Gauche de gauche, la tambouille ou la politique par le bas, par Philippe Corcuff

dimanche 28 septembre 2014.
 

La période est inquiétante et pourrait nous conduire au bord du précipice, poursuite de politiques néo libérales aux lourdes conséquences sociales et écologiques, abstentionnisme massif aux élections et succès corrélatifs du Front National et montée d’un air du temps néo conservateur, xénophobe, sexiste, homophobe et nationaliste.

Voilà donc que des personnalités à la gauche de la politique hollandienne lancent un avertissement solennel, « gauche, ne plus tarder », mazette !

Cependant, des leaders de la gauche de la gauche ne publient-ils pas de tels appels depuis plus de vingt ans déjà ? A vue de nez, je dirais que l’installation de la majorité du Parti Socialiste dans des pratiques sociales libérales a été actée par divers courants critiques dès avril 1991 avec le manifeste intitulé « refondation », initié notamment par l’ancien ministre communiste Charles Fiterman. Depuis, cela patouille dans de multiples pétitions et mécanos organisationnels et transorganisationnels qui ont fait pschitt, en contribuant involontairement à la situation lamentable actuelle.

J’ai moi-même signé nombre de ces textes, participé à des conciliabules préparatoires, coorganisé des rencontres, qui le plus souvent sombraient dans le ridicule de nos contorsions mutuelles.

Les porte-parole des « anti libéraux » sont paradoxalement passés maîtres dans l’art de la fabrication de bulles politiques spéculatives.

L’appel paru dans Libération n’est d’ailleurs qu’un échauffement pour certains en vue des universités d’été, où l’emballement « refondateur » devrait battre son plein.

D’autres appels concurrents, mais bien sûr « amis » (car les discours en compétition sont tous pour « l’unité »), verront le jour, puis des mixes entre ces appels, dans une Techno Parade sans fin, mais suivie par guère de monde. Avant ce pic gesticulatoire de l’été pour les gauches critiques, les pots « indispensables », les déjeuners « décisifs » et les dîners en ville « essentiels » vont se multiplier dans l’aire parisienne. A la différence des gens ordinaires, quand les dignitaires de la gauche radicale vont ensemble au bistrot ou au restaurant, cela devient le cœur de « la politique » rhétorique.

Bref, pourquoi changer des méthodes qui ne marchent pas depuis plus de vingt ans ? L’entre soi militant y est cultivé à souhait, les figures les plus médiatiques y lustrent leur ego, des petites carrières y prospèrent dans des micro-appareils, et chacun est invité à zapper continuellement, au gré des « coups » successifs, sans examen critique du passé dans la logique amnésique du présentisme néo capitaliste.

A rebours de cette énième tambouille, ne pourrait-on pas mobiliser d’abord les forces militantes restantes pour stimuler l’expérimentation d’un autre chemin par le bas, à partir de la vie quotidienne, à l’écart de l’emprise des (semi) professionnels de la radicalité et des jeux partisans ?

Un sentier qui sortirait des voies obligées de la politique tutélaire pour fabriquer de la politique avec les opprimés, dans leur diversité et leurs contradictions.

Plutôt que de gaspiller des effectifs militants déclinants dans des miroirs aux alouettes souvent usités, ne pourrait-on pas, enfin, prendre au sérieux l’exigence de politique autrement, en arrêtant de la rabaisser au rang de technique marketing pour relookage politicien (spéciale dédicace à Arnaud Montebourg et à sa sixième république) ?

Une « gauche de gauche », selon la juste expression de Pierre Bourdieu, ne devrait-elle pas se défaire de ses anciens oripeaux pour devenir pragmatiste, au sens philosophique d’un John Dewey, c’est-à-dire abandonner les recettes toutes faites pour se confronter à la réalité à travers des expériences, munis de repères redéfinissables en cours de route, en évaluant régulièrement ce qui a été fait et en s’efforçant de rectifier au fur et à mesure ? Non pas le pragmatisme rhétorique de Hollande et Valls, qui nomment « réalisme » l’application des dogmes néo libéraux sans souci de ses résultats pratiques sur les milieux populaires et les couches moyennes, mais un pragmatisme constituant une invitation à produire des effets sur le réel en se coltinant ses rugosités.

Une piste, parmi de nombreuses autres pistes possibles, est de travailler localement à l’émergence de marches de la dignité et de la diversité du peuple pour la justice sociale.

Des marches susceptibles de converger sur le plan national et européen, avec des échos internationaux. Des expériences qui associeraient les aspirations individuelles à la dignité et le souci de justice sociale. Des initiatives centrées sur une question sociale traitant à la fois des inégalités et des discriminations, contre les exclusions ethnicisantes. Des marches qui afficheraient fièrement la diversité (culturelle, religieuse et de genre) du peuple, contre l’homogénéité mortifère des néo conservateurs, dans un élan internationaliste, chiche ?

Philippe Corcuff, sociologue, militant libertaire et alter mondialiste


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