Quels débouchés politiques pour les « indignés » après le Printemps arabe ?

mardi 21 juin 2011.
 

Reconstruire des contre-pouvoirs efficaces, des partis politiques de rupture puissants

Par stéphane Sirot, historien, spécialiste des mouvements sociaux et du syndicalisme (*).

Le désormais célèbre printemps des peuples arabes pourrait-il trouver une traduction européenne dont le point de départ serait l’Espagne  ?

Certes, la comparaison est en partie tentante et certains observateurs commencent à tracer un lien entre les mouvements qui ont touché une partie du monde arabe et les « indignés » espagnols. D’abord, les modes de mobilisation, via les réseaux sociaux et l’utilisation d’Internet, présentent des similitudes. Ensuite, de part et d’autre de la Méditerranée, la jeunesse est très impliquée dans le déclenchement et le déroulement de ces mouvements. Enfin, les systèmes de pouvoir, sous leur forme autocratique ou sous celle d’une démocratie impuissante à offrir une alternance en profondeur, subissent un rejet de plein fouet. Incapables d’assurer à chacun sa place dans la société et d’offrir autre chose que la reproduction perpétuelle de leurs vicissitudes, ils enfantent des réactions instinctives de rupture. Au fond, cette dernière dimension est d’autant plus prégnante en Europe que, pour la première fois dans son histoire contemporaine, et particulièrement depuis la Seconde Guerre mondiale, une génération paraît dans son immense majorité ne pas pouvoir escompter une vie meilleure que celle qui l’a précédée.

En somme, si des ponts peuvent être jetés, l’Europe présente cependant une situation sans doute en partie singulière. Le contexte de crise qui s’est installé en 2008 a eu pour effet de donner à voir dans toute sa brutalité la violence cynique du capitalisme mondialisé et sa volonté rigide de ne pas se remettre en question, aidé en cela par des élites politiques momifiées dans leurs certitudes libérales. La perspective palpable d’un véritable changement a disparu, l’intervention dans la vie de la cité sous la forme du recours aux urnes en paraît à beaucoup de plus en plus illusoire, sauf à servir de défouloir éphémère. La démocratie est en ce sens en situation d’étiolement. Le consensus sur l’essentiel entre les grands partis de gouvernement a supplanté les clivages féconds. Dès lors, l’horizon offert n’est autre que celui de l’éternel recommencement, de la gestion à l’infini d’un réel de plus en plus insupportable pour une part grandissante des citoyens.

Mais si les mouvements sociaux fleurissent tout particulièrement dans les pays d’Europe du Sud (la Grèce, l’Espagne, mais aussi la France), peut-être faut-il y voir également le fait que la légitimité populaire s’y exprime, plus fréquemment qu’au Nord, par la manifestation, l’occupation de la rue. Et s’ils tendent désormais plus souvent qu’à l’accoutumée à éclore, comme en Espagne, en dehors de l’encadrement des contre-pouvoirs – dont le syndicalisme, le premier d’entre eux –, il est permis de s’en inquiéter. Ceux-ci ne sont-ils pas eux-mêmes en crise  ? En crise de radicalité d’abord  : les organisations de salariés du sud de l’Europe, longtemps porteuses d’une tradition conflictuelle, tendent à se noyer dans un syndicalisme européen à l’anglo-saxonne, recentré et qui se comporte davantage en lobby cogestionnaire des crises et des inégalités qu’en instrument de construction de rapports de forces et d’alternatives. En crise politique ensuite  : l’horizon de la cogestion des sociétés éloigne les structures de défense de l’univers du travail de la participation à la définition d’un monde nouveau, dans des sociétés pourtant en demande d’utopies. En crise de relais enfin  : la prise d’avantage de la social-démocratie sur les partis communistes a réduit le poids des contre-pouvoirs à l’intérieur même du champ politique et amputé une partie du mouvement syndical sud-européen de la capacité de disposer d’une forme de porte-parole partisane, sans soumission ni courroie de transmission, des revendications populaires.

C’est pourquoi reconstruire des contre-pouvoirs efficaces et des organisations politiques de rupture puissantes, en mesure de balayer le désespoir populaire, de cristalliser son potentiel constructif et de l’ériger en projet collectif est un impératif. Autrement, le risque est grand de voir les mobilisations spontanées s’écraser contre le mur de l’éphémère.

(*) Dernier livre paru  : le Syndicalisme, la politique et la grève. France et Europe, XIXe-XXIe siècles, Arbre bleu éditions, 2011, 20 euros.

Stéphane Sirot

Tribune libre dans L’Humanité du 5 juin 2011


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