappée à mort par une crise d’illégitimité fondamentale. Et parmi tout ce qui est mort dans cette affaire, évidemment c’est d’abord l’Union européenne, cette chose usurpée qui l’est le plus définitivement. Mais du côté de l’Eurocratie, cette première que fut le droit de passer par-dessus le vote populaire de deux pays fondateurs comme la France et les Pays-Bas fonctionna comme un signal : désormais tout est permis et la volonté populaire est chose nulle. L’actualité est toujours sur les mêmes rails. Les avancées de l’intégration européenne se font toutes sur le mode de l’augmentation du pouvoir autoritaire « des institutions » pour faire respecter par la force, et contre les votes populaires et même ceux des assemblées, les « règles économiques » contenues dans les traités. L’ordo libéralisme voulu par la droite allemande et ses portes serviettes du PS a tous les pouvoirs.
Le vote du 29 mai 2005 était un vote du peuple contre l’oligarchie. Peut-être était-ce la première fois qu’on voyait aussi clairement la collusion entre les principaux partis de gouvernement, les grands médias, leurs journalistes vedettes, le grand patronat et la bonne société. Que ceux qui doutent de l’existence de l’oligarchie se rappellent de 2005 ! Le « non » était un vote du peuple. Le « non » était majoritaire dans 84 départements sur 100. Seuls les départements les plus riches, et les plus à droite ont majoritairement voté « oui ». C’était un vote du peuple en lutte pour sa souveraineté contre un « carcan » politique et économique libéral. Un vote du peuple appuyé sur un solide vote de classe : près de 80% des ouvriers avaient voté « non ». De ce point de vue, rien n’a changé depuis. Les médiacrâtes s’évertuent à dénigrer le « non » et à le réduire à un vote d’extrême-droite. Ils effacent ou minorent le « non de gauche » pourtant majoritaire dans les urnes comme l’ont indiqué les sondages de l’époque. C’est qu’ils ont en souvenir la grande peur que nous leur avons infligé et l’immense raclée qu’ils ont reçus des urnes. C’est que le vote « non » était un vote du peuple contre eux, leur système et leur Europe libérale. C’était déjà en quelque sorte un vote « qu’ils s’en aillent tous ». Que les sondages disent que le « non » ferait un score encore plus important aujourd’hui montre que cette revendication a encore grandi.
L’histoire nous a donné raison. Depuis 2008, le traité rejeté en 2005 s’applique. Il s’applique sous un autre nom, le traité de Lisbonne, mais il s’applique. Et tout prouve que nous avions raison de pointer le danger de ce qu’il contient. On nous promettait le chaos si on rejetait le traité. On nous a imposé le traité. Et on a le chaos ! L’indépendance de la Banque centrale européenne, le dogme de l’interdiction des déficits et de la « stabilité de la monnaie », l’interdiction de l’harmonisation fiscale et sociale… Tout cela a créé les conditions de la crise actuelle et de son aggravation.
Depuis 2005, l’Union européenne est illégitime en France. Elle y est présente, mais sans le consentement populaire qui fonde la légitimité. Aucun des deux traités européens actuels n’a été soumis à référendum : ni le traité de Lisbonne de 2008 ni le traité budgétaire de 2012. Le peuple français ne les a jamais acceptés. On peut même affirmer avec quasi-certitude qu’il les aurait rejetés si on lui avait posé la question. Le traité de Lisbonne a été imposé en 2008 par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel. Il reprend mot pour mot les dispositions rejetées en 2005. C’est le rédacteur du traité de 2005 Valéry Giscard d’Estaing qui l’a dit lui-même. En 2008, Nicolas Sarkozy n’a pu imposer ce traité que grâce à François Hollande. En effet, c’est l’abstention d’une majorité de parlementaire PS qui a permis à Sarkozy de faire adopter le traité sans référendum. Si les parlementaires PS avaient voté contre la révision constitutionnelle au congrès du Parlement le 4 février 2008, Nicolas Sarkozy n’aurait pas eu la majorité nécessaire. Il aurait été alors obligé d’organiser un référendum pour pouvoir faire ratifier le traité. J’avais raconté tout cela en détail sur ce blog à l’époque. La forfaiture de Sarkozy n’a été possible que grâce à la complicité de François Hollande. Le même Hollande qui n’a pas renégocié le traité budgétaire en 2012, contrairement à sa promesse. Le même Hollande qui a imposé ensuite le traité budgétaire sans référendum.
En piétinant le « non », Sarkozy et Hollande ont surtout affaibli la France en Europe. Tout le monde sait dans l’eurocratie que les dirigeants français ne vont jamais au bout de rien et se soumettent toujours à leurs injonctions. Après le vote du 29 mai 2005, la France aurait dû prendre une initiative en Europe. Le gouvernement de l’époque et les suivants auraient pu et dû s’appuyer sur ce vote populaire pour remettre à plat la construction européenne. L’effacement de la France en Europe vient de la volonté de ses dirigeants de contourner le choix du peuple. Bien sûr, l’absence de caractère et de sens historique des dirigeants actuels et passés compte aussi. Comme leur ralliement idéologique au libéralisme et à l’austérité. Mais la France ne peut être audible en Europe sans s’appuyer sur le vote de son peuple. La souveraineté populaire et la démocratie ne sont pas des handicaps. Le peuple est la seule chance. Sarkozy a trahi le vote des Français en 2007. Hollande a gâché le vote des Français de 2012 en ne « renégociant » pas le traité budgétaire comme il l’avait promis. Les promesses de « réorienter l’Europe » ne marchent pas. Il faut tout remettre à plat. Puisque l’Europe est illégitime, nous n’avons pas à obéir à ses traités. C’est au peuple de dire ce qu’il faut faire. Notre stratégie de « refondation de l’Europe » passe par la désobéissance. Pourquoi respecter l’indépendance de la Banque centrale européenne ? Pourquoi obéir aux critères de déficit public ? Pourquoi se soumettre à l’interdiction des restrictions au libre-échange et du protectionnisme ? Pourquoi appliquer les directives de libéralisation des services publics découlant des traités ? Pourquoi devrions-nous respecter leurs traités puisqu’ils ne respectent pas nos votes ? Et puisque cela détruit notre pays.
Voila une autre leçon : nous avons besoin de la 6e République et d’une Assemblée constituante. La démocratie française est malade. Comment faire confiance à des élus quand ils font le contraire de ce qu’ils promettent, et même le contraire de ce que le peuple vote ! Nous devons refonder notre démocratie, reconquérir la souveraineté populaire et se doter d’institutions qui empêchent une telle forfaiture de se reproduire. C’est-à-dire des institutions dans lesquelles le pouvoir n’est pas remis dans les mains d’un seul homme ou de parlementaires qui ne rendent de compte à personne pendant leur mandat et sont inamovibles. Des institutions où le peuple peut intervenir directement lorsqu’il le juge nécessaire, par exemple en permettant de convoquer un référendum sur la base d’une initiative citoyenne. La leçon de 2005 montre aussi que la revendication de la 6e République est plus qu’un slogan. D’abord parce qu’il ne peut y avoir de souveraineté nationale en dehors du peuple et qu’il ne peut y avoir de souveraineté populaire dans la 5e République. Voilà pourquoi le FN ment quand il prétend défendre la souveraineté nationale en laissant le peuple enfermé dans la 5e République. Ensuite parce que la lutte républicaine pour la démocratie et la souveraineté, et la lutte sociale contre l’austérité et le libéralisme sont les deux faces d’une même pièce. L’une et l’autre ne s’opposent pas, elles se renforcent mutuellement. Si les libéraux ont tant cherché à piétiner le vote de 2005, c’était pour imposer leur politique économique. Si l’Europe est devenue à ce point autoritaire, c’est pour imposer l’austérité. À chaque fois, la revendication démocratique est la ligne de front sur laquelle se joue la défense des droits sociaux.
Enfin, la dernière leçon est pour nous, les héritiers du « non de gauche ». Une seule chose a changé dans le paysage politique français depuis 2005. Nous. Nous, c’est-à-dire ceux qui ont rompu avec les vieilles routines. Ceux qui ont créé le Front de Gauche avec une leçon en tête. L’unité de l’autre gauche est un bien précieux pour déclencher l’action. Mais cette action n’est efficace que si elle dépasse les organisations, si les citoyens s’en emparent. Notre discipline militante n’est utile que si elle se laisse submerger par l’insurrection citoyenne. Les partis sont sanctionnés chaque fois qu’ils essaient de se mettre en travers du peuple. Ils sont reconnus chaque fois qu’ils se mettent à son service. C’était vrai en 2005. C’était vrai en 2012. C’est la leçon pour les combats à venir. Nous devons toujours parler au grand nombre, prendre en charge non nos intérêts de partis mais l’intérêt général du peuple et du pays lui-même. Dans le futur qui s’annonce et notamment dans les élections régionales, le Front de Gauche doit se mettre au service des initiatives citoyennes même quand c’est lui qui les impulse. C’est seulement ainsi que nous serons à la hauteur de l’Histoire, au moment où elle a tendance à s’emballer.
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