Je veux vous parler… d’amour (Clémentine Autain)

dimanche 14 février 2016.
 

C’est sans doute le parfum des vacances qui me rend plus légère ce matin… Eh oui, je veux vous parler… d’amour. En même temps, vous en conviendrez, le sujet n’est pas que léger : il a sa gravité, et même ses pesanteurs politiques.

La lecture de l’un des romans de l’été m’a donnée cette inspiration. C’est un très joli récit littéraire de Philippe Vilain, qui vient de paraître chez Grasset, intitulé : Pas son genre. Une histoire entre un professeur de philosophie et une coiffeuse, dans le Nord de la France, qui pose la question du choix amoureux et du racisme des sentiments. S’il y a bien un domaine où l’on n’a pas envie de voir le poids des codes sociaux, c’est bien l’amour. On le rêve souvent absolu, transcendant l’appartenance de classe, déjouant les mécanismes de la reproduction sociale et même ceux de genre si profondément ancrés.

Pour preuve, ce souvenir délicieux d’un échange avec Jean d’Ormesson, cet homme de lettre qui brille par son classicisme et son conformisme, dans une émission de télévision il y a quelques années. Le débat portait sur la dimension politique des choses. Il me dit qu’il existe bien des domaines qui échappent à la politique. Je lui demande un exemple. Il me répond, du tac au tac, avec un sourire gourmand : « l’amour, bien sûr ! ». Et je lui ai aussitôt rétorqué, avec une grande spontanéité : « mais que je sache, vous n’avez pas épousé une caissière ? ». Il est resté coi. C’est trop désagréable de penser que l’amour est aussi guidé par des choix rationnels décelables par le premier sociologue venu.

C’est ce que raconte Philippe Vilain. François, parisien affecté à Arras dans le Nord, se sent bien avec Jennifer, la désire mais ressent très vite un malaise, qu’il décrit ainsi : « sans doute me sentais-je si mal parce que je constatais à ses préférences médiocres, à ses goûts d’employée, tout ce qui nous séparait, parce que je devinais que je ne pourrais jamais m’habituer à ce cadre, à elle, à ses attentions culinaires, à ses robes, à son conformisme ». En fait, un monde les sépare et il le dit en ces termes : « la philosophie nourrissait mon existence quand les magazines people dévoraient la sienne. Son avenir dépendait de l’horoscope, le mien de l’étude ». Nous rentrons dans les dédales de ce mépris de classe qui l’anime, malgré lui, et de cette sorte de vengeance de classe qui fait peut-être, au fond, vibrer la jeune coiffeuse.

Il y a bien une histoire, de l’envie mais un plafond de verre s’impose : il ne saurait être question de faire perdurer cet amour, de l’assumer au grand jour. Et voilà que le professeur de philosophie croise par hasard, en présence de Jennifer, des amis bourgeois parisiens, les Pasquier, avec leurs enfants Balthazar et Bérénice. Malaise. La honte l’emporte. Le personnage décrit ce qu’il ressent et le dégoût pour ce qu’il ressent. L’ambiguïté de ses sentiments est mise à nue. L’auteur écrit avoir pris conscience « du mécanisme pervers de mon affection qui m’imposait de la mépriser pour l’aimer ». Il avait l’impression d’être tombé amoureux d’elle pour s’excuser de la mépriser. Il prend conscience du malentendu qu’est l’amour.

Nous restons là dans un schéma qui a fait le miel de la littérature classique. C’est le bourgeois qui couche avec la bonne – le fantasme de la soubrette n’est jamais loin. Lui est socialement au-dessus d’elle. Il domine, elle cherche à être sous son aile. Pas son genre - c’est le titre de ce roman - ne traite pourtant pas de cette dimension de genre, qui s’imbrique en l’occurrence et bien souvent, en vrai comme dans la littérature, avec celle de classe. Et l’on se souvient combien Les Vaisseaux du cœur de Benoîte Groult, paru en 1988, avait subverti la narration classique de la passion amoureuse : une bourgeoise du quartier latin s’envoyant en l’air avec un marin pêcheur, auquel elle n’avait rien à dire mais qui faisait si bien l’amour. Il y a bien une question philosophique et politique. D’une certaine manière, même si je reste sceptique sur le caractère parfois un peu réactionnaire de ses conclusions, L’éloge de l’amour d’Alain Badiou m’est apparu très stimulant pour penser la question.

Après l’exigence d’égalité affirmée depuis la Révolution française et les avancées féministes du XXe siècle, l’équation amour/liberté reste à inventer. Quel joli défi politique…


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message