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Éclatement des grandes entreprises en filiales, recours massif à la sous-traitance, restructurations des services, individualisation des résultats, des responsabilités, des salaires, mobilités professionnelles, géographiques… Cette frénésie de changements fait partie des figures imposées du management classique. Instillée depuis plus de trente ans, la « modernisation » des entreprises s’est jouée des contestations, assurant à ceux qui la préconisent une expérience utile pour affronter la résistance de ceux qu’ils considèrent comme les bastions de l’archaïsme : les salariés des services publics. Les industries électriques et gazières, dont EDF fait partie, suivent le mouvement en vue de leur positionnement sur le marché de l’énergie : reconfiguration des entreprises, ouverture de leur capital, changement de leur statut.
L’adaptation à l’environnement sous peine de disparaître, l’agressivité nécessaire dans la lutte pour la survie, l’élimination du plus faible au nom de la performance dans la compétition sont des thématiques managériales récurrentes. Dans ce contexte idéologique, la souffrance au travail est réduite à n’être que le symptôme de l’inadaptation de certains à « l’évolution inéluctable » des entreprises sous l’impulsion de leur « environnement naturel » devenu menaçant : le capitalisme mondialisé. D’ailleurs, des accompagnements individuels sont largement préconisés par les directions, au risque de stigmatiser les bénéficiaires de ce pseudo-humanisme. Dans certaines centrales nucléaires, des séances de massage sont proposées aux salariés stressés. Des salles de repos sont aménagées avec, parfois, des consignes d’utilisation inscrites sur la porte : « défense de jouer ». Des films sur l’hygiène du sommeil sont projetés dans les halls.
Soucieuses d’appliquer le modèle d’organisation des manuels de management, pressées de métamorphoser le corps social en une poussière atomisée d’individus acclimatés à l’univers du travail construit de plus en plus comme un marché, les directions sont désormais confrontées aux problèmes habituels des entreprises « modernisées » : délitement de la cohésion sociale, défiance dans les relations, rapport distancié à l’égard du travail, de l’outil, de l’entreprise. L’isolement, l’anonymat, la rivalité, l’instabilité détériorent les attachements au collectif. Ce dernier, en perdant ses capacités d’intégration, perd aussi ses capacités de régulation. Il n’est plus le creuset de l’élaboration de normes de métier et le vecteur d’une transmission de valeurs. En témoignent les interviews de salariés réalisées lors d’une enquête récente : au-delà des risques psychosociaux, les conditions de la sécurité industrielle sont interrogées sous l’angle de cet affaiblissement des coopérations volontaires.
Procédures, indicateurs, outils de traçabilité, règlements, mais aussi normes éthiques, codes déontologiques sont mis en place par les directions : une bureaucratie nouveau look enserre le travail de mille contraintes. Mais, en dernière instance, qu’est-ce qui fait que l’on applique la règle ? Jusqu’où les salariés devraient-ils rogner leur liberté d’action et de parole pour se plier à cette conception du travail et de la sécurité ? Cette voie est-elle tenable ? Et si les directions n’avaient pas le monopole de la modernisation ?
Par Anne Salmon, professeure de sociologie à l’université Paul-Verlaine Metz .
Auteure du Travail sous haute tension. Risques industriels et perspectives syndicales dans le secteur de l’énergie, DDB, 2011, et des Nouveaux Empires. Fin de la démocratie ?, CNRS Éditions, 2011.
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