« Pour reprendre vie, la forme parti devrait se faire plus expérimentale et mobile » (Philippe Corcuff, sociologue, NPA)

lundi 5 décembre 2011.
 

Maître de conférences en science politique, PhilippeCorcuff analyse l’émergence de mouvements, comme ceux des Indignés, parallèlement au rejet de la forme parti et aux tentatives de rénovation des formations politiques. Á partir de son travail sociologique sur l’individualisme contemporain et l’individualité, il porte un regard critique sur les pratiques militantes ponctuelles et le « racisme social » qu’elles sous-tendent.

Existe-t-il, à l’aube du XXIe siècle, de nouvelles façons de s’engager ?

Philippe Corcuff. Il faut éviter de s’emballer sur la « nouveauté » supposée des formes d’engagement comme d’autres comportements sociaux. La proclamation tous les quatre matins du « nouveau » participe de l’inconscient médiatique et, plus largement, de ce que l’historien FrançoisHartog appelle « le présentisme » (1), c’est-à-dire un culte du présent qui ne vit que dans l’instant. C’est une des tendances qui travaille le rapport au temps des sociétés occidentales en ce début de XXIe siècle. Cela ne veut pas dire que rien ne bouge. Il y a des conjonctures d’effervescence sociale variables et des passages entre elles. Ainsi on retrouve aujourd’hui des rapports à l’action qui ont déjà (ré-)émergé dans la période créatrice des années 1968-1970 : valorisation de l’autonomie individuelle plutôt que de la discipline collective, de la créativité culturelle face à l’uniformisation, de l’horizontalité par rapport à la verticalité, etc. Par ailleurs, aujourd’hui, comme dans les années 1968-1970, ces tendances au renouvellement ne sont pas exclusives. D’abord, elles percutent aussi les associations, syndicats et partis plus anciens. Ensuite, des phénomènes traditionnels, comme la délégation ou la spécialisation des tâches, persistent dans les structures nouvelles. Il faut voir l’inventivité ordinaire comme un bricolage mêlant des matériaux stabilisés, d’autres réactivés après une période d’oubli et d’autres encore plus neufs. La partition « ancien »/« nouveau » apparaît mal ajustée pour en rendre compte. En outre, il y a souvent dans la dichotomie « ancien »/« nouveau » une tendance à un racisme social situant les formes plus populaires du côté d’un « ancien » supposé « archaïque » et celles portées par des couches moyennes plus diplômées – comme les journalistes ! - du côté d’un « nouveau » supposé « inventif ».

Cette année a notamment été marquée par l’émergence du mouvement dit des Indignés qui, pour une part, rejettent les « carcans » des partis politiques traditionnels. Que révèle ce type d’expression démocratique ?

Philippe Corcuff. Les partis de gauche ont fréquemment été traversés par une double arrogance : prétention à définir seuls les clés de la politique « sérieuse » et rhétorique de « la direction » du mouvement social. Les prémisses de cette double arrogance ont été mises en cause par le syndicalisme révolutionnaire dès le début du XXe siècle, par exemple dans la Charte d’Amiens de 1906. D’autre part, comme les partis conservateurs, les gauches ont été entraînées progressivement dans le processus moderne de représentation politique professionnalisée ; la politique étant déléguée à divers spécialistes en faisant un métier quasi permanent. Un mouvement comme celui des Indignés exprime une résistance démocratique face à la toute-puissance de cette représentation politique professionnalisée, qui confond ce que le philosophe JacquesRancière appelle justement « les États de droit oligarchiques » contemporains avec l’idéal démocratique (2). C’est donc une bonne nouvelle pour la promesse démocratique qui ne peut que se heurter aux institutions existantes. Toutefois ce type de mouvement développe aussi des illusions. Dans un article écrit avec Lilian Mathieu, nous avons montré que les mécanismes de capitalisation du pouvoir, de division des tâches, de hiérarchie dans l’accès à l’information et à la parole ne sont pas des phénomènes concernant seulement les partis, mais aussi les mouvement sociaux (3). Et cela de manière subreptice et plus invisible quand ces mouvements se gorgeant de leur « nouveauté » n’y prennent pas suffisamment garde, croyant avoir évacué tous les problèmes dans la dénonciation exclusive des partis.

Ces mouvements sont-ils un signe de l’individualisation de nos sociétés et de ses effets sur le politique ?

Philippe Corcuff. L’individualisation constitue une des logiques principales à l’œuvre dans nos sociétés, mais qu’une de ces logiques. La logique de division en classes, à travers la contradiction capital/travail, en est une autre toujours prégnante. L’interaction des deux nous fait d’ailleurs mieux comprendre pourquoi la question sociale est fréquemment ressentie de manière davantage individualisée aujourd’hui. Rappelons-nous du succès du slogan « Je lutte des classes » inventé par le collectif d’artistes Ne pas plier et diffusé parL’Humanitéau cours du mouvement des retraites ! Les Indignés pourraient être un laboratoire posant de manière mieux articulée au sein d’un mouvement social la double exigence d’action collective et d’autonomie individuelle, de justice sociale et de reconnaissance des individus. Les partis ont souvent incarné un « tout collectif », alors que semblent ici se chercher des modes plus souples de coopération des individus. Cet individualisme contemporain apparaît cependant ambivalent. Il inclut des aspects désagrégateurs, comme la décomposition des liens sociaux antérieurs ou des pathologies narcissiques, mais aussi des composantes émancipatrices, comme l’élargissement de marges quotidiennes d’autonomie ou le desserrement du carcan de la famille patriarcale sur les femmes et les enfants. Sur le plan de l’engagement, il a au moins une double face. D’une part, un désinvestissement relatif des formes représentatives, par exemple à travers l’abstention ou un vote plus « intermittent » ; d’autre part, l’émergence de formes déplacées d’engagement comme le mouvement des Indignés. Ce processus est porteur d’effets ambivalents du point de vue de la délégation. Il stimule la critique de la délégation dans les diverses organisations, mais nourrit aussi une demande de délégation des tâches militantes à d’autres afin de pouvoir s’occuper davantage de sa vie personnelle et familiale. Présentisme et individualisme peuvent alors interagir pour alimenter un zapping citoyen continu : un jour les retraites, un autre jour le gaz de schiste, un autre encore Montebourg, les Indignés, etc. etc., sans guère de mémoire du passé – à court terme : qui a fait le bilan des difficultés rencontrées par le mouvement des retraites ? ou à long terme : comment rendre compte des impasses totalitaires comme des divers échecs de deux siècles de combats pour faire émerger une société non-capitaliste démocratique ? – ni d’ouverture vers un avenir radicalement différent.

Comment, dans ce cadre, interpréter l’émergence de nouvelles forces politiques ces dernières années ou, plus récemment, la participation à la primaire socialiste ?

Philippe Corcuff. La participation, fort relative, à la primaire socialiste s’inscrit dans les contradictions de la période. D’abord, il faut relativiser cette participation : les couches populaires et les jeunes ont, semble-t-il, peu participé, et ce sont les milieux déjà les plus engagés dans la vie de la cité (syndiqués et militants associatifs) qui apparaissent s’être le plus mobilisés. Pour ce qui est des participants, on peut observer un effet du zapping présentiste. De ce point de vue, il pourrait y avoir une analogie paradoxale, dans la prépondérance du ponctuel par rapport au durable, entre le mouvement des Indignés et le dispositif de la primaire. Et puis, on perçoit une aspiration démocratique à peser sur le cours des choses, mais sous la forme d’une délégation à des professionnels de la politique, qui ont beaucoup de ressemblances, puisqu’ils incarnent différentes variantes d’une même politique sociale-libérale. Comme si, dans ce processus composite, il y avait à la fois la critique de la délégation et la demande de la délégation dont j’ai parlé. Ces logiques ambivalentes conduisent à ce que, bien que critiquées et relativement délégitimées, notamment par l’abstention populaire, les forces politiques traditionnelles demeurent hégémoniques sur l’espace politique institutionnel. Quant aux nouveaux partis (comme le NPA, lePG et Europe Écologie-les Verts) et regroupements (comme le Front de gauche et la Fase), ils continuent à être affectés par les critiques et les désaffections relatives vis-à-vis des organisations traditionnelles, sans pour autant avoir réussi à donner un sens renouvelé à la forme partisane dans des secteurs larges de la population. Ils peuvent tout au plus bénéficier à un moment ou un autre du zapping présentiste, mais c’est fort aléatoire et temporaire. Par ailleurs, l’inertie des habitudes et des logiques organisationnelles tend à entraver les dynamiques expérimentales. « Le mort saisit le vif », écrivait Marx : le passé mort tend à figer la créativité potentielle du présent vivant.

Peut-on éviter le rejet de la forme parti ou vous apparaît-elle inéluctable ?

Philippe Corcuff. Je vais ajouter ici à ma casquette de sociologue celle de mon expérience militante au NPA. La tendance présentiste à privilégier en pratique le ponctuel sur la durée dans nombre de mouvements sociaux contemporains souligne en creux l’importance de la forme parti, afin d’apporter des formes de stabilisation relative à l’action émancipatrice. Le philosophe et militant Daniel Bensaïd a fourni, à la fin de sa vie, des ressources intellectuelles stimulantes pour que l’action présente retrouve tout à la fois des racines dans le passé, à travers une mémoire critique, et une projection vers un avenir inédit, en se dégageant de l’enlisement dans une immédiateté toujours recommencée (4). Toutefois, pour qu’elle reprenne davantage vie, la forme parti devrait se faire plus expérimentale et mobile : dans la rupture avec la représentation politique professionnalisée, dans les dispositifs démocratiques, dans la réévaluation des rapports populaires et ordinaires au monde, dans les relations entre le je et le nous, dans une démarche non hiérarchique et non instrumentale vis-à-vis des groupes extérieurs, dans l’exploration intellectuelle, dans une éducation populaire plus interactive, etc. De ce point de vue, deux gestes forts, mais trop isolés, ont été posés au sein duNPA : le retrait d’Oliver Besancenot de la course présidentielle, critique libertaire en acte de la professionnalisation politique, et la présentation d’un ouvrier, Philippe Poutou, pour porter, au sein d’un paysage politique sociologiquement peu varié, les aspirations à la dignité populaire dans la présidentielle. Cela ne justifie pas pour autant le qualificatif de « nouveau » dans le sigle duNPA et son pari rénovateur a même tendance à s’enliser. Ici, le dialogue entre les forces à gauche de la gauche peut être important. Non pas sur le plan électoral, où les stratégies butent inévitablement sur la question du rapport au PS, mais dans la perspective d’une mutualisation des expériences militantes. Il y a vraisemblablement au PCF, au PG, à Europe Écologie-les Verts, chez les Alternatifs, chez les Objecteurs de croissance, à Alternative Libertaire, à Lutte Ouvrière, auNPA et ailleurs, diverses expériences localisées mal connues pour fabriquer autrement de la politique à partir du quotidien des exploités et des opprimés : pourquoi ne pas échanger régulièrement sur un tel terrain, plus prometteur dans l’immédiat que le terrain électoral, trop obsessionnel ?

Entretien réalisé par Lina Sankari, L’Humanité

Notes :

(1) Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, de F. Hartog, Éditions du Seuil, 2003.

(2) La haine de la démocratie, de J. Rancière, Éditions La Fabrique, 2005.

(3) « Partis et mouvements sociaux : des illusions de "l’actualité" à une mise en perspective sociologique », de P.Corcuff et L. Mathieu, revue Actuel Marx, n°46, 2009, [http://www.cairn.info/revue-actuel-...].

(4) Voir D. Bensaïd, Une radicalité joyeusement mélancolique, textes choisis et présentés par P. Corcuff, Textuel, 2010.


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