« La forme achevée de la république est la république sociale » (Denis Collin)

dimanche 16 novembre 2014.
 

Cette entrevue a d’abord été publiée sur le site "Le comptoir" Denis Collin est un philosophe spécialiste de la pensée de Karl Marx — quoique refusant le qualificatif de « marxiste » —, mais également de Machiavel et Spinoza. Penseur de la lutte de classes, il tente de concilier les traditions socialiste et républicaine. Il co-anime par ailleurs le site d’information politique La Sociale.

Le Comptoir : À propos du terme « républicain », Pierre-Joseph Proudhon écrivait « ce mot ne précise rien » et ajoutait « quiconque veut la chose publique, sous quelque forme de gouvernement que ce soit, peut se dire républicain ». Qu’entendez-vous par ce mot ?

Denis Collin : La république, au sens de la tradition républicaniste (de Machiavel à Philip Pettit ou … moi-même), c’est la défense de la liberté comme non-domination. Ce qui signifie non seulement la protection contre la domination politique (tyrannie, oligarchie, etc.) mais aussi contre la domination sociale et économique. Le droit du travail, c’est-à-dire le droit des travailleurs, est la première protection contre la tyrannie du capital. On peut développer sur tous les plans. Mais il est clair que le républicanisme incite au radicalisme social. C’est pourquoi, pour moi, la forme achevée de la république est la république sociale, celle qu’appelaient de leurs vœux les ouvriers parisiens de 1848 et donc la Commune de 1871 fut, selon Marx, la forme enfin trouvée.

Vous tentez de concilier le socialisme avec la tradition républicaine. Mais n’avez-vous pas peur, comme Lénine avançait à Jaurès, que la république soit incompatible avec la lutte de classes ?

La république, au sens où je l’entends, suppose le conflit. En bon machiavélien, je soutiens que c’est le conflit qui est favorable à la liberté. Quand la lutte de classes est étouffée et que les travailleurs supportent sans broncher l’arrogance des « grands », c’est que la république va très mal. La république est le cadre le plus favorable à l’activité politique des travailleurs et plus généralement des classes populaires. C’est le meilleur régime pour préparer une véritable transformation sociale. Sur ce point, du reste, je suis un élève fidèle de Marx que je trouve infiniment supérieur à Lénine et à Jaurès, quel que soit mon respect pour ces deux personnages. J’ajouterai que la république que critiquait Lénine était la IIIe République, celle dont Engels disait qu’elle était un empire sans empire, sans empereur, formellement républicaine à l’intérieur des frontières nationales, mais instrument d’oppression des peuples colonisés.

Une organisation qui se veut réellement révolutionnaire ne devrait-elle pas sortir du constitutionnalisme et du juridisme de notre république ?

Notre république ? Laquelle ? La Ve République est une perversion de la république, à tous points de vue. Elle maltraite la séparation des pouvoirs — principe républicain essentiel — ainsi que la représentation populaire (« la souveraineté du peuple réside essentiellement dans la nation » dit la Déclaration de 1789). Elle est plutôt une monarchie élective, doublée d’une oligarchie incarnée dans cette quasi-fusion entre la haute fonction publique et les dirigeants du grand capital. Tout le monde voit bien que le système inventé par de Gaulle est à bout de souffle. Une nouvelle république, parlementaire, appuyée sur la Déclaration des droits de 1946 serait un considérable pas en avant.

La république en s’opposant clairement à toute forme d’organisation communautaire, n’est-elle pas un système atomisant et donc par nature anti-communiste, dont la racine est la « Gemeinwesen » (« communauté ») de Karl Marx ?

Pas du tout ! La république est précisément communautaire ! Il y a un bien commun que partagent tous les citoyens, à égalité. C’est même ce que veut dire le mot république, la chose publique. Cela n’a rien à voir avec l’atomisation des individus. C’est au contraire ce qui unit les individus libres et égaux. La fraternité, c’est bien cette dimension communautaire de la république. Par contre, on doit distinguer entre les communautés qui enferment les individus dans l’obéissance à des hiérarchies patriarcales ou despotiques et la communauté des hommes libres. Si la communauté, c’est le mariage forcé, l’enfermement religieux et la soumission des filles, eh bien que disparaissent ces communautés. Mais si la communauté permet l’émancipation des individus qui sont précisément des individus par leur appartenance à la communauté, alors vive la communauté. Je ne peux que renvoyer à l’Éloge du communautarisme du regretté Costanzo Preve, un « élève de Marx » que les « marxistes » français, trop souvent sectaires et obtus, ont toujours boycotté.

Vous avez dans un article critiqué la tradition conseilliste, comme foncièrement productrice d’une bureaucratie hiérarchisée. Cependant, vous défendez en même temps l’idée d’un État-nation souverain. Si on suit les traditions conseilliste et anarchiste, l’État est une entité séparée de la société constituée d’après un modèle hiérarchique et autoritaire hérité du féodalisme. Ne pensez-vous pas que l’État est synonyme de bureaucratie, et donc de négation de la souveraineté populaire ?

Il faudrait qu’on explique comment pourrait fonctionner avec un minimum de coordination collective une société faite de conseils ouvriers. On coordonne les conseils à l’échelle d’une ville, ceux d’une ville à l’échelle d’une région, etc., et on a reconstruit une très belle pyramide bureaucratique. En outre, quelle instance assure la défense des intérêts de la population dans son ensemble, indépendamment de l’appartenance à telle ou telle entreprise ? Que font les retraités ? Les jeunes encore étudiants ? On me dira qu’ils éliront un conseil local (ça s’appelle chez nous un conseil municipal) et ces élus locaux, ils éliront un conseil national (chez nous, ça s’appelle le Sénat !). La pyramide des conseils est précisément, quand elle se stabilise, un système hiérarchique et autoritaire. On a vu l’incapacité des soviets à rester des organes démocratiques dès les premiers mois de la révolution russe. Les anarchistes et les conseillistes pensent que l’État doit disparaître. Mais à un horizon humain prévisible, c’est impossible. C’est supposer que nous pourrions vivre dans le pays de Cocagne où le problème de la répartition de ressources rares ne se pose plus, où les contradictions entre l’individu comme consommateur et l’individu comme producteur auraient disparu, où les hommes vivraient tous de leur plein consentement sous la conduite de la raison (comme dirait mon maître Spinoza). Mais comme la réalité n’est pas celle-là, le rêve utopique se transforme en cauchemar : l’avant-garde éclairée se propose illico de produire « l’homme nouveau ». C’est le rêve de Karl Marx transformé en cauchemar (voir mon livre Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009).

Le désir d’autonomie des classes populaires s’est généralement exprimé sous la forme de la démocratie directe, qui fut souvent réprimée par ceux qui se prétendaient les représentants du peuple. On sait que l’émergence de la démocratie représentative est concomitante de celle du capitalisme industriel et du triomphe du libéralisme, et on sait que pour des philosophes aussi divers qu’Aristote, Rousseau, Montesquieu et Castoriadis, elle n’est pas la démocratie. Quelle est votre position par rapport au débat entre gouvernement représentatif et démocratie directe ?

La démocratie directe suppose plusieurs conditions : une taille restreinte de la communauté politique (Aristote et Rousseau sont très clairs sur ce point) et une activité permanente des citoyens. Ce dernier point est peu compatible avec l’idée que nous nous faisons généralement de la liberté aujourd’hui. Est citoyen celui qui participe à la magistrature, disait Aristote. Mais le citoyen a aussi le droit de ne pas faire de politique. Je ne suis pas certain qu’il soit bon de « le forcer à être libre » comme on le fait dire à Rousseau, dans un passage souvent mal compris. Donc, oui, dans les périodes de crise révolutionnaire, la démocratie directe affirme sa supériorité, mais dans les périodes calmes, tous les défauts de la politique politicienne reprennent le dessus et les assemblées deviennent le champ clos des factions et des groupes qui veulent d’abord le pouvoir. Quiconque a un peu participé aux mouvements des années 1970 et 1980 sait comment les choses se passent quand le mouvement a atteint son acmé et commence à refluer. Je rappellerai aussi que le modèle révolutionnaire par excellence, la Commune de Paris, était une démocratie représentative.

On peut avoir une démocratie représentative à peu près démocratique à conditions de respecter quelques conditions élémentaires : 1) séparation des pouvoirs ; 2) des mandats courts — quatre ans serait vraiment un très grand maximum, deux ou trois ans, ce serait bien ; 3) représentation proportionnelle à tous les niveaux ; 4) une large déconcentration avec le retour à l’autonomie communale — c’est-à-dire exactement faire le contraire de ce que font aujourd’hui nos gouvernants. Il faudrait aussi assurer la participation de tous à égalité dans le forum public (cela demanderait notamment la fin des monopoles de presse et la répartition égalitaire des fonds destinés à l’action politique). Et enfin 5) favoriser chaque fois que c’est possible la démocratie directe, non pas pour « consulter » mais pour décider par la voie du référendum. Dernière condition et non la moindre : l’éducation, le développement d’une instruction publique propre à permettre aux citoyens de se former un jugement éclairé. Et là encore, on fait aujourd’hui très exactement le contraire, quand nous voyons droite et gauche, unies depuis plus de trois décennies pour détruire l’école publique et la transformer en machine à formater des cerveaux employables.


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