Comment enseigner l’histoire de l’esclavage  ? (4 articles)

samedi 16 juillet 2011.
 

1) Rappel des faits

Proclamée par l’ONU Année internationale des personnes d’ascendance africaine, 2011 marque en France le dixième anniversaire de la loi Taubira reconnaissant la traite négrière comme crime contre l’humanité.

Le 10 mai 2001, la loi Taubira, du nom de la députée de Guyane qui l’a soutenue, établissait que « les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent ». Dix ans après, comment les intitulés 
des programmes scolaires ont-ils pris en compte les avancées 
de la recherche et dans quelle mesure les pratiques enseignantes et les savoirs scolaires ont-ils été renouvelés  ? Comment histoire et mémoire des esclavages entrent-elles en résonance, en dialogue ou en contradiction avec 
la société actuelle  ? Invités 
d’un colloque international 
sur le sujet, organisé en mai dernier à Paris, nos trois intervenants, professeurs d’histoire, membres du Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, dressent le bilan.

Anna Musso

2) Une éducation à l’altérité et au métissage

Par Youenn Cochenec, Professeur d’histoire-géographie au lycée les Bourdonnières (nantes), Chargé de mission 
aux Archives départementales de Loire-Atlantique.

Alors que la recherche a progressé depuis plusieurs années, tant en France qu’en Afrique ou aux Amériques, les programmes scolaires ont évolué tardivement pour intégrer la problématique des esclavages, des traites et de leurs abolitions. Elles ont désormais une place affirmée dans les programmes du primaire, des collèges et dans une moindre mesure des lycées. Souvent jugée sensible, cette question d’histoire interroge les enseignants, tant sur la mobilisation des contenus à enseigner que sur sa pédagogie.

L’enseignant d’histoire est souvent investi d’une mission à dimension civique. L’écriture des programmes d’enseignement dans cette discipline est sujette à débats, à passions parfois, comme l’a récemment montré sa suppression en classe de terminale scientifique. Pourtant, l’exigence de tout enseignant abordant en collège ou en lycée ces questions doit être d’en faire des objets d’histoire. La mise en œuvre des outils propres à la construction des savoirs historiques est indispensable. Il s’agit donc de refuser a priori une pédagogie du bouleversement affectif basée sur l’émotion ou la violence. Il est indispensable de saisir la dimension politique, économique et sociale des traites et des esclavages en intégrant une interrogation à différentes échelles spatiales et temporelles. Le singulier constitué par l’incarnation du captif, de l’esclave derrière une figure (par l’étude d’une biographie, d’un parcours de navire négrier) doit constamment ramener l’élève non vers l’incarnation, l’identification ou la culpabilité (celle du descendant d’esclave comme victime, celle de l’Européen comme oppresseur) mais vers l’analyse globale du système esclavagiste, de sa construction et de ses abolitions. Il n’est d’ailleurs pas certain que le temps assigné dans les programmes permette de faire aboutir une telle démarche. Se pose alors la question des activités pédagogiques permettant une telle mise en œuvre. L’enseignement des traites, des esclavages et des abolitions nécessite en premier lieu un recours aux sources originales. Les enseignants disposent aujourd’hui de ressources de plus en plus nombreuses dont on doit souligner la qualité. Le rôle fondamental joué par les archives municipales ou départementales, qui mettent à disposition des enseignants des ressources pédagogiques permettant d’inscrire ces enseignements dans le cadre local, se révèle dès lors essentiel. Le patrimoine architectural, les musées offrent aussi des angles d’approche riches et uniques pour les enseignants. Il convient enfin de valoriser une approche dynamique et pluridisciplinaire de cet enseignement. Les formes complexes prises par les traites et les esclavages leur donnent un rôle central dans la formation du monde contemporain. Les esclavages ont favorisé l’émergence de sociétés nouvelles, de cultures originales. Il convient donc, par le recours à la littérature, aux sciences économiques et sociales, à la musique, aux arts plastiques…, de saisir la complexité de ces phénomènes sans les enfermer dans la seule description des servitudes. On insistera ainsi sur le rôle des résistances à l’esclavage et aux traites, sur les apports culturels nombreux de la culture africaine aux sociétés américaines. L’importance accordée aux abolitions dans les programmes ne doit pas occulter le rôle joué par la révolution haïtienne ni les contradictions de la Révolution française sur ces sujets. Cet enseignement est donc véritablement indispensable et doit prendre largement sa place dans les pratiques scolaires. Les représentations sont nombreuses chez les élèves ainsi que les ignorances. Ces dernières cultivent une image négative et fausse des peuples d’Afrique, qui se trouvent trop souvent réduits au seul rôle de victimes dépossédées de leurs capacités de résistance et d’initiative. La traite est au cœur de l’histoire des sociétés européennes  : elle a stimulé les activités économiques, suscité des débats, des argumentations, des tensions internes. L’histoire est donc essentielle pour lutter contre les représentations, mais aussi contre les tentatives d’instrumentalisation par l’affirmation d’une histoire mémorielle.

Cette réalité impose finalement une dimension citoyenne à l’enseignement, qu’il n’est pas question de minorer ou de refuser. Ces thématiques réunissent en effet les trois dimensions de la formation historique  : le savoir, le savoir-faire et le savoir être. Une fois le travail d’histoire réalisé, il est essentiel de saisir que ces questions permettent une éducation à l’altérité et au métissage. Aux Amériques, les identités plurielles des habitants sont une source de richesse et de dynamisme culturel et économique. Elle est représentative du rôle premier de l’Europe dans le processus de mise en contact des espaces mondiaux dans le cadre d’un premier grand commerce international. Cette histoire est de même exemplaire des atteintes aux droits fondamentaux subies par des êtres humains. Elle conte de même celle du combat des esclaves contre l’adversité, leur lutte pour le maintien de l’estime de soi au cœur d’un système qui voulait les réduire au statut de biens meubles. À l’heure de la mondialisation, il faut saisir les contours, les enjeux et la portée fondamentale de ces événements passés dans la construction des sociétés du présent.

Youenn Cochenec

3) Comprendre les victimes et favoriser une prise 
de conscience des méfaits du racisme

Par Cheikh Kaling, Professeur d’Histoire-Géographie au Lycée Galandou-Diouf de Dakar, Sénégal.

Dans un article paru dans le Monde diplomatique de novembre 2007 intitulé « Mémoire de la traite négrière  : la longue marche contre l’oubli », les auteurs rappellent les difficultés d’intégration des descendants d’esclaves (notamment aux États-Unis) et l’ignorance qui entoure ce passé douloureux avant de montrer quelques initiatives visant à dénoncer l’omerta qui entoure le sujet. Malgré les efforts, cette « marche contre l’oubli » n’est pas encore achevée. D’où la question de l’utilité de l’enseignement des traites et des esclavages. Notre propos n’est pas de revenir sur le débat concernant le bilan ou les responsabilités. Les traites et les esclavages constituent des drames incommensurables. La question est de savoir pourquoi enseigner ce drame. Pour certains, cela pourrait entretenir la haine des « victimes » contre les « bourreaux ». Pour d’autres, cela peut développer un sentiment de supériorité ou d’infériorité. Nous pensons pour notre part que l’enseignement des traites négrières et des esclavages constitue une nécessité pour, au moins, deux raisons  : connaître le chemin parcouru par les victimes pour comprendre  ; favoriser une prise de conscience des méfaits du racisme.

La souffrance endurée par une portion de l’humanité fait partie de notre histoire commune et nous avons besoin de savoir pour comprendre. Il ne s’agit pas bien sûr de considérer que tout le drame qui arrive actuellement aux Noirs découle des traites et esclavages. Il est évident que les traites négrières et les esclavages ont largement contribué au retard de l’Afrique. Mais au-delà de cette question, il s’agit de comprendre que l’on est passé d’une situation de négation de l’humanité du Noir à la reconnaissance de l’égalité de tous les hommes, même si cela est théorique dans bien des situations. Cette reconnaissance a été acquise de longue lutte. Enseigner cette négation puis le processus qui a abouti à cette reconnaissance permet de montrer aux nouvelles générations qu’aucune situation n’est définitive, qu’il n’y a pas de destin tracé une bonne fois pour toutes.

L’histoire récente et l’actualité sont pleines d’exemples qui prouvent que la négation de l’humanité est la porte ouverte à toutes sortes de dérives. Et l’esclavage continue d’exister dans certains pays tandis que le traitement encore réservé à une partie de l’humanité est très proche de la condition des esclaves. Les responsables de ces pratiques qu’on qualifie « d’esclavages modernes » sont sans doute convaincus qu’ils n’appartiennent pas à la même humanité que leurs victimes  !

Toutes les formes de discrimination et de racisme découlent d’un étiquetage qui donne à chaque groupe (ethnique, national ou racial) certains traits de caractère et qui fait croire que tous les membres du groupe partagent ces traits qui seraient héréditaires. Le sort réservé à Henry Louis Gates Jr le montre bien. Le jeudi 16 juillet 2009, ce professeur de la prestigieuse université américaine d’Harvard est arrêté chez lui, pris pour un voleur dans sa propre maison malgré qu’il ait montré ses papiers à la police. Le policier qui l’a menotté ne pouvait pas imaginer qu’un Noir puisse habiter dans ce beau quartier. Ce qui a indigné le professeur, c’est que le traitement qui lui a été réservé n’est pas un cas isolé aux États-Unis. Selon lui, « les seuls Noirs qui vivent vraiment dans un monde sans discrimination raciale aux États-Unis habitent tous dans une très jolie maison, au 1600 Pennsylvania Avenue », c’est-à-dire à la Maison-Blanche. Il s’agit bien sûr des enfants d’un certain Barack Obama.

Ailleurs qu’aux États-Unis, on ne compte pas le nombre de personnes victimes de discrimination ou de mauvais traitements du fait de leur naissance. En Afrique, par exemple, si l’on dénonce le racisme dont sont victimes les Noirs de par le monde, force est de constater que beaucoup de personnes sont attachées à une certaine hiérarchie sociale  ; ce qui leur permet de justifier leurs privilèges et le sort misérable qu’elles sont prêtes à réserver à une certaine frange de la population. On dénonce la discrimination raciale, mais on justifie dans sa propre société l’existence d’une hiérarchie fondée sur la naissance, l’existence de « classes inférieures ». Enseigner les traites permet d’éveiller les consciences. C’est dans cette logique que s’inscrivent ces propos du célèbre professeur Gates Jr après son arrestation arbitraire  : « En tant que professeur d’université, je veux faire de cet événement un enseignement. Je vais consacrer mes considérables ressources, intellectuelles et autres, à m’assurer que cela ne se reproduira pas. » Pour qu’une situation similaire cesse de se reproduire aux États-Unis comme ailleurs, il faut que l’histoire des traites et des esclavages serve de leçon. Heureusement que beaucoup de gouvernements ont compris cette nécessité et ont inscrit l’enseignement de ce thème en bonne place dans les programmes d’histoire.

Cheikh Kaling

4) Une approche encore trop franco-française et une absence trop grande des paroles des esclaves

Par Françoise Vergès (*), Présidente du Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (www.cpmhe.fr).

Dix ans après l’adoption de la loi du 21 mai 2001, dite loi Taubira, dont un des articles énonçait clairement le souhait suivant  : « Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent », quel bilan peut-on faire  ? D’une part, une place croissante dans les programmes et manuels scolaires, d’autre part, une approche encore trop franco-française et une absence encore trop grande des paroles des esclaves.

Dans un rapport très fouillé (2011), six ans après le rapport du Comité pour la mémoire de l’esclavage sur l’enseignement, l’Institut national de la recherche pédagogique confirme ce que nous voulons souligner depuis plusieurs années, que l’enseignement de l’esclavage met en lumière une mondialisation aux conséquences économiques, culturelles et politiques qui exigent une approche pédagogique nouvelle.

L’esclavage est un phénomène qui s’appréhende sur le long temps et dans des lieux très divers mais dans lequel l’esclavage colonial (XVIe-XIXe siècle) occupe une place singulière, car il a profondément contribué à la construction du monde moderne. Cet esclavage ne s’est pas appuyé sur la haine exclusive d’un peuple, mais sur le désir de trouver la force de travail la moins chère pour la production de marchandises qui avaient acquis une grande valeur – le rhum, le sucre, le tabac, le coton, le café, l’indigo… – et l’extraction de minerais précieux – or, argent. La source de ce crime fut l’avidité, la cupidité, la volonté d’accumuler des fortunes. L’esclavage colonial a accompagné l’émergence de la consommation de masse, la transformation du goût, des goûts et des usages (le sucre comme signe de statut social), l’introduction de nouvelles habitudes, de nouveaux signes de statut et de richesse (le portrait de la dame de qualité avec son « négrillon »). L’accès à de nouveaux produits de consommation et la création d’une mentalité de consommateurs contribuèrent à la « pacification » de la classe ouvrière en Europe.

Certes, la définition de l’esclavage est complexe, car elle implique de prendre en compte une diversité de statuts, de conceptions de la liberté et du travail. Comment distinguer ce qui fonde l’esclavage chez les Grecs, les Romains, les Vikings, les Arabes ou les Européens  ? Comment rendre compte de la multiplicité des économies de l’esclavage à travers le temps et l’espace  ? L’esclave est une figure multiforme et protéiforme, si diverse dans le temps et l’espace qu’il semble pratiquement impossible de la saisir sous un seul vocable. C’est une figure qui parle dans un grand nombre de langues, dont l’expérience intime est chaque fois singulière, mais qui rejoint une expérience collective  : celle de l’exploitation et de la résistance à l’exploitation.

L’école est-elle prête à parler d’exploitation  ? À étudier comment le monde que nous habitons s’est fondé en partie sur la « chosification » de l’être humain  ? À valoriser les créations des êtres humains, femmes, enfants, hommes, qui, bien que réduits en esclavage, nous ont légué des musiques, des poésies, des arts et des savoirs, et des idéaux, qui font partie de la culture de l’humanité  ? Il faut dire clairement que ces « esclaves » ont contribué à l’universalité des droits et à l’idéal de liberté et d’égalité.

L’enseignement de l’esclavage introduit l’élève à la complexité, au croisement des histoires et des disciplines, et aux leçons citoyennes de l’antiesclavagisme. En cela, il est essentiel.

(*) Dernier ouvrage  : l’Homme prédateur. Ce que nous enseigne l’esclavage sur notre temps. Éditions Albin Michel, 2011.

Françoise Vergès


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