Rodolfo Walsh L’inventeur de la fiction journalistique

vendredi 4 mai 2012.
 

Assassiné 
le lendemain 
de l’envoi de 
sa Lettre ouverte 
à la junte, l’écrivain et journaliste argentin vivait son engagement comme un devoir 
de l’intellectuel envers le peuple.

« La censure de presse, la persécution des intellectuels (…), l’assassinat d’amis chers et la perte d’une de mes filles qui est morte les armes à la main sont quelques-uns des faits qui m’obligent à m’exprimer de cette manière clandestine, après m’être exprimé librement comme écrivain et journaliste durant presque trente ans.  » Ainsi commence la Lettre ouverte de Rodolfo Walsh à la dictature, postée le 24 mars 1977, à Buenos Aires. Un an plus tôt, jour pour jour, un coup d’État militaire avait mis fin au gouvernement d’Isabel Peron, veuve du général Juan Domingo Peron. Ce nouveau coup de force de l’armée, appelé de ses vœux par l’oligarchie des grands propriétaires de la Société rurale argentine, marquait le début de la plus sanglante dictature qu’ait connue l’Argentine et qui, jusqu’en 1983, coûtera la vie à 30 000 «  subversifs  ».

Rodolfo Walsh avait adressé sa Lettre ouverte aux principaux journaux du monde afin que l’opinion, anesthésiée par les déclarations lénifiantes de la junte, sache ce qui se passait dans son pays. En vain. Un an plus tard, le Mondial de football remporté par l’équipe locale permettra au général Rafael Videla de parader auprès des vainqueurs. Il faudra d’autres témoignages, d’autres crimes, d’autres milliers de disparitions pour que la vérité soit enfin admise au-delà du Rio de la Plata. Le lendemain de l’envoi de la lettre, un commando de l’Esma, l’école de mécanique de la marine, tend un piège à l’auteur en plein cœur de Buenos Aires  ; Walsh dégaine son revolver, mais il est abattu et emporté agonisant. Son corps n’a jamais été retrouvé. Participent à l’assassinat Alfredo Astiz, «  l’Ange blond de la mort  », «  le Tigre  » Acosta, responsables de la disparition des religieuses françaises Léonie Duquet et Alice Domont, entre autres crimes pour lesquels ils purgent une peine de prison à perpétuité. La Lettre circulera dès lors sous le manteau.

Rodolfo Walsh, né en 1927, embrasse la carrière de journaliste en 1956. Il n’est ni péroniste, ni marxiste, ni libéral. Il commence à être connu pour ses romans noirs. Il naît à la politique grâce au survivant d’une exécution de civils après le coup d’État qui déposa Peron en 1955. L’homme se présente à lui comme «  un fusillé vivant  ». De cette rencontre sort Opération Massacre (1), considérée comme la première «  fiction journalistique  » avant De sang-froid, de Truman Capote (1966), qu’au Nord on revendique comme le pionnier du genre. Walsh reconnaît que son «  travail de journaliste  » l’a mis en contact avec «  les vrais enquêteurs, les vrais mouchards et aussi quelques héros  ». Et de conclure  : «  À partir de là, tout ce que j’ai pu inventer paraît pauvre, comme une photo mal révélée.  »

Il ne cessera dès lors de mettre son talent au service du peuple, lui qui écrit le 1er mai 1968, dans le journal de la CGT  : «  Le champ intellectuel est celui de la conscience. Un intellectuel qui ne comprend pas ce qui se passe à son époque et dans son pays est une contradiction ambulante  ; et celui qui comprend, mais n’agit pas, aura sa place dans une anthologie des pleurs, pas dans l’histoire vivante de son pays.  » Walsh cherchait à rompre les liens unissant les intellectuels et le pouvoir pour toucher les masses. Toute son œuvre – fictions, chroniques dans les journaux comme l’Hebdomadaire des bidonvilles ou à l’Ancla, agence clandestine d’information – dénote ce souci. Comme ses cours de journalisme dans les bidonvilles, les usines et, à partir de l’instauration de la dictature, son travail d’espionnage en faveur de l’organisation péroniste politico-militaire des Montoneros. Son exemple déteint sur sa fille, Maria Victoria, Vicki. Elle se suicidera le 29 septembre 1976, au cours d’une embuscade avec les militaires.

Agitateur dûment revendiqué, admirateur de son compatriote Ernesto Guevara, Rodolfo Walsh n’était ni un démocrate légaliste ni un marxiste «  je-sais-tout  », seulement un journaliste militant qui crée à Cuba, en 1959, à la demande du Che, avec un autre journaliste argentin, Jorge Masetti, l’agence Prensa latina  ; durant la tentative d’invasion de la baie des Cochons, en 1961, par les anticastristes, il décrypte les messages codés de la CIA, appuyant les contre-révolutionnaires. De Cuba, qu’il accompagnera de sa solidarité, il disait  : «  J’ai assisté à la naissance d’un nouvel ordre contradictoire, parfois épique, parfois pénible.  »

Rodolfo Walsh, un an après le coup d’État, fut un des rares à dénoncer le but premier  : la mise en place d’une économie livrée aux groupes privés étrangers. Dans sa Lettre, où il fait état de «  quinze mille disparus, dix mille prisonniers, quatre mille morts, des dizaines de milliers d’exilés  », il énumère les souffrances auxquelles sont confrontés ses concitoyens soumis à la politique économique dictée par les Chicago Boys et appliquée par le ministre de l’Économie, Martinez de Hoz  : «  En un an, le salaire réel des travailleurs a été réduit de 40 %  », constata-t-il. L’auteur dénonce la hausse des prix, l’abolition de toute forme de revendication, l’allongement des horaires de travail. «  Les résultats de cette politique, poursuit-il, font que la consommation d’aliments a reculé de 40 %, celle de vêtements de 50 %, celle de médicaments a pratiquement disparu dans les couches populaires. Dans certaines zones du grand Buenos Aires, ajoute-t-il, la mortalité infantile dépasse 30 %, chiffre qui nous met à égalité avec la Rhodésie ou le Dahomey.  » Walsh dénonce l’emprise étrangère sur l’économie  : «  Dictée par le FMI, selon une recette appliquée indistinctement au Zaïre, au Chili ou en Indonésie, cette politique connaît comme seuls bénéficiaires la vieille oligarchie d’éleveurs, la nouvelle oligarchie spéculatrice et un groupe de monopoles internationaux, dominé par ITT, Esso, Siemens, US Steel directement liés à Martinez de Hoz et aux membres de son cabinet.  » Ce modèle qu’avait décrypté de façon quasi visionnaire Rodolfo Walsh ouvrira la porte aux politiques ultralibérales qui conduiront à la crise économique et sociale de la fin des années 1990.

Aujourd’hui, le nom du journaliste-écrivain a été donné à l’espace de mémoire ouvert en 2004 en lieu et place de l’Esma. La Lettre ouverte de Rodolfo Walsh à la junte représente, pour Gabriel Garcia Marquez qui partagea avec lui l’expérience de Prensa latina, «  un chef-d’œuvre de journalisme  ».

(1) Opération Massacre. 
Éditions Christian Bourgois, 2010.

Christian Kazandjian, L’Humanité


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