Depuis la privatisation, les actionnaires de Vinci, Eiffage et Abertis se partagent un milliard d’euros de dividendes. À Nice, 253 millions de voitures empruntent chaque année les barrières de péages Escota dont les tarifs ont explosé.
Nice (Alpes-Maritimes), envoyé spécial. Incompétence de Bercy ? Sans doute pas. Nouvelle magouille politico-financière ? Jamais démontrée. Complicité idéologique entre gouvernants et patrons du BTP ? Plutôt vraisemblable sinon comment expliquer que 7 000 kilomètres d’autoroutes françaises, dont la plupart étaient largement amortis, aient été concédés, en 2005, à trois multinationales du béton et du transport (Vinci, Eiffage et la société espagnole Abertis) pour la somme vraiment modique de 14,8 milliards d’euros ? Soit, pour l’État, un manque à gagner, estimé par la Cour des comptes de 10 milliards d’euros !
Cette privatisation des autoroutes initiée, en 2002, par le gouvernement Chirac-Jospin, bouclée en 2005-2006 par Chirac-Villepin avait suscité, parmi les parlementaires, nombre d’oppositions à gauche, et quelques réticences à droite. Mais le ministre des Finances de l’époque, Thierry Breton, s’était montré rassurant : « Ne craignez rien (sic) car c’est l’État qui contrôlera et qui fixera les tarifs (des péages). » Dans un rapport publié le 28 juillet dernier, la Cour des comptes juge, au contraire, que l’État n’a, depuis, jamais fait le poids : « La négociation des avenants aux contrats de concession et le suivi par le concédant (le ministère des Transports) se caractérisent par un déséquilibre au bénéfice des sociétés autoroutières. » Et les experts-comptables de l’État de souligner un point crucial : « Le décret de 1995 garantit aux sociétés concessionnaires une hausse annuelle minimale des tarifs de 70 % de l’inflation […] Mais les hausses observées sont nettement supérieures à ce seuil, notamment chez SAPN, ASF et Escota. » Pour cette dernière société concessionnaire, l’augmentation des tarifs, à coups insidieux de dix centimes comme en février dernier, a été en moyenne, ces dernières années, de 2,2 %, toujours au-dessus de l’inflation, à l’exception de 2007 et 2010.
Créée dans les années 1950 pour percer d’une autoroute le massif de l’Estérel et désenclaver ainsi la Côte d’Azur, la société Escota est aujourd’hui une filiale de Vinci qui gère le réseau entre Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône) et Menton (Alpes-Maritimes). Entre les deux, un scandale dans le scandale des hausses de tarifs : l’autoroute de contournement de Nice, payante contrairement à celles de Paris, Lyon ou Marseille, et ce depuis son ouverture voilà maintenant quarante ans ! Un vrai jackpot pour Escota sachant qu’il passe chaque jour 140 000 véhicules au péage d’entrée ouest de Nice. Il a été calculé qu’un Niçois travaillant à l’extérieur qui ferait le choix de rentrer dans sa ville par le bord de mer économiserait plus de 300 euros par an.
Mais pour des millions de gens, le réseau Escota est devenu un passage quasi obligé, vers le soleil pour les vacanciers, vers le boulot pour les autochtones et les routiers. 253 millions de passages ont été comptabilisés, en 2011, aux barrières de péages Escota ! Hors abonnement, il faut aujourd’hui débourser 20,80 euros de péages pour se rendre en voiture d’Aix à Menton. Selon le quotidien Nice-Matin, le tarif sur ce parcours aurait, en vingt ans, subi une augmentation de 60 % ! Certains tronçons tels que Nice- Sophia Antipolis (30 000 salariés, peu de transports en commun) ou Nice-frontière italienne (fréquenté par des milliers de camions) ont vu leurs tarifs doubler, voire plus. À un monopole d’État, critiqué lui aussi en son temps pour ses augmentations de tarifs, s’est substitué un monopole privé, à la différence que, durant l’ère Sarkozy, l’État s’est montré défaillant. Sciemment ou pas ? Toujours est-il que le bénéfice net par kilomètre parcouru a progressé de moitié depuis la privatisation. Ainsi la société Escota a réalisé, en 2011, un bénéfice net de 185 millions d’euros, pour un chiffre d’affaires de 650 millions d’euros. Au total ce sont 2 milliards d’euros de bénéfices net qu’ont enregistrés, pour la seule année 2011, les trois sociétés autoroutières qui affichent un taux de rentabilité de l’ordre de 8 %, supérieur à celui de l’industrie.
Où sont allés ces colossaux bénéfices ? L’Association des sociétés françaises d’autoroutes (Afsa) fait savoir qu’en 2005, avec le bitume, c’est aussi de la dette publique (40 milliards d’euros) qu’elle a récupérée et qu’il lui faut en partie servir chaque année jusqu’en 2027. Une société comme Escota, pour justifier l’augmentation de ses tarifs, fait valoir que dans les zones montagneuses, les travaux de sécurisation de l’autoroute coûtent une fortune, parfois jusqu’à 100 millions d’euros du kilomètre (sur vingt ans). Autre pôle d’investissement, mais cette fois pointé par les syndicats : l’automatisation des péages. Une politique systématique qui depuis la privatisation a conduit à la suppression de milliers d’emplois en CDI, CDD et saisonniers !
En fin de compte, le principal gagnant est bel et bien l’actionnaire tandis que, ainsi que le note la Cour des comptes, « le taux de satisfaction des usagers a fortement chuté, notamment sur le réseau Escota ». Selon le président du groupe Front de gauche à l’Assemblée nationale, André Chassaigne, la moitié des bénéfices de Vinci est reversée sous forme de dividendes. On estime que bon an, mal an, depuis le début de la privatisation, les actionnaires des sociétés autoroutières se partagent un milliard d’euros. De tous bords politiques et de toutes régions des voix s’élèvent pour demander une « renationalisation » des autoroutes en France. Pour les plus militants, le prix de rachat pourrait être celui de 2005 diminué des bénéfices net réalisés par le privé depuis sept ans.
Philippe Jérôme
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