Inventer de nouvelles relations entre mouvements sociaux, organisations syndicales et politiques...

dimanche 8 septembre 2013.
 

Née en 1963 
à Saint-Germain-
en-Laye, Isabelle Garo enseigne la philosophie en classes préparatoires. Elle préside la grande édition des œuvres de Marx et d’Engels en français et 
co-anime le séminaire «  Marx au XXIe siècle, l’esprit et la lettre  ». 
Dans son ouvrage Foucault, Deleuze, Althusser & Marx, publié en 2011, elle analyse les œuvres d’auteurs majeurs 
des années 1960 dans leur rapport critique au marxisme en soulignant leurs apports théoriques 
et leurs impasses politiques. Elle analyse en particulier comment ses auteurs, en analysant non sans pertinence certaines des mutations du capitalisme de cette période où le marxisme 
est en crise, ont accompagné de fait 
la naissance d’une deuxième gauche, aujourd’hui ralliée 
pour l’essentiel 
aux thèses libérales. Dans son dernier ouvrage, l’Or 
des images, à paraître 
très prochainement, Isabelle Garo, dont l’intérêt 
se tourne également vers les arts plastiques, s’attache à la marchandisation 
de l’art contemporain.

Autres ouvrages parus  :

Marx, une critique de la philosophie, Seuil («  Points Essais  »), Paris, 2000 ;
l’Île – légendes définitives,
Le Bruit des autres, Limoges, 2001 ;

l’Idéologie ou la pensée embarquée, La Fabrique, Paris, 2009,

Consignes pour un communisme 
du XXIe siècle,
La Ville brûle, Montreuil, 2011 ;

Marx et l’invention historique, 
Syllepse, Paris, 2012.

Isabelle Garo, nous allons discuter 
de Foucault, Deleuze, Althusser & Marx, que vous avez publié récemment, mais, auparavant, j’aimerais vous demander 
ce que c’est qu’être philosophe aujourd’hui  ?

Isabelle Garo. Le mot de philosophie renvoie à des choses très différentes aujourd’hui. D’une part, il existe des productions grand public, un peu accrocheuses, qui traitent de morale, de bonheur, d’estime de soi, de marche à pied. Certains de ces livres sont de purs produits ou de véritables armes idéologiques, dans une lutte d’idées très inégale. Les chiffres de vente les plus impressionnants sont ceux des livres de 
Luc Ferry et de Michel Onfray, entre autres. Luc Ferry bricole une sagesse pour âmes égarées, parfaitement conservatrice. Michel Onfray s’est construit une image plus inclassable, de libertaire qui pourfend tous les pouvoirs mais empile clichés et contresens  ! Après avoir prétendu dévoiler les impostures de Freud et les turpitudes de Sartre, le voilà qui s’en prend à Guy Môquet. On devine quels vents mauvais poussent pareille dérive… En même temps, il existe des travaux novateurs et il faut saluer le travail des petits éditeurs courageux, des revues et des médias critiques, etc. Mais s’agit-il vraiment de philosophie  ? Par tradition, mais aussi du fait de son institutionnalisation, la philosophie est une discipline dont le rapport au réel est indirect et compliqué. Elle n’a pas, par essence, de vocation transformatrice ni même de dimension critique. Et là aussi, l’héritage de Marx est intéressant, au sens où il s’agit pour lui de sortir de la philosophie, pour des raisons théoriques, de cloisonnement, mais avant tout pour des raisons politiques. Ce qui n’annule en rien la portée philosophique considérable de son propre travail  !

Vous parlez de visée transformatrice, ce qui nous renvoie évidemment à la célèbre thèse 
de Marx, selon laquelle les philosophies 
n’ont fait qu’interpréter le monde quand 
il s’agit de le transformer, mais est-ce que 
la transformation, la pratique n’ont pas eu aussi tendance à s’autolégitimer et, 
du coup, à justifier toutes les dérives ?

Isabelle Garo. En effet, mais la philosophie n’est pas la théorie, justement  ! Pour Marx, la théorie, la théorisation comme effort permanent surtout, était bien sûr absolument indispensable, et il ne s’agit pas du tout de faire une apologie de la pratique pure, qui n’existe pas d’ailleurs. La question est plutôt de savoir comment théorie et pratique se modifient l’une par l’autre, se nourrissent et se co-inventent, modifiant les découpages hérités. C’est cette dimension politique qui a toujours préoccupé Marx et qui échappe à la philosophie comme discipline constituée et instituée. Elle n’en garde pas moins une valeur formatrice irremplaçable, j’en suis convaincue en tant qu’enseignante.

On a cependant l’impression que la période 
à laquelle renvoie votre livre Foucault, Deleuze, Althusser & Marx, disons les années 1960, est celle d’un grand remue-ménage en philosophie

Isabelle Garo. Nous sommes les héritiers directs de cette période, héritiers problématiques, tentés d’actualiser un peu vite des approches nées dans un tout autre contexte  ; héritiers infidèles aussi, doutant de la pertinence de renouvellements qui se veulent radicaux et mettent le marxisme au musée. Les auteurs de cette période restent très présents dans les librairies. On trouve beaucoup de commentaires sur eux, très savants, mais qui oublient souvent la nature d’intervention en contexte de ces analyses. En fait, les années 1970 sont un moment contradictoire, marqué par des enjeux politiques majeurs et le début d’une dépolitisation de masse, après 1968 en particulier. C’est aussi le début de la crise économique. Une droite offensive se reconstitue, bien décidée à détruire les avancées sociales de l’après-guerre. La doctrine néolibérale s’élabore et se dote de relais politiques puissants. Par ailleurs, la deuxième gauche naît du côté de la CFDT et du Parti socialiste, en vue de reconquérir l’hégémonie à gauche. Le Parti communiste reste un acteur central de la période, mais qui va vite être mis en difficulté et en accusation.

C’est un peu de sa faute aussi, ses rapports avec l’Union soviétique lui coûtent cher.

Isabelle Garo. Bien sûr. Les causes sont multiples, elles tiennent à une histoire, à des choix stratégiques mais aussi à un contexte national et international, au discrédit croissant des pays socialistes, aux transformations de la classe ouvrière, à la montée de préoccupations neuves, chez les jeunes, chez les femmes. Il y a chez les Partis communistes européens en général une difficulté à se renouveler. Le PCF est alors au début d’un long déclin, tout en participant activement à la diffusion d’une culture marxiste de masse, en menant un travail éditorial très important, en gardant une présence imposante sur le terrain culturel, et aussi social et politique bien sûr. Il ne faut pas négliger ces acquis et comprendre aussi leurs limites. Car cet héritage-là est aussi le nôtre, aujourd’hui.

Il a du mal à écouter peut-être, à entendre 
les autres. Il y a des critiques qui viennent 
de Sartre, de Merleau-Ponty, qui ne sont pas 
en fait négatives

Isabelle Garo. Oui, ou encore d’Henri Lefebvre, mais il y a une crise à la fois politique et théorique, qu’Althusser analyse bien, puisqu’il en est un des acteurs. Elle ne va pas se résoudre, et surtout pas sur le terrain de la philosophie, qui semble, aux yeux de bien des intellectuels, être le lieu politique et stratégique central. Or elle ne l’est pas, elle ne l’a jamais été, même si son poids n’est pas nul, loin de là  ! La production philosophique de cette époque, très riche, rend visible simplement des mutations de grande ampleur et y participe, mais sans que les philosophes parviennent à les penser vraiment, paradoxalement. Il se trouve que le Parti socialiste, très faible au début de la période, va se renforcer, en particulier en créant un courant de réflexion dynamique, très critique à l’égard du marxisme et du PCF et qui ambitionne de lui substituer une culture alternative sur tous les plans, avec pour toile de fond l’Union de la gauche et ses péripéties… De ce fait, un certain nombre de penseurs proches de ce courant peuvent alors concilier un engagement d’un type nouveau, une grande autonomie et leur carrière universitaire. Certains vont avoir l’opportunité et l’ambition de produire une alternative au marxisme, tout en en reprenant certains éléments. À mon sens, cette confrontation serrée au marxisme et leur saisie des enjeux politiques de l’heure expliquent aussi la haute tenue de leurs travaux, qui s’est perdue depuis. C’est très net chez Foucault, notamment. Si pour les marxistes les choses se compliquent, ce retournement de conjoncture est aussi un moment de renouvellement. L’histoire de cette tradition reste à écrire. Quoi qu’il en soit, les philosophes non marxistes de la période se révéleront les plus séduisants, les plus novateurs.

Mais comment expliquer alors, 
chez eux, cette quasi-occultation des salariés. C’est flagrant chez Foucault. On va plus 
vers les marginaux, vers les prisons. 
Ils considèrent que la classe ouvrière est perdue avec le Parti communiste  ?

Isabelle Garo. C’est là un des thèmes clés du moment, où se joue l’affrontement au marxisme et à la tradition communiste. Pour certains auteurs, comme André Gorz ou Alain Touraine, le prolétariat disparaît  ; pour d’autres, il se redéfinit et s’élargit. La substitution de la «  plèbe  », puis des exclus à la classe ouvrière vise à minorer l’affrontement entre travail et capital, au cœur des organisations communistes. 
L’idée persiste aujourd’hui. Pour certains, c’est du côté des intellectuels et des marges que les alternatives seraient d’ores et déjà en train d’éclore, tandis que la classe ouvrière serait réactionnaire, «  populiste  », arriérée culturellement, etc. Dès les années 1960, cette opération est menée tambour battant, alors même que 1968 est avant tout une mobilisation ouvrière sans précédent  ! Elle se poursuit au cours des décennies suivantes. Avec la violence de la contre-réforme libérale, on voit un peu revenir la question des classes aujourd’hui, mais les barrières idéologiques restent fortes. Pour autant, il ne s’agit pas de dénoncer les théories qui ont alors vu le jour  : il s’agit de comprendre pourquoi elles ont surgi, pourquoi elles ont eu tant d’impact, et de continuer la recherche sur ce que sont les classes aujourd’hui, y compris dans les consciences.

A l’époque, aussI le PCF est encore marqué par un certain moralisme qui le coupe de certaines questions...

Isabelle Garo. C’est vrai. En même temps, ce qui est paradoxal, c’est que la montée des mouvements féministes, des revendications homosexuelles, et avant tout des luttes anticoloniales ne sont absolument pas des préoccupations centrales pour Deleuze, Foucault ou Althusser, si je m’en tiens à ces trois-là  ! Mais on pourrait élargir la liste. C’est après coup qu’on a relié leurs travaux à la montée de ces contestations, que bien peu de marxistes ont relayées de leur côté. Ce n’est pas un hasard si ces questions sont au centre de la crise de l’UEC et de la naissance de l’extrême gauche, dans toute sa diversité. Le poids social de ces organisations restera relativement faible, mais leur influence intellectuelle, leurs apports théoriques sont importants et vont peser. Sur ce terrain, l’hostilité politique entre courants, à la gauche du PS, va entraîner l’absence durable de débats, bien loin de ce que fut le marxisme du début du XXe siècle.

Justement, pourquoi la période actuelle 
n’a-t-elle pas, disons, la même créativité, 
ou ne connaît pas le même remue-ménage  ?

Isabelle Garo. Je crois que c’est une séquence politique et théorique qui se clôt sous nos yeux. Du coup, ce qui apparaissait alors comme modernisation du marxisme se révèle bifurcation, qui laisse à ces deux voies leurs itinéraires propres. D’une part, la crise présente rend manifeste la pertinence maintenue du marxisme. D’autre part, plus personne ne défend l’idée de voie moyenne entre le capitalisme et le socialisme, si l’on donne à ces termes leur sens fort de projets de sociétés antagonistes. Le PS s’est rallié à l’économie de marché. Et aucune micropolitique, fuyant la question de l’État, esquivant celle des classes et de l’exploitation, n’a fait avancer quoi que ce soit. Mais comme la crise majeure du capitalisme que nous connaissons aujourd’hui se double d’une crise politique de grande ampleur et du poids écrasant des défaites passées, le climat intellectuel est assez atone, plutôt porté au moralisme et à la redite, privé de la dynamique passée. En même temps, il ne s’agit pas d’attendre des intellectuels providentiels. Mais il faut absolument miser sur l’élaboration à la fois individuelle et collective, inventer de nouvelles relations entre mouvements sociaux, organisations syndicales et politiques, chercheurs  ; intégrer à cette dynamique balbutiante les habitants des quartiers, les immigrés, les sans-papiers, les femmes, les jeunes  ; combiner le temps propre de la réflexion et celui des mobilisations. Pas mal de choses se font, si l’on y prête attention, mais pas assez, au vu des urgences de l’heure.

Le marxisme et Marx, dont on reparle un peu plus ces temps-ci, seraient-ils en mesure d’apporter des réponses, et au prix de quels enrichissements, de quelles recherches  ?

Isabelle Garo. Il ne faut pas attendre de solutions politiques issues de la théorie, quelle qu’elle soit, procédant à son application. Marx lui-même n’a jamais pensé les choses ainsi. En revanche, on ne peut se passer du marxisme, d’un marxisme en recherche permanente, en ajustement perpétuel. La crise confirme à chaque instant à quel point les analyses et les intuitions de Marx restent pertinentes, non pas achevées, ce serait absurde, mais pertinentes dans leur logique de fond et surtout en vertu de la perspective d’ensemble qu’elles portent  : en finir avec le capitalisme, avant qu’il n’en finisse avec nous. C’est sur ce terrain théorique et politique que la recherche des alternatives doit se poursuivre aujourd’hui, sans exclusive, mais sans timidité non plus, face à la formidable guerre idéologique conduite de main de maître par des classes dominantes prêtes à tout pour sauver le taux de profit.

M. U. Entretien réalisé par 
Maurice Ulrich


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