France : Une démocratie bien malade (par Denis Sieffert, Politis)

vendredi 6 mai 2011.
 

Pendant que les peuples arabes tentent, avec un courage sans nom, de conquérir leur liberté, et que des gamins héroïques tombent sous la mitraille de dictateurs aux abois, voilà que nous plongeons en France dans un débat qui pourrait apparaître comme le privilège d’une nation de nantis. Il se présente sous la forme d’une interrogation codée : comment éviter un nouveau 21-Avril ? Pourtant, si les situations sont incomparables, elles ne sont pas sans relations. Après tout, il a fallu beaucoup de révolutions ici aussi pour conquérir la démocratie, et l’histoire montre qu’elle n’est jamais acquise. Et qui pourrait jurer que la pente déclinante sur laquelle nous sommes engagés ne nous ramènera pas tôt ou tard à des violences de sang ?

Car les questions que nous nous posons à propos de la présidentielle de l’an prochain ne doivent surtout pas être réduites à de la tactique, ni à la quête du subterfuge qui effacerait miraculeusement le Front national du paysage. La crise que traverse notre démocratie est bien trop profonde. Il n’y a pas de démocratie sans la possibilité de choix de société. Or, cela fait longtemps que les citoyens de nos vieilles nations européennes n’ont plus vraiment cette possibilité. Autrement dit, si l’hypothèse d’un second tour entre Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen nous est particulièrement insupportable, nous ne devons pas oublier que cette situation a été rendue possible par une autre « absence de choix ».

Voilà près de trente ans, depuis 1983 et ce qu’on a appelé la parenthèse de la rigueur, que le Parti socialiste et la droite nous proposent un même corpus idéologique. Ce que Jean-Pierre Chevènement nomma un jour « la démocratie du pareil au même ». Serait-elle seulement porteuse de justice sociale, cette démocratie somnolente et anémiée, qu’on s’en accommoderait. Mais c’est évidemment tout le contraire. Il ne faut pas aller chercher plus loin les raisons pour lesquelles une partie de nos concitoyens se détournent vers une fausse solution de rupture. Après l’affaiblissement historique du parti communiste, la social-démocratie européenne n’a pas su ni voulu représenter un pôle de résistance à une redistribution qui s’est opérée massivement au détriment des salariés et des catégories défavorisées.

La financiarisation de l’économie a été vécue comme une fatalité. Le résultat de cet abandon est connu. Il s’appelle « chômage », « pertes du pouvoir d’achat », « précarité », « ruine du service public ». Nombre de nos concitoyens ont éprouvé le sentiment d’un enfermement dans un huis clos idéologique. Le Front national leur offre aujourd’hui l’illusion d’une échappatoire. Et cela de façon plus cohérente qu’une droite de gouvernement qui agit par foucades, et répand à l’approche de l’échéance présidentielle une poudre aux yeux sociale, comme la fameuse prime de mille euros, et distille sa démagogie à coups de débats aux relents xénophobes sur l’identité nationale, la laïcité ou l’immigration.

Parce que la crise démocratique est d’abord une crise politique de la gauche, l’appel au vote utile ou à une candidature unique serait plus le problème que la solution. Cela ne veut pas dire que nous n’y succomberons pas nous aussi dans des circonstances particulières. Le mot trop fameux de Jacques Duclos, « bonnet blanc et blanc bonnet », n’a guère d’autre usage que l’épisode historique auquel il se rapportait : le second tour Poher-Pompidou de 1969 [1].

Pour le reste, il est presque toujours possible de distinguer un « moindre mal ». Il n’y aurait guère qu’un second tour Sarkozy-Le Pen qui, à coup sûr, nous détournerait de l’isoloir. Car ce que Nicolas Sarkozy, Guéant et autres Hortefeux ont réussi à incarner en quatre ans n’a même plus rien de commun avec la droite chiraquienne de 2002. Mais gardons-nous de ces considérations, pour le coup très électoralistes, en espérant n’avoir pas à y revenir au matin du 5 mai 2012, date du second tour. Pour cela, il faut poser le problème en d’autres termes, et ne pas se replacer dans la configuration de devoir, à la sauvette et en proie au pire chantage, voter « utile ».

Si nous faisons dans les pages suivantes la part belle à l’appel à « l’insurrection civique » lancé par des personnalités d’Attac et de la Fondation Copernic, et au soutien critique que lui apporte le Vert Alain Lipietz, c’est que ce texte déplace le problème vers le programme. Avant de nous parler de candidature unique de la gauche, il nous parle d’un « vrai programme répondant aux besoins sociaux et écologiques, préparé et débattu par les citoyens ». Bien que le mot ne soit pas utilisé, il y a un côté « états généraux » dans cette invitation. Mais on peut aussi penser que cette démarche est utopique, ou que le programme du PS, toujours d’inspiration néolibérale, la voue d’avance à l’échec. L’initiative pourrait alors au moins s’adresser à tous ceux qui se situent à gauche du PS. Ceux-là parviendraient-ils à se doter d’un projet et d’un candidat communs que la clarification serait utile. Et les risques de « 21-Avril » limités. Cela pourrait aboutir, au côté du candidat du PS, à une candidature unique pour une gauche « de rupture » au premier tour. Quoi qu’il en soit, le débat est lancé. Son enjeu est ni plus ni moins le sauvetage d’une démocratie en péril.

Notes

[1] En 1969, le communiste Jacques Duclos, éliminé au premier tour, avait employé cette formule pour appeler à l’abstention à la veille d’un second tour qui opposait le centriste Alain Poher au gaulliste Georges Pompidou.


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