Chasseurs-collecteurs de la préhistoire : l’égalité des sexes, facteur-clé de l’évolution humaine ?

vendredi 29 mai 2015.
 

L’organisation sociale de l’humanité avant l’apparition de l’agriculture nous renseigne sur le contexte dans lequel a évolué notre espèce pendant des dizaines de milliers d’années. Or, elle se distingue de celle des primates par une collaboration plus intense des individus entre eux, qui permet le développement d’une « culture cumulative ». Des chercheurs viennent de montrer pourquoi l’égalité des sexes pourrait expliquer cette propension à associer un nombre plus élevé d’individus issus de groupes différents (M. Dyble et al., « Sex equality can explain the unique social structure of hunter-gatherer bands », Science, 15 mai 2015).

L’observation des chasseurs-collecteurs montre qu’ils collaborent de façon systématique avec des individus n’appartenant pas à leur groupe : « l’importance de ces activités coopératives s’exprime au sein de beaucoup de sociétés de chasseurs-collecteurs par une éthique égalitaire omniprésente ».

Liens extra-familiaux

Les sociétés humaines primitives, comme celles des primates, vivent en effet en petits groupes de plusieurs familles, structurées par des liens de couples durables. Mais contrairement aux sociétés de chimpanzés, de bonobos et de gorilles, relativement fermées et liées à un territoire, les sociétés humaines tissent des relations plus fluides, chaque famille disposant d’une certaine autonomie pour circuler entre différents groupes, notamment ceux du père et de la mère. Surtout, elles paraissent plus mobiles et capables d’associer un nombre plus élevé d’individus non apparentés.

Pour quelles raisons les sociétés humaines de chasseurs-collecteurs associent-elles un nombre notablement plus élevé de membres non apparentés ? Parce que, expliquent les auteurs de l’étude citée, les hommes et les femmes y disposent d’une influence comparable sur la formation des groupes. Ainsi, simulations et observations empiriques concordent sur un point : plus les individus des deux sexes qui se mettent en couple peuvent décider sur un pied d’égalité de vivre dans le groupe de l’homme ou de la femme, plus ces collectifs comptent d’individus non apparentés.

En renonçant à une organisation sociale fortement hiérarchisée, fondée sur la domination masculine et sur la dispersion des femelles, les premiers êtres humains auraient ainsi opté pour un système plus égalitaire que leurs prédécesseurs. C’est ce contexte qui aurait à son tour favorisé « la sélection de réseaux sociaux étendus, d’une culture cumulative et d’une coopération entre individus non apparentés ».

Egalité et adaptation

Les observations réalisées auprès de plusieurs sociétés contemporaines de chasseurs-collecteurs – les Aché du Paraguay, les Agta des Philippines, les Ju/’hoansi du Botswana, de Namibie et d’Angola, et les Mbendjele de République du Congo – montrent ainsi que les femmes y vivent dans des groupes qui comptent un nombre équivalent de leurs propres parents que de ceux des hommes. En clair, cela signifie qu’un nombre comparable d’hommes s’établissent dans le groupe de leur compagne, que de femmes dans celui de leur compagnon.

En raison de ce brassage important, au sein de chacun de ces collectifs, la moitié des couples n’ont presque aucun, voire aucun liens familiaux. En comparaison, les sociétés agricoles primitives vivant dans des « villages » de taille comparable – par ex., les Paranan (Philippines) – comptent beaucoup plus d’hommes que de femmes apparentés, parce que ces dernières s’établissent beaucoup plus souvent dans le groupe de leur partenaire masculin que l’inverse. Par conséquent, ces sociétés agricoles se caractérisent globalement par une proportion largement supérieure d’individus apparentés.

L’observation montre pourtant que parmi les chasseurs-collecteurs, lorsque le choix est possible, les couples se nouent de préférence entre proches parents. Le nombre élevé de couples non apparentés ne résulte donc pas de « préférences personnelles », mais d’une logique adaptative. Les auteurs de l’étude citée postulent en effet que la taille du cerveau humain, supérieure à celle des primates, conduit à une maturation plus lente des enfants, nécessitant pour cela une prise en charge beaucoup plus lourde et durable de la part des deux parents.

Couple coopératif

C’est cette particularité qui a dû imposer au père et à la mère une coopération de longue haleine. C’est pourquoi, dans les sociétés de chasseurs-collecteurs la monogamie est de règle, les hommes cessent de se reproduire relativement tôt, et le couple choisit de se lier au groupe de l’homme ou de la femme en fonction des appuis que ceux-ci peuvent leur fournir, notamment du fait de la présence de grand-mères, qui semblent avoir joué un rôle important dans l’approvisionnement.

En même temps, l’égalité des sexes et la proportion élevée d’individus non apparentés au sein des groupes ont aussi eu d’importantes conséquences pour l’ensemble de l’espèce en déterminant « un environnement favorable à l’évolution de la coopération intensive et de la sociabilité. L’égalité sexuelle, conclut l’étude citée, suggère un scénario où la coopération entre des individus non apparentés peut se développer en l’absence de toute accumulation de richesses, reproduction d’inégalités et conflits entre groupes. Des couples se déplaçant librement entre groupes et partageant des intérêts avec leurs parents et proches seraient en mesure de maintenir la coopération sans besoin d’un système plus complexe (…) Enfin, ce système social pourrait avoir permis aux chasseurs-collecteurs d’étendre leurs réseaux sociaux, leur permettant ainsi de mieux répondre aux risques environnementaux et de promouvoir le niveau d’échanges d’informations nécessaire à une culture cumulative ».

Relance d’une controverse

Pour Darwin, rappelons que le couple était fondé sur ce que Helen Fisher a appelé « le contrat sexuel » : l’homme devait fournir à sa compagne les ressources et la protection nécessaires pour élever leurs enfants pendant de longues années en échange de ses services sexuels, mais aussi de sa fidélité, qui était aussi l’ultime garantie de la paternité de son conjoint. Or, une série de recherches empiriques récentes infirment cette vision caricaturale des choses en mettant en évidence bien d’autres formes de rapports sociaux de sexe parmi les chasseurs-collecteurs.

La recherche scientifique contemporaine redonnerait-elle une certaine vigueur aux thèses de Morgan (Ancient Society, 1877), reprises par Marx et Engels, sur l’égalité des sexes dans le cadre des sociétés primitives, pourtant fortement remises en cause par les anthropologues du 20e siècle ? L’étude citée ici s’inscrit en effet dans le sillage d’un courant de recherche significatif, illustré notamment par Richard Lee. Celui-ci décrit par exemple l’« égalitarisme féroce » des chasseurs-collecteurs, qu’ils entretiennent en permanence par à un système de « domination inversée » grâce auquel le groupe agit de concert pour combattre toute tendance individuelle à la domination.

Loin d’être aujourd’hui définitivement abandonnés, les efforts pour mieux saisir l’articulation entre les origines de la domination masculine et celles des inégalités de classe, avec le développement du pastoralisme et de l’agriculture, semblent donc avoir encore de beaux jours devant eux.

Jean Batou


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