Mouvements sociaux, partis politiques et syndicats : une nouvelle donne ?

mercredi 25 février 2015.
 

Les 6 et 7 février, la Fondation Gabriel-Péri organisait un important colloque intitulé «  Nouveaux mouvements sociaux, partis politiques et syndicats  : une nouvelle donne  ?  » à l’université Paris-VIII, à Saint-Denis. Nous publions ci-contre cinq résumés des interventions 
parmi la vingtaine de contributions.

A) Une fragmentation des anciennes alliances par Frances
Fox-Piven, professeure 
de science politique et 
de sociologie, University 
of New York

En Grèce, Syriza, un parti politique relativement nouveau étroitement lié aux mouvements anti-austérité des cinq dernières années, a accédé au pouvoir gouvernemental. En Espagne, Podemos, un parti né du mouvement des Indignés, semble engagé sur le même chemin. Nous pouvons observer des signes de développement semblables en Irlande et au Portugal. Ces nouvelles formations articulant parti et mouvement contredisent le mépris dont nombre d’autres protestations récentes et leurs jeunes fers de lance font preuve à l’égard de la politique électorale. Les militants des mouvements considèrent souvent la politique comme une sphère séparée. Il y a du vrai dans cette appréciation. Dans le monde contemporain, les mouvements et la politique électorale trouvent leur élan dans des dynamiques très différentes, habituellement rivales. Pourtant, la réponse à la question «  Est-ce une nouvelle donne  ?  » est compliquée du fait que les mouvements et les partis interagissent ­également en permanence, et cela par des moyens qui peuvent déterminer le succès du mouvement ou du parti. Les partis essaient d’obtenir le pouvoir en remportant les élections  ; ils sont tributaires de la logique du décompte des voix. Autrefois, les partis de gauche croyaient qu’ils finiraient par gagner tout simplement parce que à mesure que s’étendait le capitalisme industriel, la classe ouvrière, à la conscience politique marquée, se développerait. Mais la désindustrialisation a décousu la solidarité de l’ancienne classe ouvrière. Ainsi, dans la course pour gagner les élections, les partis de la classe ouvrière sont devenus des partis ou des associations de partis dits «  fourre-tout  ».

Si les partis essaient de mettre en place des coalitions susceptibles de gagner plus de voix que l’opposition, les mouvements ont une dynamique très différente. Ils s’efforcent de générer les conflits qui divisent les coalitions. Les mouvements émergent lorsque les attentes des citoyens sont insatisfaites. Les mouvements d’une part attisent cette frustration et cette colère et d’autre part l’exaltent en donnant l’espoir, un espoir insensé et millénaire, qu’un peuple en se soulevant peut changer sa condition. La colère et l’espoir sont les moteurs des mouvements. Ils sont à l’origine de leur irrévérence tonitruante et de leur aptitude unique à soulever des questions que les partis, à la recherche du consensus, éludent. La colère et l’espoir permettent aux mouvements de semer le désordre qui rend une réponse à ses questions impérative. En ce sens, les partis et les mouvements ne sont pas sur la même longueur d’onde. Les mouvements s’efforcent de diviser les coalitions électorales que les partis peinent à constituer. Mais l’émergence de nouveaux partis (ou la reconstruction des anciens) dépend précisément d’une telle fragmentation des ­anciennes alliances électorales. La leçon que nous devons tirer aujourd’hui est la suivante  : certes, mouvements et partis sont différents, mais les mouvements peuvent avoir des conséquences considérables sur la politique électorale. Et tout particulièrement à l’heure où les retombées d’un capitalisme destructeur affaiblissent les liens entre électeurs et partis.

B) Un caractère interclassiste par Luiza Toscane, militante 
pour les droits de l’homme 
en Tunisie

Les processus commencés il y a quatre ans pour la justice sociale et la démocratie, portés dans la plupart des pays arabes par des populations paupérisées, au chômage ou vivant dans des régions périphériques, ont débouché rapidement sur la chute de trois présidents (Tunisie, Égypte, Yémen) et celle d’un régime (Libye). Les manifestant-e-s se sont doté-e-s de structures horizontales, collectives, sans idéologie ni leadership, et ont occupé l’espace public. Ces processus ont parfois été accompagnés de luttes sociales, mais jamais la grève n’a constitué une étape considérée comme décisive, de même que le lieu de travail n’était pas l’épicentre de la lutte. La revendication initiale de l’emploi s’est accompagnée de celle de la dignité, slogan fédérateur révélant le caractère interclassiste des mouvements. Circonscrits à la région arabe, ces mouvements étaient conçus dans un cadre national, chaque mouvement visant à se débarrasser de son dictateur. Ils ne s’adressaient pas à leurs pairs arabes et développaient des appels à la conscience mondiale universelle. Ils innovaient par rapport aux luttes les ayant précédés dans la région, qui plaçaient la Palestine au centre. Partout, dans un second temps, au slogan unanime «  Le peuple veut le renversement du régime  », ont succédé les mobilisations des groupes opprimés (femmes, minorités culturelles, religieuses ou ethniques, réfugiés, travailleurs étrangers, etc.). Ces nouvelles luttes ont parfois été accompagnées de nouvelles méthodes  : l’exercice direct des droits, notamment à l’initiative des femmes. Si ces révolutions ont fort peu affecté les formations politiques préexistantes, elles ont contribué à lancer deux mouvances inédites et d’inégale portée. La mouvance libertaire a trouvé un terrain favorable dans l’auto-organisation à la base et certaines méthodes transgressives. La mouvance écologiste est d’ores et déjà un courant de masse à l’initiative de ­populations menacées dans leur santé par des projets ou des réalisations dont elles ne bénéficient pas. Ces mobilisations incessantes combinent combat contre la pollution de l’air, de l’eau ou des sols avec le combat contre le chômage. Partout, des luttes sociales incessantes et parfois explosives sont là pour rappeler que nulle part les revendications portées par les révolutionnaires n’ont été satisfaites, quelles que soient les équipes qui se sont succédé pour gouverner. Ces révolutions ont révélé le caractère éphémère des organes d’auto-organisation que les populations s’étaient donnés pour organiser leur mobilisation, qui se sont volatilisés rapidement, à l’exception des révolutionnaires syriens, qui ont pu gérer et administrer des zones libérées, et l’absence de toute structure à même de conduire ce processus ­révolutionnaire après le renversement des dictateurs ou face à la répression.

C) L’action collective repose sur la conscience de soi par Alain Touraine, sociologue

J’ai toujours défendu l’idée que le mouvement social d’une société ou d’une civilisation est la combinaison d’un conflit social autour d’interprétations des pratiques sociales communes aux adversaires. Le conflit social, ce n’est pas la guerre sociale. J’illustre cela sous la forme d’un triangle  : il y a un acteur, son adversaire et le conflit social, mais ils ont en commun les mêmes enjeux. Le mouvement social est l’acteur du conflit social central dans lequel les adversaires sociaux opposent les uns aux autres, mais en partageant des orientations communes qui varient selon les sociétés.

Du XVIe au XVIIIe siècle, les sociétés agissaient en termes juridico-politiques  ; dans les sociétés industrielles, ouvriers et patrons sont en conflit en termes économiques et sociaux. Quand on a commencé à parler de société «  postindustrielle  », on a pensé qu’avec les technologies de l’information on allait pouvoir changer de société, c’est le thème de mon livre précédent, la Fin des sociétés (Seuil, 2013). Après 1968 s’est ouverte la période des «  années de plomb  ». Certaines ont choisi la violence. Beaucoup ont été à la recherche de «  nouveaux  » mouvements sociaux. Il y avait les mouvements des femmes, les mouvements anticoloniaux, écologistes, etc.

À partir des années 1970, celles du triomphe du néolibéralisme et de la globalisation naissante, il y a eu un déplacement du social vers le culturel. Mais je ne crois pas que nous soyons sortis alors du moment historique de la société industrielle, du mouvement ouvrier. Dans les années 1980-1995, les gauchismes politiques ont perdu du terrain et les «  nouveaux mouvements sociaux  », très différents entre eux, n’ont pas remplacé la problématique de la société industrielle. J’en arrive à ma proposition  : maintenant, nous sommes dans une autre civilisation, un autre ensemble de pratiques et de théories. Le mouvement social reste, mais les acteurs et les enjeux changent. Il faut prendre en considération les nouvelles technologies de la communication, mais ce n’est pas l’essentiel. Dans certains endroits, la problématique industrielle a été remplacée par la connaissance mais, le plus souvent, par une société de consommation. On est passé dans un capitalisme financier sans finalité ­économique et surtout, un système de pouvoir qui vise à soumettre les besoins en fonction de la recherche d’une maximisation du profit. Le ­capitalisme industriel a été renversé par le capitalisme financier. En sortant des sociétés industrielles, nous sortons du mouvement social. Le grand phénomène qui a dominé le XXe siècle, c’est le totalitarisme, pouvoir total qui s’est étendu du monde objectif au monde de la subjectivité, et ce dans un monde global. En ce XXIe siècle commencé en 1989, nous sommes entrés dans un monde divisé en trois zones, entre le capitalisme financier, le totalitarisme et les tyrannies post-nationalistes. Les mouvements deviennent éthico-démocratiques. Ils ne sont plus sociaux, ils sont éthiques (ils veulent libérer le sujet humain et sa conscience de soi) et démocratiques (combattre un pouvoir autoritaire ou financier). Depuis la globalisation, nous ne sommes ni dans un monde post-industriel, ni dans un monde post-moderne mais dans ce que je nomme une société post-sociale. Dans ce nouveau monde, l’action collective repose sur la conscience de soi.

D) Et la révolution informationnelle  ? par Jean Lojkine, directeur honoraire de recherche au CNRS

Qu’y a-t-il de commun entre les «  révolutions orange  » dans les pays de l’Est, les «  révolutions arabes  », les mouvements des Indignés en Espagne, au Portugal, en Turquie, en Israël, au Brésil, au Chili, le mouvement Occupy Wall Street à New York, à Hong Kong  ? Malgré la spécificité des contextes, on ne peut que constater l’existence d’un mouvement mondial de contestation du pouvoir des banques et des élites corrompues, animées par une jeunesse diplômée condamnée au chômage ou à la précarité. Plus précisément, c’est moins le néolibéralisme que la corruption des représentants dans la démocratie parlementaire qui est sur la sellette  ; en même temps, les différentes formes de démocratie directe pratiquée par les «  Indignés  » manifestent une défiance profonde à l’égard de l’élite au pouvoir, comme de la démocratie représentative en tant que telle. Les modes d’organisation des nouveaux mouvements sociaux (NMS) s’appuient tous sur les ressources nouvelles qu’offrent les nouvelles technologies de l’information (Internet, réseaux sociaux), notamment la possibilité de créer des nouveaux espaces publics, autonomes à l’égard des médias officiels et des institutions de représentation politiques. Reste à savoir quelle est la portée politique de ces NMS. Coupés délibérément des institutions gouvernementales, les NMS semblent enfermés dans ce qui fait leur succès épisodique  : mouvements d’indignation, de colère, de contestation, refusant la participation aux instances légales de représentation et de gouvernement, les NMS semblent condamnés à l’impuissance politique. Nous ne le pensons pas, à condition de sortir d’une vision à court terme et de prendre toute la mesure d’un mouvement historique qui n’est rien d’autre que l’émergence d’une nouvelle civilisation, la civilisation informationnelle. La civilisation informationnelle est issue de la révolution anthropologique de l’information. L’intellectualisation du travail provoquée par les technologies de l’information a déplacé le rapport de l’homme et de l’outil  : de l’objectivation des fonctions de la main dans la machine-outil de la révolution industrielle, on est passé à l’objectivation de certaines fonctions du cerveau humain  : le traitement standardisé des informations. Mais ce déplacement des fonctions du travail humain est profondément ambigu, ambivalent. Il n’y a pas de causalité directe entre les technologies de l’information et la nature du travail humain. Au contraire, la révolution informationnelle n’est en rien un fatalisme technologique, comme si la société évoluait tout «  naturellement  » de la révolution industrielle à la révolution informationnelle, conçue par les uns comme du communisme informationnel, par les autres comme une division inéluctable entre une minorité de surdiplômés qui conçoivent les innovations et une majorité d’exécutants, déqualifiés, réservoir de main-d’œuvre supplétive, échangeable selon les besoins de la firme capitaliste. La révolution informationnelle est les deux à la fois, elle produit des potentialités contradictoires, un large champ de possibles, qui renvoie à des choix politiques, des choix civilisationnels  : ou bien utiliser les nouvelles technologies de l’information pour remplacer du travail vivant par du travail mort (c’est la fameuse obsession de diminuer le «  coût  » du travail), ou bien utiliser les nouvelles technologies pour augmenter les activités culturelles de l’humanité  ; en misant sur la richesse des services collectifs de développement de l’humain  : formation, éducation, santé, culture, communication. Cette révolution culturelle passe par la prise en compte des aspirations de la jeunesse à l’autonomie individuelle  ; autonomie qui n’est pas du tout l’individualisme égoïste de la civilisation capitaliste, mais qui s’exprime dans la civilisation du partage des informations, de la solidarité et non du chacun pour soi.

Dernier ouvrage paru  : Une nouvelle façon de faire 
de la politique. Le Temps des cerises, 2012.

E) Les partis mouvementistes par Albert Ogien, directeur 
de l’Institut Marcel-Mauss de l’Ehess

295218 Image 2La notion de mouvement social renvoie à des formes de mobilisation collective différentes. Un premier âge du mouvement social est lié au développement du capitalisme industriel. Il nomme alors l’organisation du prolétariat autour de syndicats et de partis qui luttent afin d’obtenir l’accroissement des droits politiques et sociaux des citoyens comme l’amélioration des conditions d’existence des travailleurs. Le second âge s’ordonne, dans les années 1970, autour de revendications dont l’objet est le droit des minorités et l’écologie. Un troisième âge naît dans les années 1980, avec l’émergence de la financiarisation du capitalisme et la globalisation des problèmes politiques. Nous sommes entrés dans un quatrième âge du mouvement social, marqué de l’autonomie de jugement des citoyens, c’est-à-dire leur rejet de l’encadrement par les partis et leur souhait de décider par eux-mêmes de ce qu’ils veulent. Ces quatre âges ne se succèdent pas  : chacun continue à définir un registre différent de l’action politique. Que deviennent les partis dans ce cadre  ? Si la structure pyramidale des organisations politiques ne s’est guère modifiée depuis leur origine, le changement de l’offre politique est, lui, inhérent à la vie démocratique. Il existe trois grandes raisons pour créer de nouveaux partis  : soit un blocage dans les carrières individuelles  ; soit un blocage dans le fonctionnement du système représentatif  ; soit un blocage dans la formulation des problèmes publics. Une quatrième raison s’impose aujourd’hui  : agir autrement en politique, en soumettant le parti et ses dirigeants au contrôle de ses adhérents. Ce n’est plus le parti qui organise le mouvement social, mais le mouvement social qui se donne le parti qui correspond à ses souhaits. Telle est l’ambition des «  partis mouvementistes  » (M5S, Syriza, Podemos), qui ont cependant à résoudre une contradiction  : construire une organisation solide sans trahir l’esprit de démocratie réelle. Pour le faire, les possibilités offertes par Internet pour réussir une concertation collective rapide et de grande ampleur ont été mises à profit afin de contrer l’inclination oligarchique des partis et prévenir le risque de sclérose qui naît de l’intégration au système représentatif et de la nécessité d’être efficace. Ce qui caractérise ces partis mouvementistes est que la forme donnée à l’activité politique est partie intégrante de leur projet politique. Ces partis rejettent ce qu’ils nomment la «  caste  » au nom d’une critique interne de la démocratie en cherchant à la radicaliser. C’est ce qui les différencie de ceux qui expriment le même rejet à partir d’une critique externe de la démocratie et visent à l’abolir pour établir un pouvoir autoritaire. Il faut donc être attentif à la manière dont ces partis ­mouvementistes parviendront à changer les pratiques de la politique et à transformer la façon dont les problèmes publics sont définis et traités. Quant à savoir s’ils arriveront à changer de système…


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