Je suis un « casseur » (et je suis hyper-sympa)

jeudi 21 mai 2015.
 

Notre site PG Midi Pyrénées met ce texte en ligne comme information sur la manifestation nantaise du 22 février 2014 et comme document pour le débat à mener sur la violence dans le cadre de manifestations d’un mouvement de masse.

C’est un texte qui est arrivé sur la boîte mail de la rédaction, de façon anonyme. Son auteur revient sur la manifestation agitée du 22 février à Nantes en soutien à Notre-Dame-des-Landes. Lui était parmi celles et ceux que les médias et le pouvoir nomment « casseurs ». Cette étiquette, il la retourne, la revendique. À lui la place.

En rentrant de Nantes, je pensais ne rien écrire. Je me disais que ce n’était pas nécessaire. Que l’essentiel avait été de vivre cette journée-là. Et que le torrent médiatique sortirait de toute façon de son lit pour venir noyer cette manif. Je savais qu’il recouvrirait entièrement nos gestes et nos histoires. Et qu’il ne laisserait derrière lui que boue, effroi et désolation. Comme d’habitude. Face à cette capacité de confiscation de la réalité qu’on appelle information, nos mots, mes mots, je les imaginais dérisoires. Pourquoi s’embêter, alors ?

Sauf que cette fameuse journée, elle s’est mise à faire les cent pas dans ma cage à pensées. Elle ne voulait pas en partir. Je ne savais ni pourquoi, ni comment, mais cette manifestation m’avait bougé. J’y pensais et je trépignais devant l’ordinateur. Je ressassais.

J’enrageais, aussi. Je bouillais littéralement en lisant les comptes-rendus de procès des quelques personnes chopées à la fin de la journée. Ou en me plongeant dans le récit du manifestant qui a perdu un œil. Un de plus1.

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Je lisais aussi ce qui pouvait bien se dire dans le salon et la cuisine de monsieur et madame tout le monde : la France avait peur. Grave. À en mouiller le tricot de peau. Le ton employé par les médias au sujet de la dite « émeute » du 22 me rappelait un souvenir d’enfance : la voix de ce commercial qui tentait de vendre une alarme à mes parents après qu’ils se soient fait cambrioler. Les mêmes mots. Le même ton. C’est toujours pareil. Quand créer du danger de toute pièce te permet de payer tes vacances ou d’acheter une motocyclette à ton ado de fils, tu sais te montrer convaincant. Tu racontes la peur, ta peur, tu ne lésines pas, t’y vas franco et, au passage, tu déroules le tapis rouge à l’ordre en vigueur, parce que l’ordre tu en profites goulûment.

Bref, j’en étais là : elle me prenait la tête, cette journée du 22. Elle était là, un peu partout. Dans leurs bouches, derrière leurs mots, au centre de leurs images. Et forcément, j’y étais aussi. J’écris « forcément » parce que j’ai fait partie de ce qu’eux nomment « casseurs ». Moi et quelques copains. On agissait ensemble, petit groupe solidaire. Rien de fou, hein, nul fait d’arme. Simplement, on était là. On a fait quelques trucs, on s’est agités. Point.

Je suis donc « un casseur ». Mais « un casseur » hyper-sympa. La précision est importante. Parce que dans les deux semaines qui suivent ce genre de journée, tu as quand même largement l’impression que beaucoup de gens viennent mettre leur main dans le derrière de la manif afin de lui faire dire tout et n’importe quoi. Beaucoup de ventriloques et de tours de passe-passe, dans les articles, sous les articles, dans les images, sous les images. Une hypertrophie des enjeux, servie sur son flux continu d’informations, à la sauce virtuelle. Avec un soupçon de connerie.

Reprenons. Je suis « un casseur » sympa. Et je ne suis pas complètement con non plus. Alors quand je lis un peu partout que ce jour-là j’ai été manipulé et que je n’ai rien compris à ce qui s’est passé, j’ai envie de dire : comme d’habitude. Ni plus, ni moins – certainement moins, en fait. Oui, je suis manipulé. Comme au supermarché, au boulot, devant des guichets, des médecins, des profs, des représentants de la loi en tous genres. Comme tout le monde. Oui, je suis manipulé, pour peu d’entendre par là : « Soumis à des forces qui me dépassent ». Mais je me soigne. Je l’ai accepté, ce statut de petite souris dans une cage. Je l’ai accepté parce que je me suis dit : si je ne suis que ça, une petite souris dans une cage, alors je serai une petite souris qui dévisse, qui fait n’importe quoi. Cette manif du 22 février, je savais très bien qu’elle ne changerait pas le monde (sic), et qu’elle s’inscrivait dans un jeu de pouvoir, de territoires et de symboles qui me dépassent. Mais j’étais excité comme une souris qui a pété un plomb dans sa cage. Et qui tente d’invalider l’expérience qu’on mène sur elle.

Auscultons la manipulation vendue ici et là : « Les flics nous ont laissé la ville » ; « Il y avait des flics/provocateurs dans le cortège » ; « Les flics ont laissé faire ». Ou bien : « En bloquant l’accès à une partie de la ville, les flics ont crée la tension de toute pièce pour discréditer le mouvement ». Cette idée que les flics sont acteurs de la journée est à la fois assez vraie et très mensongère. Je ne rentrerai pas ici dans l’analyse de la répression ce jour-là ; je ne suis nullement un « spécialiste » de la question. Mais je me suis par contre rendu compte que le point commun de ces évocations de « l’émeute » comme favorisées par police tient à l’impossibilité pour les gens qui les évoquent de concevoir qu’on puisse être assez nombreux-ses à être en colère, suffisamment déterminé(e)s et organisé(e)s pour débarquer dans une ville afin de la retourner. Ça leur semble tellement fou et irrationnel que ça doit forcément être un complot. Ben non.

La réalité est beaucoup plus simple : ce jour-là, les flics n’ont pas créé la violence, ils l’ont gérée. Violemment, patiemment et méthodiquement. Et ils avaient certainement conduit un efficace travail de renseignement en amont puisqu’ils avaient compris combien on était motivé(e)s. Ils avaient saisi que s’ils nous laissaient accès à toute la ville, on risquait d’avoir méchamment envie de faire du lèche-vitrine sans pour autant passer par les portes automatiques. J’imagine que de longues réunions se sont alors tenues dans de beaux bureaux soyeux pour décider comment administrer cette colère qui allait parcourir le cortège. Qu’en faire ? Comment la récupérer ?

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Loin d’une quelconque théorie du complot, il y a tout de même une réalité qui semble dépasser quelques commentateurs en mal de bons et de méchants. Celle-ci : alors que les festivités allaient bon train et que l’air devenait difficilement respirable, la foule est restée en grande partie présente, à quelques mètres. À nous observer caillasser les flics, tenter de les faire reculer. À nous regarder agir avec sympathie. Et j’avais l’impression que cette foule disait : « Je le sens moyen, ton plan... ça a l’air foireux... Mais vas-y, ne t’inquiète pas : je reste là, je te couvre. » C’était fou, vachement beau à voir. Et encore plus à vivre. C’est aussi ce qui rendait l’intervention des flics si difficile, tant ils risquaient de commettre plus de « bavures » que de nécessaires, de possibles ou d’autorisées. Comme un aval tacite d’une partie de la foule. Lequel a sans doute permis à toutes ces personnes qui n’étaient pas équipées pour la castagne (pas de masque, des vêtements clairement identifiables, etc.) de ne pas finir dans le camion à salade ou en disque de ball-trap pour baqueux en mal de cible.

J’ai aussi lu, ça et là, que les flics auraient fait usage d’une force démesurée et qu’ils se seraient trompés de cible, en « frappant » les gentils manifestants plutôt que les vilains « casseurs ». C’est quoi, un usage de la force mesuré ? Quand les flics font comme à la pétanque, c’est-à-dire tracer un rond au sol à bonne distance, prendre le temps de viser, et commenter gentiment le tir en y allant d’une petite blague impromptue ? Et c’est quoi, trompé de cible ? Ça signifie qu’un tir tendu sur un manifestant pas du tout gentil, qui ne vote pas, qui a pillé le rayon vêtements noirs du Décathlon, et qui a lancé un caillou, ce n’est plus vraiment un tir tendu ? Mon cul ! Moi, je ne vois là que la violence d’État, dans son hideuse banalité, dans sa toute-puissance, peu importe qui s’en retrouve victime. Quant aux quelques pavés qui ont atteint leur cible, reconnaissez que c’est bien la moindre des choses. Il faudrait quand même voir à ne pas oublier, dans un retournement symbolique quasi cocasse, d’où émane la plus grande des violences, la légitime, la rémunérée.

Le côté « sportif » de cette manif n’a pas débordé le cortège. Et il n’a pas décrédibilisé la journée. Au contraire, il l’a transcendée en un joyeux bordel informe et foutraque où l’on ne savait plus trop bien qui est qui. Davantage que la minorité qui déborde, cette journée a été placée sous le signe de la majorité qui bout – et c’est pour cette raison que c’est essentiellement cette dernière qui a été marquée dans son corps par les hommes en arme. Inutile de chercher à tout prix une ligne de démarcation entre pacifiste et « casseurs » : cela relève du rite de conjuration. Ou de la prière, ressassée par celles et ceux qui abhorrent l’idée que la violence que j’exerce – quand je suis en forme – avec d’autres, contre tout symbole du pouvoir, puisse potentiellement être avalisée avec le sourire par monsieur ou madame tout le monde. Le cauchemar du pouvoir, à en réveiller le préfet la nuit.

Définitivement, cette journée du 22 fut sacrément animée. Une sorte de rencontre inter-régionale autour des loisirs créatifs. Un salon international du bien-être. Très sympa. Comme moi, je vous rappelle. Et ce, malgré l’austérité de ma tenue. Oui, j’étais tout en noir. Oui, je portais un masque. Figurez-vous que j’avais bien pensé venir en short et en tee-shirt. Mais ça n’aurait pas été raisonnable : il fallait se protéger de la bande armée qui nous attendait de pied ferme. Croyez bien que je la regrette, cette tenue noire si peu rigolote et fort menaçante. Et que je n’aime pas porter ces masques anonymes. Ils cachent les sourires, nos sourires. Et ils facilitent la construction médiatique et policière de ce personnage du « casseur », cette ombre haineuse et abrutie. C’est pratique, l’ombre : elle ne parle pas, ne pense pas, et permet même de dissimuler.

Sous ce masque, cagoule ou capuche, j’ai un cerveau. Et il turbine. Sec. Trop vite, souvent. Mon cerveau, « l’aéroport et son monde », il y a beaucoup réfléchi. Depuis longtemps, presque depuis toujours. Parce que « son monde », je m’y suis bien cogné le front. Assez pour me sentir résolument déterminé à agir sur ce qui se passe autour de moi. À ne pas accepter, à ne plus accepter. Alors, c’est vrai, cette journée du 22, c’était un peu la fête, le grand rendez-vous. Mais son assise à la fête, c’était ma colère. Précise. Dense. Quotidienne. Physique. Lucide. Rien à voir avec cette idée colportée par les médias et les politiciens d’une masse abrutie de combattants tout de noir vêtus qui se déplacerait au gré des affrontements en France et en Europe sans comprendre où elle est ni pourquoi elle y est. Oui, les fantasmatiques et imaginaires black-blocs. Sauf que moi, je sais très bien sur quel front je me situe, et pourquoi. Je sais très bien que je ne revendique rien, je veux tout. En clair, le 22, je faisais de la politique. A voté. Point.

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Et je ne pète pas plus haut que mon cul. J’ai bien compris que l’intensité de cette « guerre » est basse. Je sais qu’il y a d’autres fronts, ailleurs, pas loin, autrement plus violents. J’ai bien conscience que le capitalisme souvent tue ou anéantit, alors que le 22 il se « contente » de blesser. Je ne m’enracine pas dans un imaginaire viril ou guerrier – le moins possible, en tout cas. Et je fais attention à ce que moi et mes copains et copines, on ne finisse pas par ériger un quelconque folklore de la petite guérilla urbaine, même si partager un imaginaire est inévitable. Je sais tout ça. Il n’empêche : cette violence, je la ressens au quotidien. Je la vois, je l’entends, partout, tout le temps. Dans l’histoire, dans l’économie, dans les rapports de genre, de classe, dans le racisme, la répression de toute forme de contestation hors cadre... Cette conflictualité, elle m’habite, elle m’obsède, elle m’a rendu fou parfois. Elle me bouffe tout autant qu’elle m’a fait. Et quand on bouge le 22, je pense à cette violence, aux dernières fois où elle s’est manifestée à moi. Et je me rêve mèche.

Du coup, c’est vrai : on laisse un peu de bordel en repartant. Si peu. Maire et préfet chialent parce qu’on a fait caca dans leurs boîtes aux lettres, comme s’ils oubliaient que ranger le bazar génère aussi de la croissance. Les dégâts causés par « l’émeute » sont bons pour l’économie, non ? Le déploiement du maintien de l’ordre l’est pour nos exportations de matériel policier, n’est-ce pas ? Alors, basta avec cette fable du contribuable qui raque en bout de chaîne. Leurs mots, leur histoire. De toute façon, il ne s’agit pas de mettre à mal le capitalisme en brûlant trois arrêts de bus. Non, l’enjeu réside dans la manière dont ce genre de journée irrigue le quotidien de celles et ceux qui les vivent, quelle que soit leur place dans les festivités. Comme le retour du corps, du corps comme interface avec le conflit. C’est le corps qui est en jeu – réalité précieuse à l’heure où l’exercice de la citoyenneté et du conflit, et donc de la politique, repose sur la confiscation de la parole, sur la délégation du pouvoir et sur une dilution permanente de la responsabilité. C’est le corps qui est en danger, aussi. Tripes, jambes, cerveau. Nos corps sont nus, ceux d’en face sont protégés par une véritable carapace. C’est frappant. Et toutes celles, tous ceux qui étaient là n’auront pas manqué de noter cette distorsion de moyens, l’État apparaissant pour ce qu’il est : une arme à la ceinture d’un homme. Un vrai dévoilement, qui affecte des vies et des quotidiens.

Ce versant physique de l’exercice d’une force collective met en jeu la puissance et la peur. La puissance d’agir, d’être. Un sentiment de présence au monde rare. Une danse sur la plus étrange des musiques, celle de la révolte. Avec des gens sur le côté de la salle des fêtes, semblant attendre qu’on les invite. Manquent uniquement les nappes en crépon... Et la peur ? C’est celle de ce qu’il y a en face, de la blessure, de la répression. Celle de là où nous mène la colère, aussi, de ces points de non-retours franchis. Celle de constater qu’on vit déjà au-delà de soi-même, qu’on ne se reconnaît plus très bien parfois. Comme une espèce de tempête en interne, vécue par toutes celles et tous ceux qui mettent pareillement la main à la pâte. Il ne te reste alors qu’à écouter, qu’à sentir et ressentir. Et ce jour-là, justement, j’ai entendu des gens vociférer, et les altercations ont été aussi nombreuses que les rires. Fallait-il brûler cette voiture ? Faire fuir de façon vigoureuse cette camionnette de BFM-TV ? Défoncer cette vitrine ? Ce sont de bonnes questions, que tout le monde devrait se poser. Et justement : quand ça brûle, ça casse, ça pète, tout le monde se les pose. Parce que ce jour-là, ces questions sont ressenties, vécues – elles ne sont plus simplement théoriques. Rien que pour ça, ça vaut le coup. Impression que je participe à ouvrir alors la plus belle agora du monde. Ensuite, à chacun de fixer son curseur.

En ce qui me concerne, j’ai choisi. Et quand tout le monde se défoule gentiment sur le camion égaré d’une grosse chaîne de télé, au grand dam des journalistes qui sont au volant, j’y vois la preuve que personne n’a envie de se faire voler le compte-rendu des débats. Surtout pas moi. C’est d’ailleurs pour ça, je crois, que cette journée du 22 m’a tant trotté dans la tête quand d’autres manifestations similaires ne m’avaient pas tant marqué. C’était le désir de raconter mon histoire tandis qu’on me la volait qui tapait au portillon. L’envie de rappeler que je ne dors pas entre deux « émeutes ». Que j’ai une vie bien remplie. Que si « émeute » il y a, elle n’est qu’un temps politique parmi d’autres dans ma vie – pas forcément le plus important, d’ailleurs. Que j’ai méchamment envie de tout péter, car j’ai furieusement envie de construire autre chose qu’un monde mort. Que je suis – je crois – assez lucide sur la pertinence et la limite de nos gestes, et qu’il s’agit aussi d’un besoin, d’une pulsion. Et que les feux allumés ce jour-là, réchauffent toutes les démarches que je mène une fois retourné à mon quotidien. Le son de « l’émeute », je l’entends tout le temps dans ma tête, obsession qui habille le réel de la plus belle des manières.

Vous n’êtes pas obligés de croire à cet hydre du « casseur » agité par certain(e)s. Vous n’êtes pas obligés de reprendre à votre compte l’histoire que propose le pouvoir. Faîtes plutôt la vôtre. Et la prochaine fois qu’on se croise alors que les animations battent leur plein, n’hésitez pas à vous rapprocher et à venir me parler. Rappelez-vous : avant d’être un « casseur », je suis hyper-sympa.


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