La chimie de l’époque actuelle dans le creuset du passé

samedi 3 février 2007.
 

"D’une manière ou d’une autre, nous avons été tous influencés par le marxisme et je suis abasourdi quand je vois que soudain personne n’est plus marxiste ; c’est une chose atroce, effrayante, dit Giovanni Levi dans une interview publiée par Meridiana un an après la chute du Mur. Maintenant, quand dix sept années se sont passées depuis, nous y sommes tellement habitués que cela ne surprend plus du tout qu’un "lorien" [disciple d’Achille Loria, économiste libéral italien (1857-1943), NdT] de retour comme Geminello Alvi puisse écrire que "seul un copieur très ennuyeux d’idées et de chiffres dans les bibliothèques anglaises comme Karl Marx pouvait expliquer le capitalisme par la lutte des classes".

D’ailleurs, ce n’est pas la première fois qu’à une période de grande instabilité sociale, politique et intellectuelle, comme les années 70 l’ont sans doute été, fait suite une période de reflux conservateur et la négation de la raison - et parfois je dirais même du bon sens - est une constante immanquable du conservatisme intellectuel, surtout quand il prétend se parer grossièrement d’innovation. (En effet, on devrait réécrire depuis leur début ces pages sur le « lorianisme » où Gramsci, en s’inspirant des bizarreries d’Achille Loria, décrit l’abondance de vices et le manque de vertus d’un groupe nourri d’intellectuels italiens de son temps. Mais ce n’est ni le moment ni le lieu).

Mais il y a eu un temps non lointain où les choses étaient très différentes. Un temps où Michel Foucault pouvait se demander si il y avait vraiment une différence entre le fait d’être un historien et celui d’être un marxiste sans susciter aucun scandale, car même parmi les non marxistes la scientificité intrinsèque de la réflexion marxienne était généralement répandue. Seulement une approche « politique », fruit d’un militantisme dans le PCI ou dans d’autres partis communistes ? Pas du tout, a argumenté d’une façon convaincante Paolo Favilli dans son récent Marxismo e storia. Saggio sull’innovazione storiografica in Italia (1945-1970) : l’idée que « la politique, en tant que art d’œuvrer selon un dessein », était « une partie très petite du mouvement général de l’histoire » et « une partie pas très grande de la formation et du développement de la société », comme l’avait écrit Antonio Labriola dans sa Dilucidazione preliminare (1896), inspira un profond renouveau paradigmatique de l’historiographie italienne et européenne entre 1945 et 1975 (toujours les mêmes, les « trente glorieuses keynesiennes » !).

L’alchimie du passé

Ce sont des années où l’héritage fécond de maîtres qui se sont formés dans le climat culturel d’avant guerre rencontre des élèves extraordinairement intéressés à comprendre les changements historiques intervenus dans l’après-guerre, dans leur temps « présent ». Des années où on aspire à expliquer l’histoire humaine « à l’aide des réalités économiques, sociales, mentales et imaginaires dans l’union structurée desquelles la plupart des historiens d’aujourd’hui comprend l’histoire », comme le dira ensuite Jacques Le Goff. Et où - en empruntant encore les mots de l’historien français -« l’histoire économique et sociale » est conçue comme « la base sociale de l’explication du passé », bien que « une fonction également fondamentale dans l’évolution » soit attribuée aussi à « l’histoire des représentations ». Et qui d’autre sinon Marx avait justement montré comment la théorie économique pouvait se transformer en analyse historique et le récit historique en histoire raisonnée ? N’était-ce pas précisément dans l’analyse marxienne que Schumpeter avait relevé cette « fusion de nature chimique » en vertu de laquelle « les faits sont introduits au cœur du raisonnement dont jaillissent les résultats » ?

C’était en somme une approche typiquement euristique et non seulement « politique » qui inspira dans cette période le renouveau de l’historiographie. Un renouveau où un rôle central était attribué à l’histoire économique, toute autre chose, à l’époque, par rapport à cette « théorie néo-classique rétrospective » (la définition de Hobsbawm est juste) à laquelle l’ont réduite deux générations de cliométristes. En fait, comme l’a écrit Mario Mirri, l’histoire économique était considérée de la même manière qu’une « histoire sociale de l’économie », c’est-à-dire « non seulement une représentation de techniques productives ou de variations dans le temps de quantités de produits et de prix de marchandises, mais aussi et avant tout une analyse d’un système de rapports sociaux de production (et de ses possibles transformations) ». « Elargir les frontières qu’on attribue traditionnellement à l’histoire économique », en montrant comment à ces études « revient particulièrement la tâche d’indiquer le chemin à la sphère plus ample d’études historiques que nous pourrions appeler historiographie des structures » : en effet, c’esy ce qu’avait souhaité Luigi Dal Pane dans un ouvrage publié en 1950 dans Fatti e teorie.

On discute parmi les historiens pour savoir si l’enseignement de Delio Cantimori doit oui ou non être compris à plein titre parmi les sources ayant inspiré ce renouveau historiographique. Mais il est difficile de l’en juger tout à fait à l’extérieur, en considérant son « harmonie » vis-à-vis de la méthode marxienne d’interprétation de l’histoire et de la vie sociale et politique (c’était ici, à son avis, « le véritable caractère du marxisme - de la pensée, si nous voulons le dire ainsi, de Marx par rapport aux doctrines qui se sont inspirées de ses écrits et de ceux de Engels) et son jugement envers l’effort de Dal Pane de plier l’histoire économique en direction d’une histoire « de l’activité productive par rapport à l’histoire de la société ». Comme il est difficile de juger étrangère au nouveau paradigme l’école des Annales de Lucien Febvre et Fernand Braudel, bien qu’un marxiste AOC comme Gastone Manacorda lui reprochât de tomber dans l’excès opposé, à savoir d’attribuer trop peu d’importance à « l’histoire de l’action consciente, non seulement de gouvernements et d’hommes d’Etat, mais de partis, de groupes organisés, de personnalités singulières » et justement pour cela de « limiter l’étude de l’histoire aux « forces profondes » (comprises de façons différentes), en en oblitérant le rapport dialectique avec les forces conscientes et subjectives ».

La leçon de Cantimori

La vérité est que la génération de l’après-guerre était poussée par une sorte de fièvre intellectuelle, par un désir de nouveauté, qu’on ne trouvait dans aucune période précédente. En effet, avant guerre la rupture réalisée par Marc Bloch et les premières Annales était restée un patrimoine relativement restreint, comme ici en Italie la leçon de Gino Luzzatto (et spécialement sa polémique avec Luigi Einaudi, un authentique précurseur de l’histoire économique comme théorie marginaliste rétrospective). Après la guerre ce fut un tout autre discours, personne ou presque ne pensa qu’on pouvait continuer à écrire l’histoire comme l’avait fait la génération précédente et, dans la recherche fébrile de nouveaux paradigmes, le marxisme et le structuralisme étaient sûrement les approches préférées. Surtout le marxisme : « aux années 40, Bloch avait prophétisé : « Si un jour les historiens, adeptes d’une science renouvelée, décident de faire une galerie des ancêtres, le buste barbu du vieux prophète rhénan aura sa place, au premier rang, dans la chapelle de la corporation », et trente ans après Braudel allait faire écho : « Le génie de Marx consiste dans le fait qu’il a été le premier à bâtir de vrais modèles sociaux et cela à partir de la longue durée historique ».

Le nouveau paradigme historiographique ne manquait pas d’aspects problématiques : il était évident qu’il ne suffisait pas de disposer d’une clé de lecture et que la nouvelle méthode devait se nourrir de l’« expérience de travail et de pratique dans l’art de comprendre et d’étudier » (comme aimait le dire Cantimori) - déjà Engels avait fait un avertissement à propos de l’écart existant entre la compréhension des principes fondamentaux du matérialisme historique et leur application pratique et de la possibilité conséquente que de l’enthousiasme néophyte puisse sortir « de la saloperie incroyable ».

Mais ce n’est pas que la saloperie produite par l’incapacité d’aménager une place pour les « forces conscientes et subjectives » dans le cadre de l’historiographie des structures et de la longue durée qui induit la transition vers l’histoire « anthropologique - culturelle » et les cultural studies, qui débutent vers la fin des années 70, en déplaçant la recherche des classes à l’ « identité » . Une suggestion de Dal Pane est ici utile : « L’économie apparaît comme une trame qui sous-tend la scène sociale. Cela ne veut pas dire qu’elle prédétermine mécaniquement le social, mais qu’elle donne le ton d’une époque, d’une situation ». « L’esprit du temps souffle aussi sur la culture de l’histoire » note Favilli, et le crépuscule des années 70 voit les logiques internes de l’historiographie qui s’étaient structurées au fur et à mesure sur le principe selon lequel l’histoire est « l’histoire de la société », être à couteaux tirés avec un climat politique et culturel soutenant fermement que la société n’existe pas, qu’il n’existe que des individus.

Les conséquences de ce virage ont été efficacement résumées par l’un des plus importants représentants de « l’école de Bielefeld », Jürgen Kocka : l’histoire économique est redevenue une discipline spécialisée, dépourvue d’incidence significative dans le débat général, tandis que les historiens ont progressivement perdu leur intérêt pour le changement économique ; tout cela, continue Kocka, « à une époque où nous expérimentons l’immense pouvoir de l’économie. N’est-il pas un peu anachronique que les historiens parlent sans arrêt de culture alors que l’économie façonne notre vie ?

En réalité, l’anachronisme n’y est pour rien, mais plutôt l’absence d’instruments théoriques pour enquêter sur les formes du changement économique et surtout sur leurs relations avec le changement global des sociétés. Plus particulièrement, la théorie marginaliste est structurellement incapable de concevoir le changement, son axe est le concept d’« équilibre », qui - comme nous l’a appris Giorgio Lunghini - est « l’expédient par lequel les agents et les théories dominant l’économie et la société transforment l’histoire en nature et fixent le passé comme un unique avenir admissible, en traitant les issues des révolutions précédentes comme des données et les contradictions survécues, émergées ou craintes comme des forces pouvant et devant se compenser ».

Mais quelque chose semble bouger à nouveau. « Pour comprendre le changement économique - lit-on par exemple dans le dernier, important travail de Douglass North - nous devons jeter notre filet au-delà du pur aspect économique, car les changements dans l’économie sont le résultat de transformations ayant lieu dans la « quantité » et dans la « qualité » des êtres humains, dans la progression des connaissances, en particulier de celles qui concernent le pouvoir de l’homme sur la nature, et dans le cadre institutionnel définissant la structure » d’une société donnée, comprise à son tour comme « un mélange complexe de liens formels et informels, incorporés dans le langage, dans les infrastructures physiques et dans les croyances qui, dans leur ensemble, définissent les modalités de l’interaction humaine. Et bien que la subdivision d’un tel « édifice » structurel en disciplines séparées (économie, science politique, sociologie etc.) soit une pratique commune, les « constructions mentales nécessaires pour le comprendre d’une façon adéquate - continue North - ne coïncident pas avec ces catégorisations artificielles. Si nous voulons vraiment comprendre le processus de changement, notre analyse devra intégrer entre elles les connaissances de ces disciplines et en « identifier l’élément de base déterminant les constructions mentales ».

Il n’est pas besoin d’on ne sait quelle réflexion pour comprendre combien une telle approche est littéralement incompatible avec les axiomes, les postulats et les théorèmes sur lesquels la théorie économique néoclassique est édifiée : qu’il suffise de penser que, dans l’optique proposée par North, les préférences ne peuvent qu’être endogènes, pour ne pas parler de la nécessité d’abandonner l’hypothèse d’ergodicité sur laquelle se base l’immuabilité présumée de l’économie en tant que science qui étudie le comportement humain comme relation entre les buts et les maigres moyens, disponibles pour des utilisations alternatives.

La damnatio memoriae de Marx

Mais il est préférable de ne pas se faire trop d’illusions et de considérer ce travail et d’autres qui lui ressemblent comme une simple étape dans le pénible processus de « réinvention de la roue », pourrions-nous dire, que les humains pratiquant les sciences (et pas seulement les sciences) se sont imposé depuis qu’ils ont décrété la damnatio memoriae de Marx. Pas tant parce que, dans le discours de North, le rapport entre la réalité sociale et les croyances que les humains élaborent autour d’elle reste très mystérieux (à ce propos, les guillemets accompagnant systématiquement le terme « réalité » sont emblématiques), mais surtout parce que cette « structure » que North met pourtant au centre de son analyse du changement, ne présente que de très lointaines parentés avec le concept de « mode de production » qui constitue, au contraire, l’unité analytique de la « science de l’histoire » marxienne : qu’il suffise de dire que, pour North, il y aurait une opposition irréductible entre l’histoire et la théorie darwinienne de l’évolution (car « la clé du changement économique [SERAIT] l’intentionnalité des agents ») pour avoir une idée de la confusion où précipite tout discours incapable de distinguer d’une façon adéquate entre l’ « action intentionnelle » des sujets historiques (ce qu’on pourrait définir, dans la terminologie déjà proposée par Jacques Monod, « téléonomie » : comportement finalisé à la survie) et le « changement structurel », compris comme la résultante, souvent non intentionnelle, de leur pratique finaliste. « Les structures réglant les rapports sociaux sont inconscientes », avaient pressenti il y a presque trente ans Carlo Poni et Carlo Ginzburg, en se rapportant justement à la leçon marxienne et à celle, « différente et conjointe » de Freud : en fait, ce n’est qu’au-delà de la surface de l’intentionnalité de l’action qu’il est possible « de toucher au niveau le plus profond, invisible, qui est constitué par les règles du jeu, « l’histoire que les hommes ne savent qu’ils font ».

Darwin, Marx, Freud. Peut-être la réponse à la question « qu’est ce que c’est la science de l’histoire » doit passer par une « fusion chimique » entre les théories de ceux qui ont été injustement relégués aux marges de la science par une épistémologie fondée sur une improbable « logique de la découverte scientifique ».

De : Luigi Cavallaro jeudi 1er février 2007

Traduit de l’italien par karl&rosa


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