Pourquoi faut-il mener à terme le travail de mémoire concernant l’esclavage  ?

jeudi 20 juillet 2017.
 

A) Pour une pédagogie critique et responsable par Mohammed Ouaddane, coordination générale de l’inter-réseaux Mémoires-Histoires

La déportation d’Africains en Amérique (du début du XVIe siècle au milieu du XIXe) – estimée à 13 millions de personnes – est toujours perçue comme un des plus grands traumatismes de l’histoire mondiale, alors que certains auteurs s’efforcent d’en relativiser le poids dans l’observation de l’histoire globale de l’esclavage (en regard de l’Égypte ancienne, de la Grèce antique, ou au Moyen Âge dans le monde européen…). L’historien Olivier Pétré-Grenouilleau ouvre en 2004 – avec l’ouvrage les Traites négrières – l’importante polémique comparant notamment la «  traite occidentale  » et la «  traite orientale  », avec tout d’abord la «  traite africaine  » – dans l’Afrique précoloniale – et la traite «  orientale  », dans le monde musulman et ses circuits commerciaux, qui aurait fourni et déplacé autant d’esclaves, entre le VIIe et le XXe siècle. La bataille des chiffres et le partage des responsabilités – loin d’être terminés – restent très vifs et questionnent le lien entre mémoire et travail d’histoire. «  Ces chiffres ne disent rien sur l’importance de l’histoire de l’esclavage dans l’histoire de France…  » souligne l’historienne Myriam Cottias.

La mémoire officielle peut être «  silencieuse  », consensuelle ou systématiquement sélective sur le crime contre l’humanité que constitue l’esclavage. En face, une mémoire contestataire constante, qui peut être radicale, milite plus activement pour la transformation des représentations et des rapports de domination.

Les commémorations autour de l’histoire de l’esclavage réactualisent – lorsqu’elles ne relèvent pas de la mise en scène – le questionnement sur le fondement inégalitaire de nos sociétés. Sans revenir sur la question complexe des réparations, les problématiques commémoratives en France (notamment autour des dates anniversaires  ; le 10 mai pour les courants abolitionnistes, le 23 mai pour les collectifs mobilisés comme le CM98) révèlent à quel point l’histoire et la mémoire de l’esclavage ont du mal à se départir des logiques d’instrumentalisation. En témoignent le rôle discuté d’une institution telle que le Comité national pour le mémoire et l’histoire de l’esclavage ou les polémiques surgies autour de l’inauguration du Mémorial ACTe en Guadeloupe en 2015.

À l’analyse, les questions relatives à la transmission de l’histoire de l’esclavage renvoient au nécessaire travail critique contre les logiques de production du racisme. La distinction entre le «  maître blanc  » et «  l’esclave noir  » – ne serait-ce que pour rester sur la période moderne et contemporaine – s’est construite sur une base fortement idéologique.

À l’instar des Indiens d’Amérique stigmatisés – dès la fin du XVe siècle – en raison de «  l’infériorité de leur âme  » par l’ordre politico-religieux, l’invention de la «  race  » – déterminant biologique – va consolider les rapports de domination des systèmes coloniaux à l’aube du XIXe siècle avec une caution «  scientifique  », relayée par de supposés savants naturalistes qui ont décrété l’incompatibilité et la hiérarchie des «  races  ». Les répercussions réelles de ce rapport imaginaire entre les hommes sont plus que d’actualité  : certes, on parle de moins en moins de différence de «  races  », mais il existe une certaine ambiguïté dans l’utilisation de la notion de «  différence culturelle  », et donc celle de culture, comme en témoignent notamment les déclarations irresponsables sur le prétendu «  choc des civilisations  ».

Alors que faire  ? Nombre d’historiens militent pour un travail pédagogique afin d’en finir avec la «  concurrence des mémoires  », notamment entre Shoah et esclavage, et pour que l’enseignement de l’histoire de l’esclavage ne disparaisse pas des programmes scolaires  !

De fait, consolider un réel enseignement et une histoire critique de l’esclavage réinterroge profondément l’organisation inégalitaire de la société française, et de toute société construite sur des rapports sociaux de domination. Cela exige une éthique de responsabilité collective et permanente  !

B) L’esclavage et la traite négrière furent des crimes par Marcel Dorigny, historien, enseignant à l’université Paris-VIII, membre du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage

Le refus de l’histoire, ou son déni, semble toujours appartenir au débat politique d’aujourd’hui. Pourtant la notion de crime contre l’humanité est appliquée en France à l’esclavage colonial depuis la loi du 21 mai 2001, mais cette mémoire demeure aujourd’hui objet de polémiques. Or force est de rappeler une réalité qu’aucun historien ne peut contester  : la colonisation européenne, commencée au début du XVIe siècle, fut une entreprise criminelle de grande ampleur. Elle consista à s’emparer par la force d’immenses territoires avec leurs habitants, pour les soumettre à une exploitation économique et à une subordination politique et religieuse absolues. En effet, la naissance et l’essor des premiers empires coloniaux aux Amériques se sont faits par la destruction massive des populations autochtones, éliminées en quasi-totalité dans les Grandes Antilles d’abord (Cuba, Saint-Domingue, la Jamaïque et Porto Rico), puis dans le reste de l’archipel où ne subsistent aujourd’hui que quelques milliers de leurs descendants sur de petites îles comme la Dominique  ; sur le continent américain ce fut environ 90 % de la population qui a disparu en deux générations. Ce vide humain effroyable fut aussitôt comblé par la déportation de plus de 12 millions d’esclaves africains. Selon la formule de Montesquieu, après avoir dépeuplé l’Amérique, les Européens ont dépeuplé l’Afrique pour repeupler l’Amérique…

Cette brève évocation de la longue histoire veut mettre en évidence la violence, la barbarie et l’esclavage par la déportation de populations entières  ; une telle entreprise, continuée pendant plus de trois siècles, organisée par des États, soutenue par les Églises et les milieux économiques, a-t-elle pu ignorer les réalités humaines qui ont permis l’installation puis la survie de ces empires  ? Les innombrables actes de barbarie commis dans le cadre de cet esclavage colonial ne pouvaient être ignorés des dirigeants politiques et religieux des puissances coloniales et ne peuvent être niés ou sous-estimés aujourd’hui.

Pourtant, dès la fin du XVIIIe siècle, des auteurs avaient mis en évidence la nature violente de la prise de possession d’une terre et de ses habitants. Diderot avait lancé un vibrant appel aux Hottentots pour les inciter à rejeter à la mer les colonisateurs hollandais, sous peine d’être exterminés… Certes, la colonisation ne fut pas toujours synonyme de génocide, l’objectif des colonisateurs ne consistant pas à faire disparaître les peuples autochtones mais à les soumettre au travail  ; pourtant Amérindiens des Antilles et Hottentots ont presque totalement disparu. Au moment où la France s’installait dans le Pacifique, le même Diderot faisait entendre la voix d’un Tahitien imaginaire  :

«  Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive  : nous sommes innocents, nous sommes heureux  ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature  ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici, tout est à tous  : et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien…

Nous sommes libres  ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon  : qui es-tu donc, pour faire des esclaves  ? Orou  ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal  : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi  ! Et pourquoi  ? Parce que tu y as mis le pied  ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres  : Ce pays appartient aux habitants de Tahiti, qu’en penserais-tu  ? Tu es le plus fort  ! Et qu’est-ce que cela fait  ?

Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé  ; et dans le même instant, tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée  !

Tu n’es pas esclave  : tu souffrirais la mort plutôt que de l’être, et tu veux nous asservir  ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir  ?

Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature  ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi  ? Tu es venu  ; nous sommes-nous jetés sur ta personne  ? Avons-nous pillé ton vaisseau  ? T’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis  ? T’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux  ?

Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs  ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes  ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières.  »

Tout, ou presque, était dit dans son avertissement prémonitoire mais il est nécessaire de remettre ces faits sous les yeux de nos contemporains, et ceci d’autant plus qu’à ces actes de barbarie, s’ajoute une autre conséquence de longue durée engendrée par le système esclavagiste  : les théories de la hiérarchie des «  races humaines  », élaborée dès la fin du XVIIIe siècle et formulée à travers la fameuse planche publiée en 1801 par Joseph Virey dans son Histoire naturelle du genre humain  : au sommet de la hiérarchie il y a l’homme blanc, représenté par un buste d’Apollon, et tout en bas le Hottentot, juste avant le grand singe. Nous connaissons la fortune de ce schéma, reproduit, «  amélioré  » au fil des générations jusqu’aux années 1940.

C) Du statut de victimes à celui de héros résistants par Marie France Astégiani Merrain, responsable de l’Association des descendants d’esclaves noirs et leurs amis (Aden)

Nous portons plus de trois cents ans d’histoire de France et de commerce européen, dont, comme dans d’autres grands pays de traite négrière, certains préféreraient gommer la mémoire  ; car elle pèse sur toutes nos consciences  ; la conscience de ceux qui ont activé ou prospéré grâce à ce négoce d’êtres humains, comme la conscience meurtrie des personnes qu’on a réduites en esclavage. Pour légitimer cette «  transportation  » de plus de 12 millions d’hommes à travers l’Atlantique entre 1500 et 1850, il a fallu fabriquer tout l’attirail du racisme et d’une infériorité inhérente aux hommes, aux femmes et aux enfants d’Afrique. Il faudrait aussi gommer toutes les luttes des esclaves qui ont commencé en terre africaine et sur les navires négriers pour s’amplifier aux Amériques et même se répandre en Europe. Ces luttes incessantes de personnes réduites en esclavage pour regagner leur liberté, nous en sommes les héritiers aujourd’hui. Des Africains capturés comme esclaves, que l’on voudrait aussi faire passer pour d’éternelles victimes mais qui sont des héros résistants et résilients. Cette résistance doit être saluée par l’histoire, afin que nous tous, héritiers de ce crime contre l’humanité (loi Taubira de 2001), choisissions de passer du statut forcé d’esclave au statut choisi et historiquement démontré de descendants de résistants à l’esclavage, qui n’ont jamais cessé de lutter.

On voit aujourd’hui que certains tentent de «  détricoter  » en silence, d’affaiblir ou de saper la loi Taubira qui qualifie en 2001 l’esclavage et son commerce comme crimes contre l’humanité.

Mais nous résistons toujours  ! Car vouloir éclipser (par une autre date pathétique, le 23 mai «  jour des seules victimes  ») et abaisser ainsi la commémoration nationale du 10 mai, c’est bafouer le travail historique de la nation et diviser sa mémoire commune  : où les résistants et les abolitionnistes ont conjugué leurs combats incessants. Au-delà des couleurs de peau. Pour que les esclavages ne recommencent ou ne se poursuivent pas, il est indispensable d’être vigilant chaque jour de l’année. En apprenant, en refusant de n’être que des victimes séculaires, mais des résistants, nous allons d’école en école, de ville en ville, pour expliquer que la France et l’Europe ont aussi bâti leurs richesses grâce aux héros de cette résistance à l’esclavage.

Le concours pédagogique national la Flamme de l’égalité (5 000 élèves des écoles y ont participé en 2017), dont le président de la République remettra les prix annuels ce 10 mai au jardin du Luxembourg, Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, constitue une immense avancée, pour nous tous, Français, qui avons choisi ensemble de ne pas être des victimes mais des porte-parole et des héros.

Mohammed Ouaddane

Coordination générale de l’inter-réseaux Mémoires-Histoires

Marcel Dorigny

Historien, enseignant à l’université Paris-VIII, membre du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage

Marie France Astégiani Merrain

Responsable de l’Association des descendants d’esclaves noirs et leurs amis (Aden)

Dossier réalisé par L’Humanité


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